troisième partie / L'ordre philosophique : la question du paradoxe

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Nous avions pu d'abord lire dans les deux premiers livres une réflexion sur la justice en ce que, courant sur toutes les lèvres, et justifiant jusqu'aux paresses des uns et aux calculs des autres, son idée n'était pas seulement comprise par la plupart. Penser le juste en tant que tel supposait donc une émancipation des opinions intéressées qui nous le peignent d'une manière propice à nos intérêts. Concevoir une cité juste, et faire, en quelque sorte, le vaste détour par la législation et la réflexion politique, pouvait permettre de voir enfin clair.

C'est le parcours que nous avons suivi du milieu du Livre II à la fin du livre IV. Ce dernier culmine en effet dans la définition de la justice comme harmonie et équilibre, en la cité comme en l'âme, des grandes parties de chacune. L'injustice apparaît alors comme un trouble et un désordre qui exprime un mal intime. Comment croire alors l'injuste heureux, si son injustice est justement une maladie et une diminution de son être?

A ce point Socrate voudrait conclure par un tableau des vices de l'homme : anticipation des livres VIII à X, mais voici que les auditeurs, et Polémarque d'abord, l'arrêtent. Un pan de la cité parfaite reste dans l'ombre, un aspect du juste fait défaut : qu'en est-il en effet des femmes? et de la famille? et des chefs? Trois problèmes fondamentaux qui vont retarder toute conclusion et occuper les livres centraux (V à VII) que nous aborderons donc désormais.

A bien des égards, ces trois livres (V, VI, VII) constituent en effet un sommet de l'oeuvre platonicienne, par la qualité de leur composition et leur extraordinaire profondeur.

Un triple examen de la condition du philosophe : le paradoxe, l’image, l’éducation (Livre V-VII)

Ces livres centraux se structurent autour d’une double démarche, liées par une série d’images, qui permettent d’approcher la philosophie selon Platon : d’une part philosopher consiste à oser penser contre l’opinion, c’est-à-dire ne pas craindre le paradoxe ; d’autre part, philosopher implique une discipline intellectuelle qui vise en toute chose à comprendre le Bien, idée au principe de toutes les idées que seule la dialectique nous permet d’atteindre.

Si la philosophie commence donc dans le courage de s’affranchir du sens commun, et par suite de risquer de passer pour fou, elle ne saurait s’installer dans la provocation sans manquer son but. Il faut la patience d’une éducation méthodique, la patience d’un parcours et d’une formation de soi, pour passer du paradoxe à l’intelligence. C’est ce parcours que les trois images médianes (la ligne, le soleil et finalement la célèbre caverne) donnent à penser.

En ce sens l’éducation philosophique est aussi une odyssée, laquelle ne conduit pas en n’importe quel sens de l’obscurité à la lumière. Nous commencerons par le premier monstre rencontré sur la route, le “paradoxe” qui, dans le livre V a trois têtes…


Séance du 21 octobre 2010 : Qu’est-ce qu’un paradoxe?

La présente séance commencera par introduire au travail de l'année (la découverte des livre V à VII de la République de Platon) en rappelant quelques unes des idées développées lors des deux années précédentes du cours ; nous attacherons surtout du temps à la conclusion du livre IV et sur la thèse platonicienne de la justice comme équilibre et harmonie. Nous n'avions guère parlé en effet des pages sur la justice et l'injustice dans l'âme, qui faisaient le pendant des passages commentés en cours sur la cité juste.

Ces rappels faits, nous aborderons le début du livre V et la fine scène de discussion introductive où réapparaissent les autres personnages du dialogues (Polémarque et Thrasymaque) ; d'une question anodine sur les conceptions de Socrate concernant la famille va naître en effet les longs développements des livres centraux de l'oeuvre. Il va falloir comprendre le sens des réticences socratiques. Nous verrons qu'elles nous conduirons à méditer la question du paradoxe.

Qu'est-ce qu'un paradoxe? Pourquoi la pensée est-elle paradoxale? Comment ne pas tomber dans les vertiges des joutes paradoxales? La philosophie est-elle une affaire d'originaux? Voici quelques unes des questions que nous évoquerons pour reprendre le fil de cette lecture et de ces réflexions.

