Denis Huisman, Encyclopédie de la psychologie

Compte rendu fait pour l’Éducation nationale.

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Huisman (Denis) – Encyclopédie de la psychologie. Préface du professeur Jean Delay. – P., F. Nathan, 1962. – 2 vol., 31 x 25,5, 510 p., ill., en coul., ill, h. t. rel. sous jaq. ill. 150

Dans une courte préface, le professeur Delay souligne le caractère fatalement disparate des études réunies dans cette « encyclopédie », et il conclut : « On imagine avec quelle curiosité le jeune homme de 1848 qui dans l’Avenir de la science appelait de ses vœux la promotion de la psychologie, étudierait le bilan résumé un siècle plus tard dans une encyclopédie de six cents pages. Sans doute l’humour naturel à ce Celte trouverait-il parfois matière à s’exercer devant les ambitions d’un "psychodrame" ou d’un "brainstorming", mais l’évocation d’une telle somme de savoirs ou de pouvoirs lui paraîtrait d’heureux présage pour l’édification de la cité future ». On peut être moins optimiste. Certes, le nombre des auteurs qui ont contribué à cet ouvrage est considérable ; certains d’entre eux sont connus dans leur spécialité ; et l’effort de présentation ne peut passer inaperçu. Mais d’une part les lecteurs avisés trouveront une mince nourriture dans un recueil qui ne peut viser plus haut que la vulgarisation ; d’autre part, le public risque de tirer peu de profit de tant de techniques et de doctrines accumulées, car elles l’instruiront moins qu’elles ne flatteront son préjugé naïvement favorable à tout ce qui a reçu un vêtement scientifique.

Le tome premier expose les étapes de la psychologie, ses domaines, ses grandes fonctions, ses grands problèmes, sa genèse et enfin ses zones d’influence. Le tome second est consacré aux applications. S’il est vrai que « la psychologie est la science de l’action au service de l’action », il est naturel qu’une « encyclopédie » qui prétend rassembler les principaux résultats obtenus par les spécialistes, s’adresse à un large public, notamment aux chefs d’entreprise et plus généralement à tous ceux qui, dans l’exercice de leur métier, ont affaire avec l’homme. Ce livre est donc chargé de faire apparaître l’importance croissante de la psychologie dans les activités les plus diverses de la vie sociale, donc son extension, mais aussi la variété de ses techniques et sa prétention d’avoir une efficacité comparable, dans son propre domaine, à celle des autres sciences appliquées. D’où une revue générale des problèmes auxquels l’opinion a déjà été sensibilisée. Par exemple, sous la rubrique de l’éducation, sont abordées les questions de l’orientation professionnelle, du dessin chez l’enfant, de la rééducation, des troubles de la lecture, de l’éducation sexuelle, de la délinquance juvénile, etc.

Il est fort possible que cet inventaire présente quelque attrait pour les lecteurs auxquels il est destiné. Toutefois, si quelques spécialistes résument ce qu’ils croient savoir ou savoir faire, ils occupent une position inconfortable dans un ensemble hétéroclite et très inégal. Tandis que les affirmations précises ont l’aspect dogmatique et décevant de tous les abrégés, plusieurs chapitres sont visiblement improvisés et ne dépassent guère le niveau des magazines illustrés. La psychanalyse et la phénoménologie, pour ne citer qu’elles, font l’objet d’exposés multiples et prennent ainsi plusieurs visages. La philosophie est traitée avec désinvolture : par exemple Aristote est rangé, avec tous les Grecs, parmi les primitifs ! L’ouvrage s’achève généreusement sur une bibliographie, un glossaire, un index commenté des principaux psychologues et un curriculum vitæ avec photographie des auteurs. Mais la définition de certains termes philosophiques et le résumé de quelques grandes doctrines ne vont pas parfois sans inquiéter le lecteur un peu informé. Il est vrai qu’on vise moins à cultiver qu’à distraire et à flatter, par les moyens les plus courts, la curiosité. Il peut être rassurant d’espérer que le lecteur regarde surtout cette « encyclopédie » comme un livre d’images, fait pour être feuilleté plutôt que pour être lu. Car le luxe des illustrations donne à ces deux volumes une valeur commerciale certaine au siècle du cinéma et de la télévision. Mais on ne voit pas que ces photographies, même bien faites, soient de nature à éclairer les problèmes posés et à éveiller un public qui ne succombe que trop volontiers à l’hypnose de l’image quelconque. Au moins peut-on souhaiter que l’acheteur imprudent et sans défense renonce à l’effort de lire des légendes où le contresens le plus agressif le dispute à la platitude. Par exemple, on trouve, sous une image de restaurant, ce commentaire : « Tout pour la tripe ! tel était le cri de guerre de Rabelais... C’est en ce sens que l’on peut interpréter la formule spinoziste : l’appétit est l’essence même de l’homme. » Sans doute Spinoza en a-t-il vu d’autres, et il n’est pas, hélas ! la seule victime. Mais faut-il s’esclaffer ou s’indigner, quand on rencontre, sous le sceau du savoir, des sottises dignes de la foire aux cancres ?

