Révolte et sagesse d'Albert Camus


A propos de Camus au moment de la parution de L’Homme révolté en 1951.

Texte publié dans le Bulletin mâconnais de l'académie rhodanienne des lettres, 1ère année, n°3, mai 1951.


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« La guerre n’est pas une aventure. La guerre est une maladie comme le typhus ». Ces mots de Saint-Exupéry auraient pu servir d’épigraphe à La peste. Mais de même qu’on ne fait pas sa part au fléau, on ne peut limiter le sens du symbole sans fournir une bonne conscience à ceux qui s’arrangent de ce monde. Camus est de ceux qui ne veulent « faire silence sur rien ».

Son originalité et son mérite sont de n’avoir pas préféré l’authenticité de l’attitude à la vérité. C’est une prouesse à l’heure où l’héroïsme est peu exigeant pour l’esprit et se pare sans courage des dépouilles de la raison. Voilà pourquoi lorsque l’auteur de Caligula rencontre l’absurde, il ne le découvre pas dans la contradiction en général, dans le mal métaphysique ou le néant abstrait, mais dans la brutalité quotidienne d’un monde qui n’est pas fait pour les hommes. Seul est métaphysique le sens des choses ; les choses même sont dans l’histoire et devant les yeux. Camus n’aime pas les méditatifs solitaires qui conçoivent des vérités sans objet, et il dénonce plus sévèrement encore que Marx la complicité des philosophes à l’égard des bourreaux.

Aussi refuse-t-il l’espoir, laissant à de mieux inspirés que lui l’oasis d’un au-delà de l’histoire ou de la vie. Il n’imagine pas que l’absurde puisse être dépassé par des systèmes et il n’a pas de goût pour le suicide philosophique. Devant l’absurde, il ne lui reste qu’à protester, c’est-à-dire à témoigner. Mais pour qui témoigner si ce n’est pour le seul être qui exige un sens et souffre affreusement de n’en pas avoir, trouvant là, en même temps, sa seule référence et sa seule dignité ? Camus n’a pas de pensée pour Dieu. Les chrétiens penchés sur l’abîme reçoivent l’écho de leur cri. Lui mourra complètement désespéré.

Mais ce désespoir n’est pas mélancolie « car, dit-il, s’il y a un péché contre la vie, ce n’est pas tant d’en désespérer que d’espérer une autre vie et de se dérober à l’implacable grandeur de celle-ci ». Quarante ans après les Nourritures, Camus renouvelle dans Noces la leçon de Gide, sans pourtant se satisfaire d’une révolte affective contre le conformisme. Il ne croit pas que la morale soit « une dépendance de l’esthétique ». Pour l’homme qui consent à « vivre sans appel », le prix de présent prend tout le sens d’un devoir.

Camus nous enseigne la lucidité en un temps qui voue à la solitude celui qui n’accepte pas de sacrifier aux idoles. Et s’il s’agit d’un sacrifice humain, Camus dénonce le meurtre. Mais quelle prédication peut venir à bout d’une violence qui s’érige en logique et se recommande des meilleures intentions ? Le temps des statistiques et de la mort violente est également l’époque la plus féconde en mystique et en serviteurs des mystiques. Or, on ne persuade pas des bourreaux qui ont une conscience professionnelle et un sens accompli du devoir.

C’est alors toute l’organisation politique des États qui est mise en question parce qu’elle porte la responsabilité du malheur présent des hommes. Car « si la mort est abstraite, c’est que la vie l’est aussi ». Devant un monde où les enfants meurent, la révolte a seulement la valeur d’un témoignage, mais devant une société qui torture les enfants et désespère les hommes jusqu’à la folie, la révolte a quelque chance d’entrer dans l’histoire. Ainsi la dénonciation de l’absurde n’est pas seulement la source d’une morale, mais encore l’inspiration d’une politique sans espoir. Or, seule une politique sans espoir risque d’être positive et vraiment militante. Contre les politiques de l’illusion tragique qui sacrifient la partie au tout et le présent à un avenir imaginaire, il convient d’opposer une politique de l’urgence. Sisyphe doit savoir qu’il n’y a pas de lendemain et que sa destinée se joue toute entière dans le présent. Voilà comment, M. Camus, lyrisme et révolte sont les deux sources de l’éthique. Mais comme il n’y a pas un au-delà de la révolte, Camus n’avait aucune raison de concevoir une doctrine ou de confier sa pensée à un système. Sa modestie de philosophe garantit sa sagesse d’homme.


Civilisation et barbarie, à propos d'un ouvrage de Simone Weil

On le verra, cette analyse n’est pas un compte rendu de l’ouvrage publié par Gallimard en 1960, qui rassemble des écrits de Simone Weil. Jacques Muglioni y développe toute une philosophie de l’histoire, et l’on pourrait dire, une politique philosophique, celle qui demeurera la sienne jusqu’à la fin de sa vie.

Texte publié dans : 

-La Revue socialiste, revue mensuelle de culture politique et sociale, n°150, février 1962.

-L’École ou le loisir de penser, CNDP, 1993, Lectures philosophiques, pages 248-255 (absent de la réédition, Minerve, 2007).

Texte adopté : L’école ou le loisir de penser, CNDP, 1993.