Nous conseillons donc la lecture du début du livre V (449a-451c) et pourquoi pas, la relecture du prélude du livre I.

Séance du 9 novembre 2010 : les hommes et les femmes

Nous abordons dans cette séance la première des thèses scandaleuses que Socrate avaient gardées pour lui jusque là, et que la curiosité de son public le contraint désormais à exposer. Nous allons donc, avec Platon, réfléchir à la question de l'égalité entre l'homme et la femme, telle qu'elle est traitée dans le livre V de la République(451a-457b)

Après avoir essayé de comprendre à quel niveau se situe le "scandale", nous reviendrons brièvement sur l'idée de paradoxe développée dans la séance précédente afin d'éclairer la question du rire et du ridicule qui revient plusieurs fois dans le passage.

Nous entrerons alors dans le vif du sujet en dégageant l'idée platonicienne : la répartition des tâches, dans une cité bien ordonnée, procède de la compétence seule : la différence des sexes n'a pas plus de sens, lorsqu'on cherche de bons gardiens et de bons chefs, que la différence entre les chauves et les chevelus.

Cette relégation revient à dissocier l'ordre politique de tout fondement "moral", et c'est là que réside la difficulté essentielle. Car Socrate impose à quiconque désire réellement penser l'utilité publique le dépassement de ses propres habitudes morales si elles contreviennent à l'ordre de la Raison.

Faut-il pour autant admettre absolument l'inanité de la partition sexuelle?


Séance du 9 décembre 2010 : un eugénisme platonicien ?

Nous abordons ici la "deuxième vague", le deuxième paradoxe, qui ouvre le livre V de la République. Après avoir défendu l'égalité des sexes dans la communautés des gardiens, Socrate s'attaque en effet à une idée encore plus délicate : la famille. La séance s'attachera à éclairer les arguments platoniciens, mais aussi à interroger plus largement l'idée de famille. Nous devrons donc évaluer ce qu'on a pu appeler l'eugénisme platonicien à l'aune du problème général posé par l'hérédité et l'institution familiale.


On se souvient d'abord que l'idée platonicienne d'égalité entre les sexes résultait moins d'une reconnaissance de l'égalité et de la dignité des individus (conception moderne au fond) mais dans l'indifférence de l'Etat à tout ce qui, dans les sujets, ne relève pas de leur utilité et de leur fonction sociale. Ce mépris de la République pour la singularité individuelle, Socrate le porte désormais un cran plus loin en ne regardant la famille que comme le lieu où s'élabore des citoyens. La communauté des femmes et des enfants sera donc proposé comme une "rationalisation" d'une production des plus importantes : la production d'êtres humains pour la République. Cette dernière apparaît à Socrate comme bien trop importante, trop décisive à la pérennité de l'Etat, pour la laisser à l'arbitraire des individus ou aux hasards des passions. L'exemple des croisements animaux laisse en outre penser qu'une attention scrupuleuse aux naissances pourrait permettre une amélioration sensible de la vertu des citoyens...

Faut-il prendre tout cela au sérieux? Faut-il se récrier de pareilles idées? Nous nous le demanderons en nous autorisant un détour final par Auguste Comte et l'eugénisme "moral" du Système de politique positive.


Séance du 2 février 2011 : le philosophe roi

Après l'égalité des sexes et la communauté des femmes et des enfants, nous voilà arrivés à la troisième vague du livre V, la fameuse affirmation de la nécessité du gouvernement des philosophes : “à moins que les philosophes ne deviennent rois dans l'Etat, ou que ceux que l'on appelle à présent rois et souverains ne deviennent de vrais et sérieux philosophes (...) il n' y aura pas de relâche aux maux qui désolent les Etats." (473d)

Il n'est pas aisé de comprendre toute la force et la profondeur de cette célèbre thèse, aussi est-il tentant de l'écarter de bien des manières. C'est qu'elle n'a pas au premier abord l'évidente incongruité de "l'eugénisme platonicien"; cette thèse va plutôt cheminer tout au long des livres centraux (VI et VII), à la manière d'un fleuve souterrain... et non d'un tsunami. Dès lors, et parce qu'elle pose au fond essentiellement un problème de lecture, il nous faudra avant tout être scrupuleux et s'autoriser quelques anticipations pour en prendre une juste mesure.