Discours de clôture du colloque "Jean Cavaillès, philosophe, résistant"

Ce texte a été prononcé par Jacques Muglioni en clôture du Colloque « Jean Cavaillès, philosophe, résistant » qui s’est déroulé en septembre 1984 à Amiens. Les actes de ce colloque ont été publiés en septembre 1985 par le Centre Régional de Documentation Pédagogique d’Amiens.

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Je vous remercie d’avoir pris part à ce colloque, singulièrement ceux d'entre vous qui, à des titres différents, ont contribué à rendre aujourd'hui présentes, de Jean Cavaillès, la pensée et la vie. 

Des communications savantes, d'ardents témoignages, nous ont invités à nous instruire et à méditer. Je salue avec déférence les personnalités présentes : Madame Ferrières et les camarades de combat de Jean Cavaillès, les professeurs éminents qui ont bien voulu s'associer à cet hommage. 

Nous exprimons enfin notre gratitude aux organisateurs très vigilants auxquels nous devons l'initiative de cette journée, sa préparation, la mise au point de l'exposition, sans oublier M. le Directeur de cet établissement et l'académie d'Amiens.

Nous sommes ici réunis parce qu’il y a quarante-huit ans Jean Cavaillès fut nommé professeur au lycée d'Amiens. C'était l'époque où un jeune professeur de philosophie sortant de l'École normale supérieure, où il avait été agrégé-répétiteur, ne trouvait pas humiliant d'expliquer Le Cid dans une classe de troisième. Une nomination administrative est souvent reçue comme une sentence d'exil. Mais, quelles que fussent alors l'originalité de ses travaux et l'impatience de sa vocation, Cavaillès n'était pas de ceux qui s'imaginent que l’esprit souffle seulement sur des lieux privilégiés. Là où le sort le place il lui appartient de reconnaître et ses tâches et ses biens. On sait que, tout compte fait, ses élèves et la cathédrale ont assez justifié à ses yeux deux années passées à Amiens.

Pour l’homme dont nous célébrons la mémoire, lucidité et résolution étaient une même vertu. C'est, en effet, le courage de l'esprit, âme de tout courage vrai, qui délivre de l'irrésolution ou de la fausse prudence conseillant toujours d'attendre les lendemains, voire les surlendemains pour mieux savoir à quoi s'en tenir sur les forces en jeu, les fins poursuivies, les complicités volontaires ou non. Pour juger et prendre position, nul besoin d'un délai dont on feint d'escompter des documents décisifs, des preuves, des révélations, pour découvrir à la fin, par le spectacle aveuglant du pire, que la cause qu'on avait embrassée, ou seulement tolérée par faiblesse, n'était pas la bonne. Quelles qu'en soient les formes historiques, violentes ou discrètes, scandaleuses ou dérisoires, le souci d’adaptation, qui sous l'occupation s’appelait collaboration, est le mal qui guette à tout moment la conscience politique. Il est une façon de se croire raisonnable qui écarte comme folie toute idée de résistance. 

On a dit qu'il y a de nos jours peu d'hommes à se tenir seuls dans une opinion que la foule abandonne. Au vrai sens, on ne combat donc pas pour être libre, mais parce qu'on l'est déjà. Cette liberté toutefois n'est pas celle, illusoire, qui pourrait aussi bien porter à faire le contraire de ce qu'on fait, ou même à ne rien faire ; elle est la conscience d'une nécessité à laquelle la volonté, identique à l'entendement, cherche à s'égaler. On ne sert pas une grande cause comme on choisit un parti, parce qu'en réalité on ne choisit pas. Cavaillès, nous le savons, voulait se regarder lui-même comme exécutant.