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J’aime à retrouver dans Simone Weil de ces considérations inactuelles sur l’événement toujours le plus vif, qui déplaisent aux chercheurs de nouveautés et de solutions immédiates. Les Écrits historiques et politiques sont un titre trompeur qui ne cache pas longtemps un refus formel de toute politique et de toute histoire. Ce qui gâte irrémédiablement tant d’esprits brillants, c’est de croire que nos idées doivent changer avec le temps et que la vérité est devant nous. On ne peut mieux mépriser l’homme puisqu’il n’aurait jamais produit qu’erreurs ou vérités éphémères. Les grands changements apportés par les techniques scientifiques nous ont inspiré de la condescendance à l’égard d’une humanité qui nous paraît avoir été si démunie. Il semble impossible à la plupart de nos contemporains que l’homme de la lampe à l’huile ait eu les mêmes passions que nous et la même notion du bien et du mal, comme si l’électricité avait supprimé la nécessité de dormir et de mourir, comme si toutes les transformations que nous faisons subir aux objets donnaient un autre sens à la justice et à la liberté. C’est pourquoi il faut oser dire que les techniques ne forment pas l’esprit, ni cette improvisation qu’on nomme par euphémisme humanités modernes, parce qu’elles tendent à abolir l’idée d’une nature humaine identique dans tous les lieux et dans tous les temps, et l’idée d’un rapport constant de l’homme à sa condition première. Il est donc vrai de dire que « rien ne vaut la piété envers les patries mortes ». Car cette piété seule nous oblige à séparer le durable du provisoire, l’essence de l’accident, la réalité de l’apparence. Le triomphe des techniques, c’est-à-dire de ce qui est par nature divers et changeant, aboutit à l’oubli du réel et du vrai qui ne peuvent changer. Que ce semble un paradoxe en est la meilleure preuve à qui veut comprendre.

Il n’y a donc pas de pensée droite sans philosophie, qui est passion de l’essentiel. Cette condition ne prive pas l’histoire de sens, mais elle oblige à n’y voir qu’une suite de péripéties, un continuel débat de l’homme avec lui-même, ou l’illustration du combat sans merci que se livrent le spirituel et le temporel. L’histoire peut nous aider à discerner ce qui demeure parce qu’elle nous donne le spectacle de ce qui change. Mais réduite au seul jeu des forces, elle n’est plus qu’un devenir sans fin et sans vérité. Quand Platon dessine en idée l’histoire, il part de l’homme tel qu’il se pense, c’est-à-dire qu’il doit être, pour montrer ce qu’il devient peu à peu sous l’empire de la force. C’est là un raccourci de toute l’histoire réelle, sinon la condamnation de toute politique. Réservant la question de savoir s’il existe un bon usage de la force, Simone Weil rappelle que l’usage même de la force rend l’équité moins probable que l’oppression, la liberté plus incertaine que la tyrannie. Et s’il est vrai que la politique du bien est rarement une bonne politique, c’est pour deux raisons tout à fait contraires. D’une part le désir de faire le bien, n’allant presque jamais sans fanatisme, jette généralement les hommes dans le plus grand malheur par l’abus de la force ; ce dont on peut conclure que la seule politique légitime et la vraie prudence est, avant tout, d’éviter le mal autant qu’on peut. D’autre part c’est un axiome que toute politique échoue qui méconnaît l’empire de la force. L’histoire fait voir de mille manières que cette contradiction n’est jamais résolue. Quelle sottise donc de nier que Platon et Pascal soient si proches l’un de l’autre et de nous !

Réfléchir sur la politique, c’est la situer par rapport à l’homme et à l’ensemble de ses tâches. L’homme n’est-il donc rien d’autre qu’un animal politique ? Mais c’est impossible, car il est deux parts en lui qui échappent à l’histoire. En premier lieu son corps, plus généralement sa nature, dont les lois et les besoins, malgré tous les changements survenus dans leurs modes de satisfaction, sont restés les mêmes. La nature se manifeste dans le temps ; nous voulons dire que les changements mêmes auxquels l’histoire nous fait assister prouvent assez l’universalité de notre nature. Car le même peuple n’est pas éternellement le plus laborieux ni le plus belliqueux ni le plus subtil. La volonté de puissance qui fit Rome anima plus tard l’Espagne, la France, puis l’Allemagne... Que reste-t-il chez les Grecs du génie grec ? Qu’y avait-il à Rome du génie de Filippo Lippi ou de Pergolèse ? Aucun peuple n’est élu à vie ni damné pour toujours. Simone Weil montre par l’histoire qu’il n’existe ni une France éternelle destinée à répandre sans défaillance la liberté et la lumière ni une éternelle Allemagne condamnée à détruire et à opprimer sans cesse. Le goût que nous avons pour une histoire tragique nous fait croire que les rôles ont été distribués une fois pour toutes, que les peuples comme les individus sont irrémédiablement identiques à eux-mêmes, que victimes et bourreaux sont toujours dans les mêmes camps. La France révolutionnaire par exemple ne voulait pas se croire capable d’oppression. L’histoire ne peut donc tenir son vrai sens que d’une réflexion sur l’homme dont elle développe indéfiniment la nature sans la pénétrer.



