Être et valeur


Ce texte fait partie d’un ensemble de corrigés de dissertation de philosophie générale pour la préparation à l’Agrégation et au CAPES. Il date du début des années soixante, alors que Jacques Muglioni était professeur en khâgne moderne puis classique au lycée Henri IV à Paris. 

Nous n’avons pas retrouvé les suggestions bibliographiques pour ce texte.


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On ne saurait trop insister sur l’obligation de poser le problème dès le départ avec la plus grande précision. Or dans la plupart des dissertations l’introduction est seulement consacrée à l’évocation d’un thème général ; par suite le développement se trouve dépourvu d’efficacité, il est même privé d’objet ; bref, il n’appelle aucune conclusion. Une autre erreur consiste à multiplier les questions sans noter le lien qui les unit. Rappelons donc que poser le sujet, c’est toujours montrer le nœud du problème par l’analyse préalable des termes qu’il implique. La dissertation – c’est son rôle unique – devra tenter de le dénouer et la conclusion fera le bilan de cette tentative.

La dissertation étant par destination une argumentation suivie, il convient d’éviter toute solution de continuité dans l’analyse. Cette obligation n’exclut pas le recours à l’opposition logique ou au contraste, mais à condition qu’ils soient clairement justifiés. Ajoutons que l’abstraction nécessaire de toute analyse philosophique ne doit pas dégénérer en dialectique verbale, qui n’est qu’un jeu. Pour résister à la tentation dialectique, il n’est pas d’autre moyen que de s’appuyer constamment sur des exemples qui préservent la pensée de l’évasion et, en même temps, vérifient sa portée.

Enfin faut-il rappeler que les auteurs doivent être connus directement par les textes et non par des résumés ? Tandis que ceux-ci se prêtent au catalogue fastidieux des doctrines, la méditation des textes s’intègre spontanément à l’analyse personnelle et lui donne la force, l’ampleur, la rigueur. L’ignorance de la forme dans laquelle le sujet proposé s’est, présenté dans les grandes philosophies a conduit souvent à des considérations naïves. Ou bien on enfonce des portes ouvertes, ou bien on a des peines infinies à retrouver une idée simple, alors qu’une culture plus approfondie aurait permis de faire le tri des questions et de fournir à l’argumentation, des assises convenables. À cet égard il est souhaitable qu’on porte plus d’attention à la bibliographie.

Nous proposons le schéma suivant :

Position du problème

La notion de valeur est équivoque. D’une part, pour l’expérience vécue, les valeurs paraissent s’offrir comme les propriétés d’êtres réels : la beauté d’une femme, la splendeur de la nature. Et pourtant il nous semble aspirer à ce qui n’est pas : la paix des nations, la justice entre les hommes. Dans les deux cas, il est vrai, nous nous croyons soumis aux valeurs comme à des essences indépendantes d’une sensibilité dont elles sont non les productions mais les normes.

D’autre part la critique philosophique nous rappelle que notre appréciation du bien et du mal est relative à nos besoins et à nos préférences. Il en résulte que la valeur n’a aucune réalité hors de nous. Elle ne tire son sens que de l’être vivant ou de la nature humaine. Donc loin de pouvoir être l’objet d’une connaissance, la valeur succombe à la connaissance de l’objet. C’est pourquoi la science s’interdit tout jugement de valeur. Et Spinoza, remarquant qu’il n’y a pas de bien et de mal dans la nature, refuse à l’expérience vécue des valeurs toute portée ontologique.

Dans ces conditions il s’agit de savoir si nous devons appeler valeur ce rapport instable entre notre être et les choses extérieures, ou bien si les valeurs supérieures, consacrées notamment par l’art et la morale, ne supposent pas plutôt une intuition confuse de l’absolu. Si l’être de la valeur ne résiste pas à la critique, peut-être la valeur de l’être ne survit-elle pas davantage à une métaphysique soucieuse de ne pas confondre l’être avec ses manifestations pour nous.