L'exigence intellectuelle de rigueur n'a pas de domaine de prédilection. Et ce n'est certainement pas en mathématiques, où l'on en trouve pourtant le modèle, que cette vertu est le plus difficile à pratiquer, mais plutôt dans le désordre apparent du monde, quand il y a quelque mérite à garder les yeux ouverts. Parmi les philosophes de l’entre-deux-guerres, il y en eut certes quelques-uns qui n'ont pas succombé à l’adoration du fait ni changé leurs pensées d'après l'événement pour mieux pousser à la roue. C'est le cas de Léon Brunschvicg qui écrivait en 1937 : « Le monde aurait été sauvé plus d'une fois si la qualité des âmes pouvait dispenser de la qualité des idées ». Et précisait : « Il est sans doute à regretter, il n'est assurément pas à méconnaître, que la première vertu soit d'ordre strictement intellectuel, qu'elle consiste à surmonter l'orgueil dogmatique d’où procèdent les privilèges imaginaires d'une personne ou d'un peuple, d'un culte ou d'une génération ». Les étudiants de philosophie, ceux du moins qui à l'époque entendaient l'avertissement, savaient bien que, si l'on peut certes concevoir la fin de la philosophie, c'est comme fin non pas spéculative mais historique, lorsque disparaît d'un monde voué au délire idéologique et à l'irrationnel l'idée même d'une pensée libre.

Cavaillès, pour sa part, ne s’est pas contenté de préserver sa liberté intellectuelle, comme si l'histoire était toujours celle des autres et le seul monde existant celui de ses chères études. Devant ses camarades détenus comme lui par le régime de Vichy, il évoquait Descartes traversant l'Elbe et ajoutait : « Il faut toujours savoir tirer l'épée ». Mais qu'il ait retrouvé en spinoziste l‘unité substantielle de la pensée et de l'action, c'est l'aventure singulière dont tout ce qu'on peut comprendre a été une fois dit et écrit.

La cause qu'il défendait aurait perdu pour Cavaillès toute signification s'il s'était agi de préserver un particularisme, de perpétuer un passé historique plus ou moins imaginaire, et de contribuer ainsi au morcellement du monde. Quarante ans après la chute du nazisme, la haine de l'universel et de la raison se retrouve dans les anti-philosophies qui subordonnent l'humanité aux catégories de la différence et de la division. Un spinoziste ne se bat pas pour des frontières, pour revendiquer ce qui le sépare du tout, – fausse affirmation, négatrice de l'universel dont l'avenir pourtant, dans les périodes les plus sombres de l'histoire, dépend de la force individuelle de quelques-uns. Encore faut-il préciser que, dans l'adversité absolue, celui qui relève ainsi le défi et se mesure avec la mort sait ne pouvoir compter ni sur la compréhension des journalistes, ni sur la mauvaise conscience des gouvernements, comme tant d'autres le peuvent en des temps moins héroïques. L'héroïsme, comme la philosophie, ne tolère pas les imitations.

On n'épouse pas l'événement : on lui donne une suite ou on le combat. Mais on se trompe souvent sur l'événement. Pour nous aujourd'hui, l'événement, ce ne fut pas seulement l'occupation allemande, massive et, en apparence alors, durable, mais aussi, dans la nuit de l'histoire, le combat solitaire de Cavaillès. Il appartient aux vivants de décider sans attendre ce qui, pour les générations suivantes, sera l'événement réel. On regrettera donc qu'une certaine façon d'écrire l'histoire laisse souvent enfouie l'histoire effectivement vécue et réellement faite. On peut, en effet, avoir traversé, même obscurément, plus d’un demi-siècle de tumultes, sans retrouver trace, du moins dans les récits ou commentaires offerts à la jeunesse, de ce qu'on a pu savoir, de ce qu'on a pu prévoir, de ce qu'on a pu vouloir. L’histoire n’est une école de lucidité qu'à la condition de ne pas cacher qu'il y eut des moments décisifs où l'on pouvait vraiment savoir ce qui était arrivé, ce qui allait arriver et, par conséquent, ce qu'il fallait faire. Il n'y a d’aveuglement que par rapport à quelque vigilance. C'est seulement si l'un et l'autre sont également consignés et exposés que l'histoire est digne d'un enseignement et peut servir à quelque chose.