Quelque chose de l’homme échappe encore à l’histoire : c’est la part du jugement. Car nous n’avons aucune raison de croire que la morale ait sensiblement changé au cours des âges. Les Athéniens du Ve ou du IVe siècle ne s’inspiraient pas de principes très différents des nôtres pour apprécier les actes humains. Ce qui nous trompe, c’est le côté spectaculaire du progrès ; il nous semble que le changement introduit par les techniques dans notre vie emporte avec lui toutes les pensées des hommes. Mais si la technique peut changer les formes de la barbarie, par exemple, elle n’en crée ni n’en supprime le fait, parce que l’acte de barbarie ne dépend pas de la nature des moyens. La barbarie a toujours en même temps les moyens de son intention et l’intention de ses moyens. Revenant alors à la source grecque, Simone Weil lit dans Platon la vérité pure de notre histoire. Car l’anneau de Gygès n’était pas moins puissant que n’importe quelle arme scientifique. Il avait suffi au berger lydien d’expérimenter le pouvoir de l’anneau pour nourrir aussitôt des projets criminels. Le pouvoir de faire le mal rend la tentation presque invincible. Point de justice sans quelque renoncement à la puissance. Or la technique ne peut pas renoncer d’elle-même à sa propre expansion, elle n’est inspirée par aucune sagesse, elle se moque des scrupules qui pourraient retarder ou limiter son succès. Elle n’en est pas moins condamnée par l’histoire elle-même. On peut énoncer cette condamnation avec Proudhon, comme un principe de physique : il n’est puissance dit-il, qui ne puisse être surmontée par une autre. C’est éclairer d’un jour cru une concurrence sans fin et sans raison. Il faut donc tenir ferme une conviction qui ne varie pas avec les vissicitudes de la force. Telle est la part du jugement par lequel nous nous appartenons à nous-mêmes et attestons que notre destinée ne s’épuise pas dans les changements historiques.

Simone Weil n’oublie donc pas l’avertissement d’Alain : le jugement se perd dès qu’il est à la merci de l’événement. Cela s’est vu naguère quand on a condamné l’Allemagne pour des crimes dont la technique seule aurait dû sembler nouvelle. Et certes, l’événement vécu nous touche autrement que les livres. Quand nous lisons dans César comment il a exterminé en un jour tout un peuple germanique, cette hécatombe ne paraît guère nous concerner. Et c’est vrai en un sens. Mais cet éloignement des passions, secret du temps, rétablit en nous la raison et l’équité. Nous formons l’idée de la puissance romaine, d’un système politique qui abolit toutes les résistances, toutes les différences, mais nous n’en accusons pas pour autant le sang romain. Nous voyons même comment le culte des lettres latines a entretenu longtemps l’adoration de Rome et inspiré à plusieurs l’imitation de sa puissance. Alors nous comprenons que l’Allemagne n’a été terrible que par une politique, et que tout autre État peut à l’avenir se rendre terrible par une semblable politique. Une culture improvisée affadit le jugement parce qu’elle permet de justifier n’importe quoi ; la méditation du passé soutient le jugement par la représentation d’une nature humaine identique en tous lieux et en tous temps.

Il suffit de bien lire la Bible, l’Iliade, les textes latins pour se convaincre que la barbarie est un caractère permanent et universel de la nature humaine. La puissance des armements n’y change rien. Mais on a trop dit que nous étions sortis de la barbarie ou du moins que nous nous en éloignions progressivement, et qu’en cela consistait la civilisation. Cette illusion nous a fait accepter des guerres et des révolutions, parce 


qu’on prétendait les faire au nom du droit et par des moyens légitimes. Ce qui nous distingue des vrais sauvages, c’est qu’ils ne justifient pas leur barbarie. Or la violence qui n’a d’autre inspiration que l’instinct ne peut produire que des maux limités. Les grands ravages veulent plus de méthode ; ils portent la marque de l’esprit complice.

Considérons d’abord que l’avantage de la force est presque toujours fatal aux meilleurs. Car la force tend à s’imposer tant qu’elle le peut et seul un miracle de générosité permet de préserver les faibles. Cette vue matérialiste est contraire à l’illusion selon laquelle il y aurait des forces bonnes en elles-mêmes et qui l’emporteraient non seulement parce qu’elles sont des forces, mais surtout parce qu’elles sont bonnes. Ce matérialisme démontrant le mécanisme aveugle sous l’apparence flatteuse détourne assurément d’adorer l’histoire. Simone Weil a donc raison de l’opposer au marxisme qui, tout au contraire, habille les forces et, par une distribution sommaire du bien et du mal, les gratifie d’un sens définitif. Le marxisme n’est guère une analyse scientifique de la société comme on la trouve chez Platon, Montesquieu ou Comte, mais plutôt l’affirmation qu’une certaine classe sociale, véritablement prédestinée, cumule en fait le bénéfice de la force et celui de la valeur civilisatrice. Marx se représente le prolétariat comme un messie qui n’a pas à attendre sa gloire de l’adhésion des âmes, mais qui la trouve dans la possession d’une puissance effective. Or rien n’est plus dangereux que de croire en un groupe privilégié, race, nation, classe sociale ou parti, car au lieu de fortifier la justice, qui n’a nulle demeure élue, on est invinciblement porté à justifier la force et à croire que l’histoire a par elle-même un sens fixé.

La barbarie la plus funeste ne se rencontre pas dans l’état de nature. Il suffit de songer que les catastrophes naturelles n’ont rien de systématique ; la nature alterne la rigueur et la clémence ; ses forces ne sont pas orientées vers une fin unique ; bref, elle n’est pas trop dangereuse à l’homme, parce que, loin d’être concentration, elle est dispersion, déperdition des forces. L’instinct et la passion archaïque ne sont pas éloignés de cette démesure. Cette puissance aveugle est vulnérable aux obstacles sans nombre qui la limitent de toutes parts. La barbarie primitive paie donc le tribut à sa propre innocence. L’autre barbarie n’est pas d’une substance différente, mais elle s’éclaire davantage sur sa fin et sur ses moyens. Il faut en effet que les raffinements mécaniques ne laissent plus aucune place aux hasards de la nature, c’est-à-dire au jeu des forces contraires. Une certaine civilisation est donc la condition de cette barbarie redoutable. Par civilisation, il faut entendre non pas, selon le vrai sens, la subordination spontanée des institutions et des mœurs aux principes de l’esprit, équilibre si rare qu’il n’échappe pas longtemps à la décadence, mais seulement l’organisation patiente et impitoyable, faite de savoir et de vertus excessives, sans fissure, au seul service d’une puissance concentrée et d’une domination sans borne. Tandis que la horde barbare saccage tout sur son passage, mais épargne avec le même aveuglement ce qui n’est pas sur sa route, l’État totalitaire s’étend partout avec méthode, viole les lieux les plus secrets pour y affirmer sa présence et sa domination. On s’abrite de l’orage ; contre la tyrannie il n’est point d’abri. En ce sens, la barbarie, c’est le mal illimité.