I – Si la valeur est inséparable du sentiment, elle est coupée de tout être autre que l’homme.

La valeur est-elle autre chose que le rapport vécu entre un besoin et un objet de satisfaction ? Par exemple la valeur nutritive d’une chose n’est pas dans la chose même, mais dans son rapport à l’organisme. Et d’une façon plus générale, le plaisir et la douleur ne sont pas dans le monde, mais seulement en nous selon les relations que nous entretenons avec le monde. Or, s’il est vrai que la sensibilité ne nous lie à rien d’autre qu’à nous, toutes les valeurs s’engloutissent dans l’amour de soi (cf. La Rochefoucauld). D’une part l’être vivant tire la valeur de son propre fond, par exemple dans la faim, il est inutile que l’objet soit présent pour susciter le besoin, puisque l’organisme préforme ce qu’il doit assimiler. D’autre part est valeur cette absence insupportable pour un moi qui est contraint de refaire sans cesse son unité. Il n’y a donc de valeur que pour un être qui se constitue comme centre et se taille un empire dans un empire.

Donc ce qui discrédite les valeurs poursuivies par le vivant prisonnier de ses besoins, c’est qu’elles n’ont pas d’être. La conscience affective s’enferme dans l’illusion d’un empire dont elle serait le centre et aussi la fin. Faut-il donc voir dans le juste et le beau, comme dans la nourriture et le climat, une projection du sujet qui lui cacherait le monde vrai, c’est-à-dire une réalité indifférente à ses craintes ou à ses vœux ? La vie est conscience de valeur, mais la conscience de la vie est conscience d’un simple fait dont la contingence n’est réduite qu’au profit d’une totalité qui n’est pas la sienne. La connaissance de la vie ruine les valeurs en les expliquant. Par exemple la vie n’est qu’un mode selon Spinoza ; ses déterminations considérées indépendamment du tout sont des conséquences sans prémisses. La croyance aux valeurs n’est donc qu’une connaissance inadéquate.

Faut-il donc conclure en faveur d’une métaphysique qui ignore la vie et nous défende contre les illusions ? Faut-il lui préférer un scepticisme qui nous persuade à la fois de l’inconsistance des valeurs et de notre ignorance de l’être ? Faut-il trancher, au contraire, au profit d’une liberté si radicale que l’existence humaine, sans point d’appui dans la nature et sans justification métaphysique, en porterait l’absurde fardeau ?


II – La conscience des valeurs est-elle une intuition confuse de l’absolu ?

Avant Hegel (cf. Phénoménologie de l’esprit, I, p.145-159), et Sartre (cf. L’Être et le néant, p.130, 131) Platon avait reconnu la négativité du désir. Selon la fable du Banquet, l’Amour est fils de Pauvreté et d’Expédient. À la fois indigence et création, il est tour à tour un mal qui nous tourmente et un bien qui nous ravit. Entre le non-être et l’être, il joue le rôle d’un intermédiaire. Mais il est moins un élan qu’un appel. On voit donc que la sensibilité n’apparaît plus seulement comme une somme de besoins relatifs à un organisme, mais comme un détecteur de valeurs. Bien plus, les signes de la présence et de l’absence sont inversés. Nous pouvons avoir soif dans le désert ; au contraire c’est la présence du beau qui, cette fois, suscite le sentiment. À l’amour-propre fait place l’oubli de soi qui est récompense et délivrance. Ce n’est plus l’être qui assimile la valeur, c’est la valeur qui assimile l’être. Au lieu d’un rapport instable, la valeur est la norme immuable d’une sensibilité changeante et souvent réticente, qui n’est pas à elle-même sa propre loi. Platon veut dire que l’amour est une éducation : il élève, il invite à la connaissance, il exige du sentiment qu’il se règle sur ce qui le dépasse.