Jacques Muglioni

lundi 17 septembre 1984

L'apparence

Ce texte fait partie d’un ensemble de corrigés de dissertation de philosophie générale pour la préparation à l’Agrégation et au CAPES. Il date du début des années soixante, alors que Jacques Muglioni était professeur en khâgne moderne puis classique au lycée Henri IV à Paris. 

Nous présentons les suggestions bibliographiques d’origine après le corrigé.


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La plupart des remarques qui suivent ont été suggérées par les fautes ou les imprécisions rencontrées dans le peu de copies reçues.


I – L’apparence doit être soigneusement distinguée de l’erreur et de l’illusion.

L’erreur n’est pas dans la représentation, mais dans le jugement (voir Descartes, Méditation quatrième), c’est-à-dire dans l’acte par lequel je prétends au vrai et prononce sous son concept. Ainsi affirmer que les planètes ont réellement un mouvement rétrograde, ce n’est pas seulement recueillir l’apparence, c’est se prononcer sur l’être objectif du mouvement. Dès que la trajectoire vraie est connue (système de Copernic, lois de Kepler etc.), l’erreur est reconnue et de ce fait est supprimée : elle ne laisse pas de trace dans la pensée. Au contraire l’apparence ne peut être détruite ni changée. Le ciel n’a pas attendu l’astronomie pour paraître comme il fait. Le monde est indifférent à nos doctrines et nos erreurs ne le touchent pas. D’où deux sens du mot :

a/ L’apparence est ce qui n’a aucune réalité. Tels sont nos rêves, nos fictions, tous les semblants (il semble que..., mais ce n’est pas vrai). Non pas la pure représentation, apparence muette comme les « tableaux » de Descartes, mais la croyance qui résulte d’une « aveugle et téméraire impulsion ». Ici, l’apparence redressée, c’est l’apparence supprimée : point de fantômes.

b/ Mais quelque chose n’en demeure pas moins, qui est la matière de nos rêves les moins consistants et qui n’est pas d’autre nature que le monde le plus réel. Kant dit que la différence entre la réalité et le rêve ne résulte pas de la nature de nos représentations, car elles sont identiques des deux côtés (Prolégomènes, p. 55) ; la seule différence tient à la façon dont elles sont liées dans le concept d’un objet. Il est donc clair que l’apparence ne doit pas être mise au compte des sens, mais bien au compte de l’entendement à qui seul, précise Kant, il revient de prononcer un jugement d’après les phénomènes. Car lorsque le phénomène nous est donné, nous sommes encore tout à fait libres de juger d’après lui la chose comme il nous plaît. Il ne dépend pas de lui si nous prenons l’apparence pour la vérité, le subjectif pour l’objectif.

Donc en un sens l’apparence n’est rien : la trajectoire vraie des planètes dissipe d’un coup tous les rêves ptoléméens. Mais, en un autre sens, l’apparence ou phénomène est invulnérable à toutes nos folies. Le monde nous laisse libres et ne se mêle point de nos pensées. Ce mutisme du paraître, qui est tout innocence, montre assez que l’apparence sensible est entièrement vraie et que, comme le note Alain, elle suffit. Aucune faute dans les mille reflets de l’océan ; un seul mesuré d’après les règles porte toute la vérité de la nature (Entretiens au bord de la mer, p. 11-12). Quant au bâton brisé, il ne nous trompe nullement, bien qu’il paraisse toujours brisé, car il le faut selon les lois. Le monde, dit Hegel, apparaît toujours comme il doit. La raison apaisée se fie donc à l’apparence.


II – Donc il serait vain de chercher l’être hors de l’apparence, comme s’il y avait un autre monde, un arrière-monde, ou comme si le monde était à double fond.

Il n’y a pas de fond des choses et nous pouvons seulement aller d’apparence en apparence selon toute l’extension du monde (ici relire Pascal). Microscope, télescope, vaisseau planétaire, ne sont pas des instruments métaphysiques. Tout notre effort pour dépasser l’apparence nous y ramène. Ici plusieurs pièges attendent le disciple laborieux.