Ce sont donc certaines formes de la civilisation qui ouvrent à la barbarie sa plus brillante carrière. On dit qu’un peuple est civilisé quand ses institutions et ses mœurs l’éloignent assez de la nature, ou du moins subordonnent en lui la nature aux valeurs qu’il reconnaît librement. Une société est donc d’autant plus civilisée que ses règles de vie s’imposent aux hommes comme une seconde nature. La politesse, qui est langage, y devient naturelle, comme la pensée claire et les sentiments nobles. Cette spontanéité fait l’indépendance des individus et des groupes fondés sur l’alliance comme la famille ou sur la coopération comme la profession. En somme la civilisation est profonde quand les hommes n’ont pas besoin d’être contraints pour ne pas retourner à la concurrence déréglée. Il s’ensuit que la valeur d’une civilisation n’est nullement liée à l’importance de l’État.

Sans doute les institutions politiques sont-elles indispensables car seules elles garantissent, dans l’ordre temporel, l’universalité des lois et l’unité. La société ne peut être seulement domestique, encore moins économique. La famille et le métier lient les hommes par le sentiment, le besoin, les projets singuliers, mais ils ne constituent pas la société parce que l’universalité leur échappe. Le rapport politique est donc fondamental. S’il se dégrade, comme Platon le constatait dans sa patrie, ce sont toutes les œuvres de la civilisation qui se trouvent menacées. L’utopie anarchiste, qui supprime le rapport politique, finit par détendre les liens humains jusqu’à faire place nette pour un nouvel état de nature. On a donc raison de défendre l’universalité du pouvoir politique contre les prétentions féodales, familiales ou économiques. L’État, c’est-à-dire l’autorité abstraite est la condition de la liberté, parce qu’il demande à l’homme la seule obéissance qui lui convienne, l’obéissance à la loi, à l’universel. 

Il ne faut pas pour autant réaliser l’abstraction de l’État. C’est en effet la tâche que s’étaient assignés Richelieu et Louis XIV, que continueront la Révolution et l’Empire. Un prince peut défendre sa couronne, une république exiger le dévouement au bien commun : un pouvoir fort ne détruit pas nécessairement la liberté ; à certains égards, il en est la condition. Mais l’adoration de l’État est exclusive. L’État, tel qu’il a été rêvé et parfois réalisé, n’est pas ce qu’il doit être dans sa vérité, à savoir le gardien de l’universel dans ce qui des rapports humains appartient au temporel, la loi qui délivre les individus de T égoïsme domestique ou économique pour en faire des citoyens, mais une machine aveugle, anonyme, productrice d’ordre et de puissance, le tout de la vie sociale. L’État n’est plus seulement la forme nécessaire de la société, il prétend lui donner son contenu, être sa propre substance. Plus d’individu, de famille, de profession indépendante, de religion hors de l’État, car l’État est à lui seul l’alpha et l’oméga, c’est-à-dire le salut.

Il est dangereux de nier cette grandeur ou de la réduire à de petites causes. Tout pouvoir veut être tout. La raison d’État se prend volontiers pour la raison en personne. Il ne suffit pas à l’État d’assurer le nécessaire et d’être l’équation de la société, il veut encore être la voie, la vérité et la vie ; et il se fait aisément croire, car ses preuves sont irrésistibles. C’est l’adoration païenne du dieu visible, le temporel chargé d’exécuter la mission du spirituel, le destin tombé du ciel sur la terre et désormais sous les yeux de tous. Il n’en faut pas moins, non seulement pour capter l’énergie d’un peuple, mais encore pour séduire ses plus sévères vertus, savoir et 


devoir, comme Hitler y réussit naguère. On sait ce qu’il y eut d’aspiration à la pureté, à l’unité, au salut, dans l’adhésion de la jeunesse allemande à l’idéal nazi. Que cet empire monstrueux se soit établi sur le crime et qu’il ait pu satisfaire des intérêts sordides ne change rien à cette sorte de grandeur. Car il y a de la grandeur jusque dans le mal. À le méconnaître, on est sans force contre la mystification. On risque même d’ajouter au mensonge, comme fait Berthold Brecht dans son ingénieux Arturo Ui, quand il explique l’ascension du tyran par des choux-fleurs qui se vendent mal et par la seule contrainte policière. Les Grecs comprenaient autrement la démesure du pouvoir : Xerxès et Créon ne sont pas méprisables. Et si nos maux avaient des causes si dérisoires, qu’aurions-nous besoin de la raison ?