Mais quel est le terme de ce dépassement ? Il est nécessairement absolu, puisque tous les objets ne sont aimés que comme des moyens ou des intermédiaires (cf. Lysis, 219c). On n’aime pas le médecin, mais la santé, non pas la santé, mais le bonheur, non pas le bonheur mais le bien – car nous pensons que le bonheur est un bien. Il n’y a donc d’amour que de l’absolu et toutes nos passions se rapportent à ce désir total que ce monde ne peut combler.

Il n’en reste pas moins que l’amour ne se démontre pas. « Folie venue des dieux », pour suivre Platon encore, il suppose un accord possible du cœur humain et de l’être. Seule, en effet, l’expérience vécue peut nous faire croire aux valeurs, tandis que la connaissance pure nous laisse indifférents à ses objets. Nous croyons à la beauté plutôt qu’à nous et nous savons que le juste fait peu de cas de sa vie s’il voit la justice menacée. Bref, nous nous persuadons que les valeurs, loin d’être les fantaisies de notre liberté ou les illusions de notre nature, ont une source métaphysique. Mais d’une telle source la connaissance est-elle possible ? Et cette connaissance – la question revient toujours – ne ruinerait-elle pas alors le sentiment sans lequel aucun être ne peut être reconnu comme valeur ?



III – Difficultés principales

On peut les grouper selon trois ordres de considérations :

1/ D’où vient que les valeurs dont nous admettons le caractère le plus universel puissent nous paraître en même temps précaires ? Nous savons qu’un cataclysme cosmique ou politique peut anéantir toutes les richesses, matérielles et spirituelles, de la civilisation. Où les valeurs seraient-elles alors ? Y aurait-il encore des valeurs ? Mais peut-être confondons-nous les œuvres humaines, toujours imparfaites et menacées, avec ce qui fait qu’elles sont valables. Car il est vrai que le juste et le beau, comme veut Platon, échappent à la destruction. Mais ne sont-ils pas indestructibles précisément parce qu’ils n’ont pas d’existence ?

2/ En conséquence, la valeur est non pas un absolu réel dont nous pourrions tenter la connaissance, mais un idéal ; non pas un être, mais un devoir-être. On sait comment Kant a dû séparer être et valeur pour rendre l’action indépendante d’un savoir essentiellement fini et aussi pour préserver la liberté. Il n’en est pas moins vrai que le caractère inconditionné du devoir coupe la valeur aussi bien du sentiment que de l’être inconnaissable, si bien qu’en prenant la place de la métaphysique, la morale doit reprendre à son compte ses inquiétudes et ses problèmes (cf. Critique de la raison pratique).

3/ La solution métaphysique du problème rencontre sa limite non seulement dans le fait que la conscience des valeurs, étant affective, demeure toujours confuse et inadéquate, mais aussi dans l’existence indestructible du mal. Il n’est pas de métaphysique sans théodicée. Or celle-ci professe que le mal peut se résoudre dans un système et qu’il n’appartient pas à ce que l’être a de positif. Mais la totalité étant inconnaissable, et le point de vue humain étant irréductible, le mal reste pour nous injustifiable. Et s’il nous irrite assez pour maintenir en éveil notre conscience des valeurs, il nous préserve en même temps de toute quiétude métaphysique.