a/ Le platonisme qui est un faux Platon, un Platon d’école. Or, si on lit de près les Dialogues, sans impatience théologique, on apprend moins à mépriser l’apparence qu’à prendre appui sur elle pour s’élever jusqu’à la pensée qui la justifie. Le morceau de bois (dans le Phédon) n’est pas grand ni petit ni égal en soi, et pourtant les rapports intelligibles le font apparaître, de sorte qu’il n’y a pas deux mondes séparés dont l’un serait de l’autre la copie tout extérieure et pour ainsi dire mécanique, mais l’intelligible est ce par quoi nous pensons toute l’expérience. Il est vrai du même coup que la simple perception suppose la pensée absolue qu’aucune dialectique ne peut rejoindre, si l’on en croit le mythe, car la lumière, qui rend l’œil voyant et la chose visible, dans sa source pure ne peut être vue. D’où il suit que l’apparence, c’est le monde même que nous avons pour tâche de penser. Les mathématiques habitent cette région moyenne où le sensible et l’intelligible se touchent, comme on le voit dans le symbole de la ligne et dans la caverne.

b/ Le kantisme traînant comme un boulet la chose en soi. Or, à lire la Critique et d’abord l’Esthétique, on comprend que le phénomène est non pas ce qui cache mais au contraire ce qui manifeste la chose et la met devant les yeux. Simplement l’intuition humaine est réceptive, ce qui suppose une forme selon laquelle l’objet est reçu et par là est fait objet. La chose en soi n’est rien qui se dissimule derrière le phénomène, comme la substance occulte que poursuit le physicien naïf : elle correspond à cette intuition originaire que nous n’avons pas et par laquelle nous produirions nous-mêmes la chose sans avoir à la penser comme objet donné. Le phénomène est donc ce qui de la chose est l’objet possible d’une connaissance finie, l’homme étant celui pour qui et par qui l’être apparaît comme monde. Répétons qu’on ne peut rien connaître sans passer par l’esthétique qui fonde en droit la possibilité d’un paraître et qui enracine pour toujours la science dans la perception. Mais le centre de la Critique est le schématisme qui fait voir l’entendement à l’œuvre dans l’expérience. Sans l’espace et le temps qui sont les conditions du paraître, l’entendement ne peut former aucun objet. Par ce raccourci on comprend l’apparence transcendantale que produit l’oubli des conditions hors desquelles la pensée perd de vue son objet, car elles sont les conditions de l’objet même. D’où la célèbre division de la logique transcendantale en Analytique ou logique de la réalité et Dialectique ou logique de l’apparence.


III – Platon dit que nul ne se contente de ce qui paraît bon et que dans ce domaine chacun méprise l’apparence qui n’est rien (République VI).

Pourtant cuisine, toilette, rhétorique, sophistique qui produisent l’apparence du bien ne manquent pas de clientèle (voir Gorgias). Or on n’en finit pas avec Platon si on consent à le suivre dans cette chasse à l’apparence, car elle est sans fin. Qui surprendra le sophiste dans son repaire (voir Sophiste) ? Les larges avenues platoniciennes sont pleines d’illusions, de déceptions aussi, pour le voyageur seulement préoccupé de trouver un gîte. Tout à l’opposé, Kant choisit la voie la plus courte et la porte la plus étroite. Ce refus de toute dialectique qui renvoie en bloc toutes les apparences fait surgir l’idée morale dans sa rigueur. Le devoir est absolu, parce qu’il n’a pas à être déterminé comme objet. Limiter le savoir, c’est donc faire la part des choses et délivrer la morale du relatif. Celui qui agit conformément au devoir et non par devoir croit pouvoir produire un monde d’apparence qui suffirait. Or le monde moral est invisible et tout intérieur. La raison pratique n’a donc pas à sauver les phénomènes ni à invoquer le cours du monde. Mais qui tient aux espérances que nourrit en nous la divine dialectique pourra suivre Hegel aussi loin qu’il voudra lui-même aller.

Il reste à l’apparence le plus beau domaine qui est celui du beau. L’esprit scientifique nie que l’apparence puisse être objet et il construit, d’après elle sans doute, un monde qui dans sa vérité se dérobe à tout regard : le souci de déterminer l’objet interdit la contemplation. L’action, d’autre part, interdit l’apparence : le désir, l’intérêt se portent vers l’existence réelle ; de même la volonté morale exige un bien réel. La contemplation seule trouve dans l’apparence une suffisante nourriture. Le monde des formes, des couleurs et des sons, au lieu d’être aboli ou asservi à l’objet déterminé, devient pour la réflexion désintéressée comme un miroir de l’âme. C’est donc l’art qui fait naître l’apparence et qui la délivre, parce qu’il la fait exister en elle-même. Le paraître, comme pur spectacle, peut librement manifester l’idée, comme si le sensible dans sa totalité concrète était tourné vers le sujet pour s’offrir à l’échange des regards. L’imagination esthétique remplit alors le rôle de la raison et satisfait au vœu de la métaphysique, mais elle le fait librement et par jeu. L’art c’est l’apparence rendue à l’esprit libre.