Or les maux humains ne relèvent pas de l’accident comme les catastrophes naturelles. C’est pour l’avoir méconnu que plusieurs siècles ont vécu sur l’idée de progrès et ont consacré son mythe contre l’évidence même. La terreur et l’extermination massive sont apparues aux uns comme des anomalies contraires à l’esprit du siècle. Les autres y voient encore les moyens du progrès lui-même. D’ailleurs, il est étrange que l’idée de progrès se soit imposée au moment même ou la science l’excluait formellement. Car la science suppose que le supérieur ne peut suivre de l’inférieur. La causalité n’est jamais création. En termes de physique, il faut dire qu’un accroissement d’énergie doit toujours procéder d’une source extérieure d’énergie. Un poids ne remonte pas tout seul. Bref, la nature est conservatrice, non pas créatrice. Encore faut-il ajouter un principe de dégradation qui nous représente un devenir à contresens du progrès. Peut-on appliquer ces principes aux choses spirituelles ? Oui, en ce sens connu des anciens philosophes que le moins parfait ne peut produire le plus parfait. Simone Weil élude sur ce point le problème biologique, c’est-à-dire la question de savoir comment se constituent les formes vivantes, si elles sont des créations véritables. Mais l’inspiration est plus platonicienne que cartésienne dans ces paroles recueillies : « Nous ne pouvons pas être rendus meilleurs, écrit-elle, sinon par l’influence sur nous de ce qui est meilleur que nous. »

C’est nous mettre en garde contre l’utopie. Car l’avenir imaginaire ne doit sa perfection qu’à nous qui l’imaginons. Il est aussi borné que nous. Il ne peut nous représenter aucun progrès réel par rapport à nous et à notre présent. Quand au présent lui-même, il comprend confusément le meilleur et le pire ; nous les distinguons avec la plus grande peine et nous choisissons toujours sans certitude. L’avenir seul dira ce qui était bon, ce qui ne l’était pas, car le temps préserve ce qui mérite de l’être et qui lui résiste. Il est donc légitime de se tourner vers le passé pour apprendre à discerner le beau et le juste. Cette piété envers les patries mortes n’est inspirée par aucune nostalgie. On ne doit y voir ni une curiosité gratuite ni une peur d’agir et d’affronter le présent. Mais simplement le temps délivre le meilleur des illusions et des préjugés. Le jugement ne s’établit que sur cette preuve. C’est pourquoi ces réformateurs qui veulent réserver les humanités classiques aux seuls spécialistes ignorent absolument comment se forme l’esprit. Ces humeurs brouillonnes et 

inquiètes, comme dit Descartes, sacrifient le meilleur au pire, et le tout à l’incertitude, aveuglées qu’elles sont par la mode. Proudhon explique que le progrès est inséparable de la tradition sinon réformer c’est détruire. Voici donc le temps des destructeurs !

Les plus belles pages du recueil sont consacrées à la civilisation d’Oc qui succomba, comme jadis la Grèce, devant la force aveugle. C’est un hommage fait d’analyse lucide et de tendresse. Il est beau d’écrire que l’avenir de la Méditerranée repose sur les genoux des dieux. Un miracle est un événement rare autant qu’inexplicable. Quelle qu’ait été la richesse des traditions venues du Nord et de l’Orient, la Grèce fut le lieu d’un avènement qui marqua pour toujours le destin des hommes. Il fut dit que l’empire de la force n’était pas la seule vérité, qu’il n’avait même aucune vérité. Que prouve le coup qui tue Archimède ? Il faut donc connaître la force et reconnaître sa souveraineté de fait, mais en même temps la refuser et la mépriser. Le vrai courage est moins d’opposer la force à la force que de lui dénier valeur et légitimité. Il est avant tout un témoignage, comme on le voit chez Socrate refusant d’entrer dans le jeu des politiques et invoquant une vérité invisible à presque tous. Cette même certitude préserve l’amour d’être injuste, car, dit si bien le Banquet, la force n’atteint pas l’amour, et quand il agit, il n’agit pas par force. Il se peut donc que l’amour courtois du pays d’Oc soit la même chose que l’amour platonique, malgré l’importance nouvelle que prend la femme dans le christianisme. Tel est du moins le vrai sens de cet amour impossible et par là même exemplaire, source d’une fidélité exempte de contrainte. Ce dévouement noble et cette libre obéissance firent au début du XIIIe siècle l’honneur de Toulouse et d’Avignon, avant que l’Église, impatiente d’unité religieuse, imposât par la violence la cohésion temporelle de la chrétienté. L’histoire du christianisme n’est que celle de ses tentations. Or la pire de toutes est de se croire désigné par l’histoire et de vouloir triompher dans le temporel.

La tolérance est le moment précieux qui confond toutes les Rome et tous les papes. On doit la distinguer sérieusement de l’indifférence où l’humanisme précipita tant d’esprits doués. Le sceptique tolère les opinions contraires, faute d’avoir lui-même une conviction. Ce qu’il condamne dans le fanatisme, c’est moins la force de destruction que l’expression d’une certitude. La vraie tolérance n’est pas ce désespoir, mais plutôt cette espérance que la vérité a librement l’accès de tout esprit et que la conviction a sa racine profonde dans la liberté. Car la force dégrade jusqu’à la vérité : elle souille d’orgueil jusqu’aux formes de l’art, comme on le voit dans l’élan des flèches gothiques et l’audace des voûtes ogivales. L’architecture romane au contraire n’emprunte à Rome qu’une forme délivrée de puissance ; elle n’est soucieuse que de proportion et d’équilibre. Or l’équilibre ne supprime pas les forces, mais il les compose par le jeu savant des contraires. Il les sauve toutes, parce qu’il est le consentement, de toutes à l’unité. Cette unité, mais surtout ce consentement firent déjà la grâce de l’art grec. Et la grâce est bien la source de cet art tout musical, qu’il s’exprime dans des êtres sculptés ou dans le chant grégorien, dont la gaucherie même, dit Simone Weil, est une nudité. Peut-on encore concevoir une société sur le modèle de cet art, 


préférant à la concurrence féroce, et finalement destructrice, l’alliance des vocations ? Nous devrions savoir que le socialisme n’est pas pour l’essentiel le contraire du capitalisme, mais plutôt qu’il est, à bien des égards, son comparse, dans une société qui sacrifie tout à la puissance et aux moyens que lui procure la technique scientifique.