La présente séance consistera en une introduction générale au problème posé par la thèse du philosophe roi et aboutira dans la lecture de quelques pages du début du livre VI à partir desquelles pourront s'éclairer la fin du livre V. La prochaine séance dégagera alors la problématique du gouvernement des philosophes dans toute sa généralité.


Séance du 3 mars 2011 : le philosophe roi, suite et excursus autour de Léo Strauss

Que comprendre de la troisième vague du livre V, la célèbre affirmation de la nécessité de faire roi les philosophes, ou philosophes les rois, pour garantir la justice? Il y a bien là une boutade, faite pour irriter les ambitieux : le philosophe, dans ses nuées, n'est-il pas l'exact opposé de l'homme de ressources et d'expédients qu'ils se targuent d'être pour mériter les suffrages du peuple?

Mais il y a aussi un problème plus profond. Car par l'impossibilité même de l'hypothèse, Platon suggère la contradiction nécessaire de la philosophie et de la vie politique : ainsi nos cités seraient-elles condamnées à voguer sur les flots du mensonge et de l'erreur ; Bien plus, tous seraient intéressés à établir la vie politique sur l'illusion ; nous l'avions vu lors de la séance précédente.

Reste à comprendre encore la fatalité propre agissant contre la philosophie et lui interdisant de s'élever à sa dignité royale, quant elle ne se fourvoie pas dans des caricatures obscènes. Car les meilleures natures semblent destinées à se corrompre dans les sociétés imparfaites qui sont les nôtres : nous suivrons ainsi cette généalogie de la corruption (491a et suivantes)... La preuve par Alcibiade!

Ces réflexions pourraient alors nous conduire à lire quelque page de Léo Strauss (1899-1973), philosophe platonicien qui n'eût de cesse de méditer la difficulté de faire coexister l'exigence civile, qui va toujours à la bienséance et à l'opinion forcée, avec la vie philosophique, faite d'examen et de doute. La figure limite du philosophe roi nous semble alors une manière de lever un certain nombre d'illusions autour de l'idée de liberté d'expression, afin d'en, redécouvrir le prix.

Séance du 17 mars : fin du philosophe-roi, qu’est ce qu’un “vrai” philosophe?

Les deux séances précédentes nous ont permis de mieux cerner cette figure à la fois étrange et centrale qu'est le philosophe-roi dans l'oeuvre de Platon. Nous avons vu qu'elle était tout à la fois l'expression d'une critique de la politique des politiques, de celle des ambitieux, puisqu'elle en implique la négation, et la manifestation d'un scepticisme plus large à l'égard de la possibilité d'accorder la philosophie et la politique : l'une et l'autre semblent en effet constituer des pôles opposés, se repoussant nécessairement.

Peut-être une des manières de formuler tout cela serait de dire qu'il n'y a pas de philosophie politique, ou plutôt que la seule politique des philosophes consiste à se garder des menaces et des tentations du pouvoir en préservant l'espace du dialogue de ces passions. C'était sans doute, comme nous l'avons vu précédemment, la thèse de Leo Strauss, et de "l'art d'écrire" dont il a souhaité réveiller le souvenir.

Mais peut-être le vrai problème consiste-t-il à sa voir de quoi nous parlons quand nous parlons de philosophie. Car nous avons été averti : les philosophes ne doivent pas être jugés par ceux qui, parmi nous, s'affublent de ce nom : pour l'essentiel, ce ne sont que des caricatures grimaçantes, les résultats dégénérés d'une éducation non conforme à la nature philosophique. C'est donc que la philosophie ne nous est pas réellement connu, ses possibilités restent à penser, et ce sera justement l'objet de la suite du livre VI et du livre VII.

Dès lors, avant d'aborder l'éducation philosophique, nous proposons deux préludes, deux retours sur des questions évoquées en passant : nous traiterons d'abord des rapports entre philosophie et peuple, dans la lignée du commentaire de Léo Strauss ; puis nous reviendrons sur la distinction décisive, et un peu manquée dans mon commentaire, entre dispute et dialogue, éristique et dialectique.

Je m'excuse d'avance pour la qualité du fichier audio... J'étais assez mal en point en faisant le cours, et mes propos sont ainsi souvent interrompus par des quintes de toux!