Dans cette voie il est possible de retrouver une dialectique, à la manière de Platon. Mais à condition, ici encore, d’éviter le platonisme, car au-delà de toute apparence on perd la beauté. Le mouvement de l’esprit pour atteindre l’absolu ne peut finir, parce qu’il lui faut le sensible pour aller plus haut. L’idée pure est au-delà du symbole qui l’exprime toujours imparfaitement, mais cet « au-delà » même doit être signifié par quelque apparence. Donc en un sens il n’y a pas d’apparence, c’est le choix de la science. Mais en un autre sens nous n’avons que l’apparence et elle ne peut être dépassée. Illusoire et cruelle métaphysique qui oublierait le visage de l’homme. 



Suggestions bibliographiques

Nous disons l’apparence et non pas l’illusion ou l’erreur. Toute la philosophie occidentale s’est efforcée de distinguer la réalité de l’apparence, et pourtant de tirer parti de l’apparence. Il nous est donc impossible de citer toutes les sources. Nous nous limitons aux auteurs et aux textes qui, sur ce sujet au moins, sont les plus classiques.

L’auteur de choix est PLATON, qui peut suffire à une méditation approfondie. Si l’on croit devoir limiter la recherche, on n’en tiendra au Gorgias et à La République, notamment VI, VII, X.

La pensée moderne reprend et développe dans diverses directions la réflexion platonicienne. Par exemple : Montaigne, Essais, II, 12 et Spinoza, Éthique, II.

La notion d’apparence est traitée pour elle même dans Kant, Critique de la raison pure. 

Enfin, nous rappelons que l’idée d’apparence prend une signification tantôt métaphysique, tantôt esthétique chez des auteurs tels que Hegel, Esthétique, Alain, Entretiens au bord de la mer et Système des beaux-arts.


Un philosophe a affirmé : « le caractère d’un homme est son destin ». Qu’en pensez-vous ?

Ce texte fait partie d’un ensemble de corrigés de dissertation de philosophie générale pour la préparation à l’Agrégation et au CAPES. Il date du début des années soixante, alors que Jacques Muglioni était professeur en khâgne moderne puis classique au lycée Henri IV à Paris. 

Nous présentons les suggestions bibliographiques d’origine après le corrigé.

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A – Du sens des mots à la position du problème.

1 – ἔθος : désigne ce qui est accoutumé, une manière d’être habituelle, donc soustraite au changement. « Caractère » signifie plus : la marque qu’on imprime à une chose du dehors, par laquelle cette chose se distingue d’une autre. Disons que le caractère est à la fois une disposition familière que nous sentons en nous et la marque propre, le signe extérieur qui nous fait reconnaître. Nous sommes plusieurs et différents les uns des autres, donc distincts selon l’existence et selon la qualité. En somme le caractère est ce qui fait qu’un individu n’est pas un autre.

2 – δαίμων : désigne une divinité, un bon ou mauvais génie qui inspire les actes des mortels. Ce n’est pas exactement le destin que les Grecs appellent Μοῖρα – la Parque – ou la part assignée de chacun, le lot, le sort, ni le fatum des Latins, ce qui est dit, prédit, et doit finalement se réaliser. Toutefois l’affirmation d’Héraclite l’obscur peut signifier que le caractère en chaque homme est l’expression d’une force qui le dépasse et l’utilise.

3 – Nous pouvons donc poser ainsi la question : est-il vrai que mon caractère me prédestine, qu’il détermine d’avance toute la suite de mes pensées et de mes actes, qu’étant mon partage, ma limite, il rend dérisoire toute prétention à la liberté ? Peut-on établir que le caractère n’est pas seulement une manière d’être, de sentir et d’agir – la couleur de l’existence – mais qu’il assigne une destination et impose des fins à poursuivre – le sens de l’existence ?

B – Le concept de caractère n’est pas stable.

