Opinion

Quatrième partie / L'ordre philosophique ou la question des images

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Les cours précédents ont été occupés par la question du paradoxe. Les trois "vagues", ces trois thèses formulées par Socrate à l'orée du livre V, relance en effet la réflexion en heurtant de front quelques préjugés communs. L’égalité des hommes et des femmes, la communauté des enfants, le gouvernement des philosophes…. voilà bien des idées étranges qui ne peuvent naître que dans la tête des philosophes!

Pourquoi le philosophe est-il donc nécessairement un homme de paradoxes? Est-ce par goût de l'originalité, volonté puérile de se faire remarquer en ne pensant pas comme tout le monde? Ou est-ce que méditant sur le réel, il découvre que les choses ne sont pas ce qu'elles sont? L'expérience de la philosophie est donc, pour Platon, une affaire de courage en un sens, et de persévérance : sommes-nous capables d'affronter la solitude associée à l'effort véritable de penser?

Cet isolement inévitable naît de l’objet même de la recherche philosophique. En s’interrogeant sur les principes là où l’opinion se suffit des usages, le philosophe vise à connaître et non plus à se faire comprendre de l’ignorant. Or que l’homme désire comprendre et en même temps s’enferme dans l’ignorance et le préjugé, c’est là un fait de nature. Il faut donc se représenter notre “condition” d’homme prisonnier de l’opinion, et pourtant désireux de s’affranchir d’elle dans nos pensées.

Pour ce faire, Platon va proposer trois images successives de notre situation dans le monde. Véritable cartographie de l’humanité, ces images (la section d’une ligne, le soleil et la célèbre caverne) culminent dans le récit d’une ascension hors du monde de l’opinion et de l’erreur, dont le trajet figuré anticipe le plan études concret qui doit rendre ce trajet possible, et qui sera abordé dans la cinquième partie du cours.

Cette section du cours couvre ainsi la seconde moitié du livre VI et le début du livre VII de la République pour se conclure dans trois séances de lecture de l’allégorie de la caverne. Elle s’est déroulée entre le printemps et l’hiver 2011, à cheval sur deux années d’enseignement de l’Université Conventionnelle. Nous les rassemblons en une même section de manière à faire sentir les trois registres de la partie centrale de l’oeuvre, comme afin de distinguer la série d’images du plan d’éducation auquel est consacré l’essentiel du livre VII (Cinquième partie).



Séance du 7 avril 2011 : le “grand détour” et l’idée du Bien

Ayant surmonté les trois vagues lancés par Socrate sur ses auditeurs (l'égalité des sexes, la communauté des femmes et le philosophe roi),nous sommes désormais à l'orée du coeur même de la République, c'est-à-dire de la méditation, et tout à la fois la défense, de la philosophie comme science et comme expérience humaine supérieure.

Car le philosophe ne se reconnaîtra qu'à la maîtrise du savoir au principe de tous les savoirs, de la valeur qui détermine toutes les valeurs : la philosophie est la connaissance du Bien. Non pas de quelques biens, ou des choses les plus utiles, mais de ce qui constitue toute utilité et par suite précède la pluralité des choses bonnes.

Mais peut-être ces formules ne font-elles qu'égarer. Elles pourraient en effet éloigner de la philosophie par leur emphase, ou décevoir ceux qui attendraient dès lors de la philosophie qu'elle leur ouvre le chemin du divin ou du bonheur. C'est que précisément nous ne savons pas ce que c'est que le Bien ; et si nous le savions, c'est que nous serions déjà philosophes... Par suite notre première difficulté, celle qui fera l'objet de cette séance, sera de bien comprendre la nature du problème.

Nous examinerons par la suite les trois célèbres images par lesquelles Socrate va représenter l'objet même de la philosophie.

La séance de ce jour portera principalement sur RépubliqueVI [502c-507c].


Séance du 12 mai 2011 : le soleil, image du Bien

Il n'est pas de connaissance réelle qui ne soit connaissance du bien ; c'est du moins ce qui ressort de la réflexion sur le philosophe roi qui avait clôt la série des trois "vagues" de la République, au livre VI. Que valent des vertus, en effet, si elles ne sont reconnues comme bonnes et désirables? Comment prétendre défendre une cité si on ne sait reconnaître, au-delà des habitudes et des traditions, les principes effectifs de sa vie et de sa conservation, c'est-à-dire ce qui la constitue comme un bien désirable?