Conclusion

On ne peut donc éluder, au profit d’un naturalisme sans profondeur ou d’un humanisme sans preuve, les questions fondamentales de la philosophie : qu’est-ce que l’homme ? A-t-il accès aux valeurs ? Qu’est-ce qui les fonde ? Si ces questions étaient tout à fait vaines, on ne comprendrait pas, par exemple, que le héros cornélien, qui se pose déjà comme source des valeurs, ait été systématiquement dévalué par un dix-septième siècle soucieux de situer l’homme par rapport à l’être total, c’est-à-dire de le replacer à son rang et de montrer que son expérience des valeurs n’était pas celle d’une création, mais plutôt d’une dépossession et d’une attente. Si, pour les uns, cette attente est vaine sans la grâce, pour les autres elle invite moins à l’espérance qu’à la connaissance sévère, qui est la tâche propre de l’homme. Quoi qu’il en soit, il ne semble pas qu’une « philosophie des valeurs » puisse s’établir indépendamment d’une métaphysique. Car si l’homme est à la fois un être fini et historique, c’est-à-dire un être qui doit toujours dépasser ses propres œuvres, sans pouvoir jamais les achever, n’est-ce pas la preuve qu’aucune valeur n’est absolue – aucune valeur n’est le Bien, selon Platon, pas même le juste et le beau – quoiqu’un absolu soit présent dans chacune de nos aspirations particulières ? On peut comprendre ainsi que la tâche de l’homme soit historique, donc temporelle, tandis que son sens demeure métaphysique. Aucune valeur n’est l’être, mais toutes puisent en lui la force de nous émouvoir et de nous obliger.


Existe-t-il une expérience proprement philosophique?

Ce texte fait partie d’un ensemble de corrigés de dissertation de philosophie générale pour la préparation à l’Agrégation et au CAPES. Il date du début des années soixante, alors que Jacques Muglioni était professeur en khâgne moderne puis classique au lycée Henri IV à Paris. 

Nous présentons les suggestions bibliographiques d’origine après le corrigé.


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La question posée ne pouvait recevoir une réponse fondée que si auparavant l’idée d’expérience avait été l’objet d’une analyse méthodique. Les suggestions qui vont suivre n’ont donc pas pour fin d’imposer à la dissertation un plan ou une théorie déterminée, mais de montrer par un exemple comment la notion d’expérience pouvait être soumise à un examen systématique qui est précisément la tâche de toute philosophie.

Le terme d’expérience renvoie à trois sens principaux :

1/ avoir de l’expérience, c’est avoir su tirer peu à peu la leçon des circonstances. Ici le philosophe n’est pas mieux placé que les autres hommes.

2/ faire l’expérience de la douleur, par exemple, c’est éprouver par opposition à connaître ; il ne s’agit pas non plus d’une constatation de fait, car la conscience affective n’a pas d’objet séparé. Ce que nous éprouvons, c’est nous-mêmes. Cette épreuve nous change, elle ne nous instruit pas.

3/ l’expérience de type scientifique, c’est-à-dire la constatation objective, la soumission au fait extérieur, garantie d’une connaissance positive.

Ce dernier sens paraît être le plus proche de notre sujet. Si la philosophie est la science de l’être, celui-ci peut-il être donné dans une expérience ? En admettant avec Kant que toutes les expériences particulières soient relatives à certaines conditions tenant à l’acte de connaître, n’existe-t-il pas toutefois une expérience originaire ou radicale dont la philosophie serait la découverte et le commentaire ? Une réponse affirmative signifierait que la philosophie a un objet propre, distinct, par exemple, de l’objet scientifique, et qu’elle se réduit, comme connaissance, à une intuition, c’est-à-dire, selon Bergson, à une perception directe de la réalité.


1e partie : Insuffisance de toute expérience particulière.

Il n’était pas inutile de rappeler – sans s’étendre trop – que la critique philosophique s’exerçait victorieusement contre les expériences particulières en s’efforçant soit de les situer, soit de mettre à jour leurs conditions préalables.

Par exemple :

a/ l’expérience scientifique ne précède pas le projet scientifique. Loin de servir de fondement, elle dépend elle-même de conditions mentales (transcendantales ou autres) qui la rendent possible. À la réflexion la science révèle moins la structure de l’être que du connaître. Sur ce point décisif, la critique kantienne ne peut être ignorée.