Si le caractère est une donnée de nature (je suis coléreux, paresseux ou timide sans l’avoir décidé), il est un fait en moi et qui me constitue malgré moi. Bien plus, les traits de caractère paraissent s’accuser au cours de la vie, comme les traits du visage : on peut donc y voir la force du destin. Or le détail des hypothèses physiologiques ou psychologiques ne change rien à l’essentiel, non plus que la part éventuellement accordée aux circonstances. Il restera que je n’ai pas vraiment d’histoire, si ma vie n’est que le commentaire ou la paraphrase d’une nature que je n’ai pas choisie. De même toute intervention technique qu’on prétendrait tenter du dehors sur le caractère pour le transformer ne changerait en rien les données du problème.

L’examen pouvait prendre plusieurs directions : 

1 – On est timide, coléreux, etc., moins par nature que par convention. Portrait élaboré dans la vie sociale, le caractère répond aux coutumes du langage (« il est menteur », dit-on). Ce n’est plus l’être propre d’un individu, mais le trait commun à plusieurs, une ressemblance, une catégorie (rappelons que la caractérologie est en grande partie une méthode de classement). Le caractère n’est-il pas alors un fait de croyance ? De même que l’oracle se vérifie parce qu’il est cru, je ressemble finalement à l’image qu’on se fait de moi. Faux destin forcé par l’imagination.

2 – Mon caractère est moins une donnée première que la manière personnelle dont j’accueille l’héritage involontaire de ma nature. Dans l’expression « avoir du caractère », celui-ci est l’attribut de la volonté virile et il se distingue du tempérament. Ce débat entre moi et moi-même fait du caractère le résultat d’une histoire. Donc loin de se figer d’avance en un destin, il n’est pas loin d’exprimer une liberté créatrice de vocation et de valeur. 

3 – À l’opposé on retrouve le sens premier du caractère, c’est-à-dire sa permanence, en le regardant comme un arrêt du devenir. Mon caractère n’est-il pas ce qui en moi ne change plus et se refuse désormais au changement ? Il est non seulement mon passé, mais un passé d’autant plus actif qu’il est inconscient. On sait que la psychanalyse explique la répétition morbide de certains actes par un refoulement des tendances qui aurait bloqué l’évolution du moi et suspendu son histoire. Ainsi se comprend l’air de fatalité que prennent les passions et les névroses. Mais cette interprétation nous renvoie d’une part à la pathologie, d’autre part à l’hypothèse de l’inconscient.

4 – Or il peut paraître imprudent de faire du caractère une chose hétérogène à la conscience. Ici encore, caractère et destin peuvent passer pour des faits de croyance, mais cette fois-ci sur le mode intentionnel. Car s’il est vrai que rien d’extérieur ne peut déterminer une conscience, croire au destin, c’est se lier soi-même, c’est laisser choir le fardeau de la liberté. Par suite « mon caractère » n’est qu’une excuse et procède d’une essentielle « mauvaise foi ». Tandis que Molière décrivait des caractères comme autant de types fixés, la littérature contemporaine montre plus volontiers des êtres « engagés » dans des « situations » dans lesquelles ils sauvent ou perdent leur liberté. Cette liberté sans destin (humanité sans nature) est donc à son tour un destin (nous sommes condamnés à être libres).


C – Les principes d’une solution.

1 – Les solutions équivoques consistent soit à nier le caractère, soit à le conjurer par des artifices. N’avons-nous le choix qu’entre un naturalisme sans profondeur et un « humanisme » pour lequel la liberté n’a ni point d’appui ni limite dans la nature ? Faut-il décider entre une nature sans liberté et une liberté sans nature ?

a/ Puis-je nier que le caractère me soit donné, irrévocablement comme l’être physique, que le changer serait devenir autre, cesser d’être soumis à l’individualité ? Héraclite appelait peut-être destin ce partage qui fait de chacun de nous un individu, c’est-à-dire un être déterminé et séparé. Par suite on peut douter que le caractère soit modifiable par une volonté morale ou par des opérations techniques qui profiteraient des failles éventuelles du déterminisme. D’ailleurs, en fait, mon caractère m’est rappelé toutes les fois que j’essaie de m’en délivrer : je ne puis me changer, par exemple cesser d’être irascible ou prodigue, si tel est mon naturel.

b/ Dans ces conditions, je ne suis pas liberté pure ; j’ai une nature que je n’ai pas choisie. La frontière ne passe donc pas entre la « réalité humaine » et le « monde » (notions confuses au sens cartésien), mais à l’intérieur de l’homme, entre la nature et l’esprit. Sans doute le « je pense » se refuse-t-il à figurer dans quoi que ce soit qui appartienne à l’ordre de l’objet. Cela signifie que je ne suis pas le caractère que j’ai ; je ne me reconnais pas en lui, car, en le pensant, je lui fais face et je m’en sépare. Mais n’y a-t-il pas une autre solution que la révolte insensée ou le consentement stoïque ? Peut-on se contenter d’une liberté formelle et spéculative ?