Ainsi le philosophe se reconnaît-il à l'objet même de ses méditations : en toute chose il remonte au bien comme au principe fondamental. Seulement nous n'avons ainsi que déterminé un besoin et un lieu sur la carte des idées, nous ne savons guère qu'entendre par ce terme de "Bien". Aussi Socrate va-t-il nous guider maintenant dans l'intelligence de cette notion souveraine... mais ce sera pour décevoir tout de suite nos attentes. Le bien est en effet chose trop élevée pour être contemplé directement. Nous le saisirons mieux par le jeu de trois images, de trois analogies.

Après un premier préalable sur la notion d'analogie elle-même, où nous distinguerons l'analogue du semblable en passant par une page d'Alain,nous aborderons la première des trois images du Bien, celle du soleil. [506c-509d]

L'analogie entre l'intelligence et la vue n'est en effet pas qu'une puissante réflexion sur ce que c'est que comprendre, dont l'histoire de la philosophie développera sous différents aspects toute la force, elle est aussi la matrice d'une poésie élémentaire fondatrice : celle de la lumière comme force de vie et de pensée.



Séance du 26 mai 2011 : la ligne

Nous abordons maintenant la lecture d'une page célèbre et difficile : celle concluant le livre VI de la République. L'image de la section d'une ligne vient en effet compléter l'analogie établie plus tôt entre le soleil et le bien ; elle permet d'expliciter la hiérarchie des différents objets donnés à l'attention que nous retrouverons plus loin dans l'allégorie de la caverne.

Nous verrons que ce résumé dense et riche de la pensée platonicienne contient toutefois une méditation profonde sur la notion de signe et d'image qui porte plus loin qu'une simple analyse technique de psychologie rationnelle. L'échelle platonicienne pourrait en effet nous permettre de comprendre pourquoi il est si difficile de se comprendre.

Si la pratique de la philosophie est en effet voué au paradoxe, c'est peut-être moins par l'étrangeté native du philosophe, qui n'est en rien un gourou ou un original, mais d'abord parce que conduisant nos idées en des voies différentes, les mêmes objets ne cessent de nous apparaître suivant des perspectives étrangères. Aussi croyons nous parler des mêmes choses, ou espérons-nous justement que les faits nous départagerons, alors qu'il faudrait accepter, par la patience dialectique et la philosophie même, que la seule compréhension réelle qui puisse exister suppose l'accord des esprits sur le bien, et les plus hautes idées. Tout le reste est jeu de miroir qui ne cesse de renvoyer à autre chose. Aussi nous perdons-nous toujours dans les reflets.

Le malentendu, toujours renaissant, tiendrait donc de l'absence de dialogue ; mais en un sens plus élevé qu'on ne le dit habituellement. Car la parole échangé ne suffit pas : c'est l'absence de philosophie qui rend inutile tout essai d'explication en nous vouant aux faux-semblants. Ce que dit autrement l'ironie socratique.



Séance du 3 novembre 2011 : la caverne

Elle se proposera plus directement de lire et de commenter ensemble une page célèbre de la littérature platonicienne, et peut-être la plus célèbre : l'allégorie de la caverne.Si l'image est bien connue, son sens n'est pas toujours aisé à établir ; s'y croisent des questions propres à l'unité de l'oeuvre, mais aussi une réflexion plus large sur le sens de la connaissance et la valeur du savoir. D'une part en effet la caverne vient résumer et compléter les deux images précédentes au travers desquelles Socrate se proposait de penser le Bien, c'est-à-dire l'objet propre de l'étude philosophique. La caverne apparaît alors comme une synthèse de l'image du soleil, et de la section géométrique de la ligne.; d'autre part elle présente l'accès à la compréhension sous la forme d'un parcours initiatique qui est aussi un drame politique, puisqu'il s'achève sur l'assassinat inévitable du philosophe par les prisonniers.

Parabole d'une éducation et figure du problème politique, la caverne est ainsi un concentré de la pensée de Platon. C'est en cela une bonne entrée en matière pour qui veut la découvrir, comme un carrefour où des lecteurs plus expérimentés ne cessent d'avoir à repasser.



Séance du 17 novembre 2011 : la caverne, suite

La séance précédente nous a permis de travailler l'allégorie de la caverne du point de vue de sa "topographie", et en particulier de réfléchir sur la condition des "prisonniers". Cette nouvelle séance sera consacrée à la question des "marionnettistes", de leur silence, de leur parole, et du feu qui les éclaire, dont nous dirons quelques mots. Nous achèverons ce commentaire par une réflexion sur le sens de l'ascension du philosophe hors de la caverne, et en particulier sur la difficulté, le caractère contraint et violent de cette "libération".

Ayant ainsi caractérisé les différents éléments de l'allégorie, nous pourrons la rattacher à sa fonction dans l'ouvrage : d'une part la caverne résume en effet la question politique du rapport entre la philosophie et la politique, d'autre part elle prépare et annonce la grande réflexion sur l'éducation qui domine le livre VII.