Simone Weil dit que si l’histoire avait permis à une science romane d’éclore, elle aurait été à la nôtre ce qu’est le chant grégorien à Wagner. Ce n’est pas mépriser Wagner ni la science d’aujourd’hui, mais retrouver par cette comparaison le sens d’un choix qui n’apparaît fatal qu’après coup. Comment notre science, née des Grecs, s’est-elle écartée de la destination qu’ils lui avaient donnée ? Le dogme du progrès nous fait croire que nous avons perfectionné l’esprit scientifique, et nos réussites, à cet égard, nous aveuglent. Car la science grecque n’est pas moins rigoureuse que la nôtre. C’est par choix, non par maladresse qu’elle se refuse au service de la puissance. C’est plutôt nous qui avons manqué à la rigueur scientifique en faisant du succès technique le critère et la fin de la connaissance. Platon voyait dans la science qui nous représente l’ordre du monde une introduction à la philosophie, c’est-à-dire à la contemplation de Dieu. Il ne séparait pas la vérité et la beauté. Car depuis que la beauté ne resplendit plus dans la science, ou depuis qu’on ne l’y cherche plus, la science a cessé d’appartenir à l’esprit. Loin d’être, comme elle fut, un ferment de culture et de liberté, elle détourne désormais de réfléchir beaucoup de ceux qui la pratiquent ; elle les incline même à accepter toutes les servitudes. Le XVIIIe siècle, qui ne lisait guère Platon, a écrit lumières au pluriel, parce qu’il méconnaissait la source unique de toute lumière. Il a ignoré que l’homme naît toujours dans les ténèbres et qu’il y demeure tant qu’il ne se tourne pas, de toute son âme, vers le lieu pur qui est la patrie du vrai et tout ensemble sa vraie patrie. La science est comme l’art, la philosophie et la religion, l’un de ces ponts que la Grèce a travaillé à construire entre Dieu et l’homme. Simone Weil constate avec humour que nous en avons beaucoup surélevé l’architecture. « Mais ajoute-t-elle, nous croyons maintenant qu’ils sont faits pour y habiter. Nous ne savons pas qu’ils sont là pour qu’on y passe. »

Il serait donc injuste de craindre que ces réflexions conduisent au mépris de la science. Elles ne mènent pas davantage au mysticisme, du moins pas fatalement. Par contre, on se demande pourquoi notre siècle si plein de sciences et de ressources nourrit encore tant de superstitions et retrouve du goût pour les vieilles idoles. Les clartés superficielles dont on nous divertit peuvent donner à beaucoup la nostalgie des ténèbres et d’une obscure profondeur. Le difficile est de ne céder à aucune des tentations contraires, mais si proches par là même. Nietzsche nous en avertit : « Lorsque le scepticisme et la nostalgie s’accouplent, c’est le mysticisme qui naît. » Il faut donc craindre en même temps de croire et de ne pas croire. Il faut craindre surtout la courte vue et le conformisme. C’est pourquoi je ne veux voir dans ces fragments si divers que des « réflexions pour déplaire », selon un titre de l’auteur lui-

même. Sonner l’alarme quand tous dorment, rappeler que le succès n’est jamais une preuve, que la force ne justifie rien, c’est une tâche qui ne séduit guère, ces temps-ci, les professionnels de l’intelligence.

Après son aventure espagnole, Simone Weil écrit à Bernanos une lettre admirable pour lui exprimer son angoisse d’avoir rencontré le mal jusque dans le camp de son propre choix, qu’elle voulait être celui d’hommes justes et libres. Que la cruauté soit partout dans la guerre est chose connue et réprouvée en parole, mais qu’elle obtienne le consentement de ceux-là mêmes qui attachent à leur combat le nom des vertus les plus hautes, c’est encore moins supportable, quoique le plus souvent bien supporté. Nous avons la faculté de mettre à part ce qui contredit nos principes, ou encore nous nous disons, pour nous rassurer, que l’injustice consentie est exceptionnelle et provisoire. Dans tous les cas la moralité périt avec le jugement. Qui veut donc tenir ferme et rester libre ne doit pas craindre la solitude. Il lui faut mépriser cette philosophie de l’histoire qui annonce ce qu’il vaut mieux penser de l’événement pour rallier à temps le camp des vainqueurs. Car la pire corruption de l’esprit, c’est la peur de penser seul et sans secours.



Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique

Publication inconnue, sans doute 1961, année de parution du livre de Raymond Aron.


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Aron (Raymond) – Dimensions de la conscience historique, Recherche en sciences humaines 16, Plon, 1961, 14x20, 337 pages.

L’homme écrit l’histoire pour les hommes. Raconter la vie des morts, c’est prendre résolument le parti de la vie. La mort n’est plus qu’une date, car la vie continue et l’histoire survit à l’homme particulier. Elle est le tombeau des grands hommes, mais ce tombeau est célébré par les vivants.