2 – Or je fais l’expérience de ma liberté comme d’un pouvoir positif. Je puis être l’auteur de mes actes et le maître de mes pensées, donc je puis conduire ma propre histoire. Est-ce en contradiction avec la permanence du caractère ? Mais mon caractère ne me donne aucune notion du vrai et du faux, il ne détermine pas mes fins, il ignore les valeurs. Si, par exemple, il ne dépend pas de moi de ne pas être irascible, il dépend encore de moi de mettre mon indignation au service de ce qui vaut la peine. Personne ne confond l’arrivisme avec la force d’une vocation. Le lâche peut devenir prudent, le sceptique circonspect. Ce n’est donc pas le caractère qui change, mais l’usage auquel on le destine. Qu’on relise le Traité des passions de Descartes ou le Traité de Morale de Malebranche pour comprendre comment mon caractère peut demeurer le même au sein d’une histoire qui innove. Il est la substance ou l’étoffe de ma vie, mais il n’en est ni la cause ni la fin. Par lui-même le caractère n’a pas de sens. Matière singulière de mes vertus aussi bien que de mes passions, il prête à ma liberté sa force et sa couleur. Bref, la même nature peut se faire destin ou servir d’appui à la liberté. Ainsi passe-t-on, comme on sait, de la quatrième à la cinquième partie de l’Éthique.

3 – Il n’est donc pas nécessaire de superposer, comme le propose Kant, au « caractère empirique », donnée de la nature, un « caractère intelligible » dont la liberté nécessairement intemporelle condamnerait l’homme à un choix irrémédiable, véritable prédestination dont il porterait de façon paradoxale toute la responsabilité au cours de son histoire temporelle et qui justifierait les remords et les sanctions. Il suffit de rappeler que le caractère est en moi le singulier, la différence, tandis que les valeurs sont universelles. Le courage est toujours le courage, comme voulait Socrate, quels que soient les caractères ou les circonstances. Ma vertu est alors l’expression personnelle d’une valeur commune à tous. On voit donc que le caractère est moins une fatalité que la condition d’exercice de ma liberté. Sans doute l’individualité est-elle en un sens, un destin, mais seul un individu peut être libre. Bref la liberté n’est possible que dans la finitude.



Suggestions bibliographiques

1 – Il est souhaitable de commencer par relire et approfondir les textes fondamentaux qui ont pu faire l’objet d’une réflexion personnelle – sans exclure, sur un tel sujet, les sources littéraires et scientifiques. Par exemple l’idée de destin trouve des développements divers dans la tragédie grecque, chez les stoïciens, chez Hegel, etc. Quant à la notion de caractère, elle doit sa richesse autant à l’empirisme hippocratique et aux études médicales qu’à la caractérologie contemporaine.

2 – Pour donner une base doctrinale à la position aussi bien qu’à la solution du problème, il est utile de faire appel à des textes proprement philosophiques. Qu’il nous suffise de rappeler quelques exemples :

- Descartes, Traité des Passions et Lettres sur la morale (Boivin)

- Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs et Critique de la raison pratique

- Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, ch III

- Alain, Propos sur l’éducation

- Ricœur, Philosophie de la Volonté (Aubier) p. 333 sq.

3 – Il est prudent de s’informer auprès des travaux contemporains de caractérologie. Nous rappelons les titres suivants :

- Le Senne, Traité de caractérologie

- G. Berger, Caractère et Personnalité (initiation philosophique, P.U.F.)

4 – On ne saurait négliger la conception du caractère qui se dégage des thèses de la psychanalyse. Il est préférable de se reporter directement à l’œuvre de Freud.


N.B. – La citation proposée est empruntée aux fragments d’Héraclite : ἦϑος ἀνϑρώπου δαίµων.

Elle peut donc être rattachée à l’ensemble de la pensée présocratique (cf. Les Penseurs grecs avant Socrate par Voilquin, Garnier). Mais il reste que cette référence ne fait pas partie du sujet et qu’elle peut donc être ignorée.