Notre réflexion sur la nature et le rôle des "faiseurs de prestiges" qui animent le théâtre d'ombres de la caverne, et en particulier sur ceux qui parlent, nous conduira à lire et à commenter cette page admirable du Gorgias (456b-456d) :

GORGIAS : —Que dirais‑tu, si tu savais tout, si tu savais qu’elle embrasse pour ainsi dire en elle-même toutes les puis­sances. Je vais t’en donner une preuve frappante. J’ai souvent accompagné mon frère et d’autres médecins chez quelqu’un de leurs malades qui refusait de boire une potion ou de se laisser amputer ou cautériser par le médecin. Or tandis que celui-ci n’arrivait pas à les persuader, je l’ai fait, moi, sans autre art que la rhétorique. Qu’un orateur et un médecin se rendent dans la ville que tu voudras, s’il faut discuter dans l’assemblée du peuple ou dans quelque autre réunion pour décider lequel des deux doit être élu comme médecin, j’affirme que le médecin ne comptera pour rien et que l’orateur sera préféré, s’il le veut. Et quel que soit l’artisan avec lequel il sera en concurrence, l’orateur se fera choisir préféra­blement à tout autre ; car il n’est pas de sujet sur lequel l’homme habile à parler ne parle devant la foule d’une manière plus persuasive que n’importe quel artisan. Telle est la puissance et la nature de la rhétorique.



Séance du 1er décembre 2011 : sortir de la caverne

La présente séance achèvera le commentaire de l'allégorie de la caverne commencé avec le nouveau cycle de cours.

On se proposera essentiellement d'y comprendre pourquoi la libération du prisonnier se donne sous la forme d'une contrainte et presque d'une violence faite à soi. Ce sera ainsi l'occasion de réfléchir sur l'éducation et sur l'idée de discipline.

Reprenant toutefois ce que nous avons pu dire de la rhétorique et des "montreurs de prestiges" animant le spectacle au sein de la caverne, on méditera aussi sur le sens politique de cette allégorie. Dans quelle mesure en effet l'instruction véritable est-elle irréductible à l'adaptation sociale? Et que faire d'un savoir alors d'un savoir qui rendrait étranger à ses concitoyens celui qui est instruit?

Enfin, nous conclurons sur le sens qu'il convient à donner à la "doxa", cette opinion qui tout à la fois domine nos pensées et oriente notre regard sur les choses humaines, nous interdisant de les mesurer et de les relativiser à l'aune du spectacle du monde.



Séance du 15 Décembre 2011 : Retourner ou non dans la caverne?

La séance précédente est venue clore notre commentaire de la célèbre allégorie de la caverne. Conçue pour rendre compte de notre condition sous le rapport de l'ignorance et du savoir, elle définit en effet l'instruction comme une certaine manière de détourner son regard du monde de l'opinion, de la doxa.

Cette "conversion" suppose toutefois la permanence d'un désir et d'une passion qui définit le philosophe en propre, et le détourne des affaires publiques. C’est dire qu’une éducation philosophique ne se réduit nullement à un cursus de disciplines, même bien conçu. Les meilleurs formations avortent en effet si les élèves ne se tournent pas avec passion vers leur objet d’études.

Dès lors, l’éducation des philosophes suppose l’existence d’un amour du savoir qui distingue et signale l’apprenti. Mais si cette passion est nécessaire au philosophe-roi, comment peut-elle se combiner avec al passion politique, nécessaire au gouvernant? Il y a un problème fondamental dans le discours de Socrate : ce qui est nécessaire au vrai roi l’empêche de s’intéresser à la cité, règne de la confusion et de la doxa. Comment dans ces conditions convaincre les philosophes à gouverner?

Sous l'apparent paradoxe de la réponse de Socrate ("il faudra les contraindre à règner"), on pourra voir une invitation à réfléchir sur la passion politique et sur l'ambition. Il est sans doute en effet de toute nécessité de s'interroger sur les fondements de l'engagement : pourquoi se soucier du monde comme il va, et plus précisément, pourquoi penser que son bonheur dépend de notre capacité à exercer un pouvoir quelconque? Il faudrait s'attacher à distinguer l'arrivisme de la noble ambition.

Ce sera aussi comprendre que toute représentation de notre condition culmine nécessairement dans une réflexion politique : quelle part vaut-il en effet la peine de prendre dans le tumulte du monde? Et à quoi bon retourner dans la caverne quand on pourrait aussi bien mener la vie contemplative du philosophe?