L’ambition première de l’historien, rappelle Aron, est de savoir et de faire savoir comment cela s’est passé. Il peut donc sembler que le récit, aussi bien que la description de l’actuel, exige une objectivité absolue. Mais recevoir tout événement sans préférence et sans choix, c’est détruire l’histoire. L’érudit qui s’intéresse à n’importe quel fait, n’est point historien. Loin de tendre à la reproduction intégrale du passé, l’histoire suppose l’oubli de tout ce qui n’est pas digne d’étude, parce qu’il ne nous concerne d’aucune manière. L’histoire est monument, c’est-à-dire mémoire et admiration. Or il n’est pas de mémoire sans choix, sans la vie injuste et passionnée du présent. Le passé raconté change donc par le changement même de l’actualité. Le fixer définitivement, comme sur une plaque photographique, signifierait que tout avenir est aboli. la vérité historique est donc relative à un système de valeurs qui puissent servir de référence. L’histoire ne peut se concevoir sans une philosophie de l’histoire et la découverte historique est impossible dans une civilisation immobile. Le passé ne livre son secret que s’il est éclairé par les lumières nouvelles du présent. Bref, l’histoire n’est une science vivante que pour une humanité qui a encore une histoire.

Comment dès lors s’étonner que les perspectives, que les historiens construisent à partir du présent, soient toujours relatives, souvent contradictoires ? Il n’existe pas d’équivalence calculable, de constante universelle qui permettrait le passage d’une perspective à l’autre, et cette diversité foncière n’est pas le signe d’un échec, mais l’expression de la vie. L’esprit de l’historien n’est pas une conscience transcendantale au sens kantien, puisque l’historien, quel que soit son souci d’objectivité, reste plongé irrémédiablement dans la réalité historique. Mais cette relativité, dans laquelle semble nous enfermer l’histoire moderne, signifie-t-elle qu’il n’y a pas, au-delà de l’événement, c’est-à-dire du changement, une vérité constante de l’homme ? Toute la culture classique n’était fondée que sur des textes philosophiques et historiques, mais limitée à la seule histoire des grecs et des latins. Or l’histoire ancienne est une suite de péripéties qui ne changent pas profondément le monde humain et illustrent, au contraire les constantes de la nature humaine. Par opposition, l’histoire moderne est dominée par l’idée que l’homme change et qu’il découvre avec le temps des parts inédites de lui-même. L’histoire cesse alors d’être une célébration et de réserver au plus ancien le meilleur de l’admiration ; elle tend à faire croire que l’homme d’hier est révolu et qu’on n’a plus rien à apprendre de lui. L’histoire ainsi comprise est-elle autre chose qu’une illusion ? Parce que les passions prennent la couleur du temps, on s’imagine qu’elles sont profondément différentes : les changements constatés sont-ils simplement des manifestations de la nature humaine, ou bien prouvent-ils que la notion de nature humaine est désormais périmée ? Le marxisme, par exemple, pour avoir expliqué l’oppression sociale non par la nature de l’homme mais par des circonstances passagères (le capitalisme industriel), en vient à masquer l’oppression perpétuée par ceux-là même qu’il inspire. Thucydide, auquel Aron a consacré une longue étude, explique tout au long la guerre du Péloponnèse par les passions des hommes. La peur, l’ambition la volonté de puissance des États, les mobiles nobles ou indignes mais puisés aux mêmes sources de l’homme font que malgré l’imprévisibilité de l’événement, l’histoire comporte une part essentielle de répétition. L’histoire n’a aucun sens, parce que l’humanité n’a pas de destination propre et de fin dernière. Ou plutôt, comme l’ont montré tous les philosophes grecs, l’homme n’a pour fin que de réaliser son essence et d’autre principe que l’ordre universel. C’est le christianisme qui, pour la première fois, donne à l’histoire un sens, mais en même temps il soutient que l’histoire vraie de l’homme ne s’accomplit pas dans le temporel. L’optimisme historique, au contraire, en affirmant la vertu civilisatrice de la science, rend à l’homme une destinée purement terrestre. Cet optimisme prend une forme dialectique, c’est-à-dire catastrophique, quand le marxisme prophétise la société sans classes et fait dépendre son avènement d’une lutte tragique, comme si les acteurs réalisaient inconsciemment les desseins d’une providence. Mais lorsque l’optimisme fait place à la déception, l’humanité se trouve privée à la fois d’une cosmologie et d’une philosophie de l’histoire. Il ne reste plus à l’homme qu’une relation personnelle, positive ou négative avec Dieu. Tel est le désarroi actuel de l’occident.

La nécessité impérieuse de rendre à l’homme de l’âge industriel une philosophie de l’histoire ne conduit nullement notre auteur à ignorer la vertu du doute philosophique. Il garde assez de scepticisme, c’est-à-dire de sagesse, pour nous prévenir contre le fanatisme froid des penseurs à la mode. Il montre, par exemple, commet Sartre juge le capitalisme sur ses fautes et le socialisme oriental sur ses intentions ; il conclut avec ironie que seuls des philosophes très subtils peuvent reconnaître un privilège unique à une entreprise dont ils ne nient pas les cruautés. Par contre il rétablit la grandeur d’Auguste Comte qui avait su discerner l’aube de l’histoire universelle. Mais, qu’il s’agisse du nationalisme, de la colonisation ou de la guerre, Aron s’efforce en philosophe de dégager les vraies causes, et c’est à la réflexion directe qu’il doit ses analyses les plus lucides. On n’est donc pas surpris qu’il ait proposé, comme conclusion de ces études déjà publiées, une méditation sur la responsabilité sociale du philosophe. Ce problème d’aujourd’hui, les penseurs grecs du Ve siècle l’ont posé avec une insurpassable clarté. Le philosophe est celui qui recherche ce qui est le meilleur pour la cité. Il se distingue donc des techniciens qui nous enseignent seulement à atteindre des fins prochaines ; il se distingue aussi des sophistes qui prenant leur parti de la relativité des valeurs, sont prêts à toutes les justifications. Ceux-ci s’appellent aujourd’hui idéologues, ils se donnent pour tâche de fournir les modes de pensée que l’on inculquera, dans un système politique donné, aux hérétiques et aux incroyants. Car il n’est plus question seulement d’obéir, mais de justifier l’obéissance à un parti ou à un gouvernement. Le philosophe peut-il se faire l’auxiliaire du pouvoir et devenir l’instrument d’une technique, alors que, par sa vocation, il doit s’efforcer de maîtriser toutes les techniques et d’en déterminer la valeur ? Il est impossible, il n’est même pas souhaitable de séparer la méditation de l’action, mais le philosophe se renie lui-même s’il consent à partager les illusions de son parti et à souscrire à l’inquisition des juges théologiens. Cette liberté, d’esprit qui préserve de succomber aux techniques ignorantes des fins et eux idéologies frénétique, c’est pour le philosophe le devoir sacré.



Karl Jaspers, La foi philosophique

Texte publié dans La revue socialiste, revue mensuelle de culture politique et sociale, n°70, octobre 1953, pages 322-323.


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Jaspers (Karl). – La foi philosophique. (Traduit de l’allemand par Jeanne Hersch et Hélène Naef). P., Pion, 1953, 18,5 x 12, 247 p.

Ce recueil de six conférences fait suite à l’« Introduction à la philosophie » dont la traduction française fut publiée en 1951 chez le même éditeur. On lira avec plaisir un texte accessible à l’honnête homme sans que la pensée en soit moins riche ou moins ferme. C’est l’occasion de dénoncer le dogmatisme verbal qui infeste presque toute la littérature philosophique en France depuis qu’elle prétend puiser aux sources allemandes. Nous trouvons la preuve dans ce livre que même un philosophe allemand peut, quand il le veut, s’exprimer dans la langue commune.

La foi philosophique se refuse d’ailleurs au jargon comme elle méprise les systèmes. On ne doit pas la confondre avec le culte de l’irrationnel ou je ne sais quelle effusion sentimentale. Elle est la conviction – celle de Descartes – que l’espoir seul peut donner un sens à ses propres démarches au moyen de la réflexion. Mais l’histoire de la philosophie est celle des tentations auxquelles succombèrent parfois les meilleurs philosophes. La tentation du système qui s’épuise en rhétorique et en disputes : or la philosophie n’est qu’une recherche qui récuse toute pensée déjà faite ; loin donc de briller dans les disputes d’école, elle en est absente et elle s’en moque. La tentation de la technique qui réduit la philosophie à une suite d’informations objectives qui appartiennent en fait aux sciences constituées, ou à des procédés partiels et discutables d’investigation tels que la méthode des tests et la psychanalyse. La tentation du moi pur qui, détourné de sa vocation poétique, prétend donner ses faiblesses et ses drames intérieurs pour les signes certains de la Réalité. S’il y a une foi philosophique, on peut la retrouver à l’œuvre chez tous les grands philosophes. Il y a une « philosophia perennis », car comme l’art avec lequel elle ne doit jamais se confondre, la philosophie n’est pas un savoir ou une technique qui progresse, mais une interrogation dont les circonstances et le langage peuvent se renouveler sans en changer le sens profond.

Mais il ne suffit pas de montrer que la philosophie est une foi, car on peut le dire aussi de l’art, de la science et de la religion. L’élan vers la vérité qui donne la vie au langage du philosophe comporte un danger particulier. S’il suffit à la science d’être cohérente et efficace, si l’artiste est satisfait lorsqu’il a trouvé les formes ou les signes qui émeuvent, la philosophie aspire à une vérité qui lui livre la réalité même. Cette passion de l’Être que tout homme nourrit de ses angoisses, le philosophe a pour but de la calmer, au moins pour soi, mais sans jamais trahir les exigences du vrai. C’est pourquoi il se méfiera des élans de son cœur, en refusant de confondre ce qu’il espère et ce qu’il sait. Il ne saurait donc reprendre à son compte les mythes des religions séculaires. Et c’est bien parce qu’ils traduisent les aspirations et les craintes des hommes, parce qu’ils expriment leur passion constante, qu’une pensée en quête du vrai – et du vrai seulement – devra s’en dégager. La vérité est en dehors des passions. On ne peut donc accorder le titre de philosophie à une pensée qui au départ suppose acquis un principe ou une connaissance. Il n’y a pas pour le philosophe de révélation initiale : la tradition biblique ne jouit en droit d’aucun privilège – pas davantage la tradition marxiste, si elle existe ! On parle souvent de la philosophie chrétienne ou de la philosophie marxiste ; or si le christianisme ou le marxisme est donné avant toute réflexion, il n’y a pas de philosophie du tout, mais une misérable mystification.

C’est cette indépendance du philosophe que Jaspers ne défend pas jusqu’au bout. Peut-être y a-t-il des affinités qu’un homme ne peut vaincre, et nous ne saurions reprocher à l’auteur des croyances qu’il a su dépouiller d’intolérance et de langage dogmatique. Cette indépendance pourtant a fait de la philosophie la plus noble entreprise des hommes.