b/ l’expérience du beau ne se donne comme une révélation qu’à l’artiste engagé dans l’aventure de sa création, non pas au philosophe qui réfléchit sur les conditions du jugement esthétique. Ainsi je dois toujours craindre de limiter mon admiration à l’objet d’un simple penchant, et, si je suis capable de dépasser mes préférences, c’est grâce à une culture, à une formation préalable du goût. Or cette expérience des œuvres exige du temps ; elle ne résulte pas d’un contact direct et unique avec le beau.

c/ l’expérience morale, comme l’a montré Rauh, donne des leçons indispensables à la conduite journalière, mais le devoir dans son principe ne relève d’aucune expérience, n’étant pas de l’ordre des faits. On peut donc penser avec Kant que c’est le devoir pensé a priori qui donne un sens à l’expérience morale et non l’inverse.

d/ l’expérience religieuse fait l’objet de témoignages sincères, mais c’est l’expérience d’une foi et d’une espérance. Comment saura-t-on si elle est l’expérience originelle d’une réalité et d’une possession ? Ce doute même fait comprendre pourquoi la foi religieuse a souvent été tentée, à tort ou à raison, de s’accomplir sur un autre plan que le sien propre, celui de la philosophie.

Toutes les expériences particulières supposent donc le principe qui les fonde sans jamais pouvoir le faire paraître et ainsi, se justifier. Elles devraient alors être dépassées vers un « monde », vers l’« activité constituante » de l’esprit, vers une « valeur », « Dieu » ou l’« être », qui, comme tels, ne sont donnés dans aucune expérience. Dès lors, l’objet de la philosophie étant d’établir le bien-fondé de toutes nos démarches, d’élucider l’être auquel nous rapportons le sens de toutes nos affirmations, elle ne saurait se confondre avec une aventure déterminée comme la science ou l’art, ni avec une « anthropologie » générale qui la réduirait à l’inventaire encyclopédique des expériences humaines. Elle consiste plutôt à situer chaque expérience particulière et à la fonder. Mais ce fondement peut-il à son tour, être l’objet d’une expérience, proprement philosophique cette fois? Existe-t-il donc une expérience radicale ?


IIe partie : Existe-t-il une expérience radicale ?

Selon Kant, puisque l’expérience dépend des conditions mentales qui la rendent possible, elle se trouve irrémédiablement séparée de l’être. La métaphysique ne peut donc se donner un objet réel, que ce soit l’être du moi, l’être du monde ou l’être de Dieu. L’idée d’une expérience métaphysique est dépourvue de sens. Mais comme l’être ne peut pas davantage être déduit d’un concept, ce n’est pas seulement l’expérience qui est disqualifiée, c’est la métaphysique elle-même.

La sévérité extrême de cette critique a suscité les protestations les plus diverses. Tandis que Hegel refuse de séparer la raison du réel et raille l’étroitesse de l’entendement borné, d’autres philosophes, loin de restaurer la dialectique, se tournent vers l’expérience pure. Par exemple Bergson fait de l’intuition une véritable expérience métaphysique, puisque par elle l’absolu nous est rendu comme la patrie originelle dont l’intelligence discursive nous avait abusivement séparés. En ce sens, faire une expérience, c’est éprouver, abolir toutes les distances, retrouver une présence. La philosophie est la science des données immédiates, en deçà du discours et des symboles.

Cette recherche de l’« immédiat » se manifeste encore dans la recherche d’un « cogito pré-réflexif » qui précéderait la constitution du monde « objectif ». L’expression phénoménologique d’«être dans le monde » signifie que le monde est donné originellement comme l’horizon de tous mes projets ; l’expression d’« être pour autrui » signifie que mon semblable est impliqué dans le « cogito » comme certitude première. Mais ce retour à l’expérience vécue prend un sens proprement ontologique si l’on s’avise que la question de l’être se détache sur le fond d’une angoisse originelle devant l’éventualité du néant. La philosophie ne serait alors que le commentaire de cette expérience comparable à nulle autre puisqu’elle n’a pas d’objet.

Toutes ces affirmations ont ceci de commun qu’elles envisagent la réflexion ou la critique philosophique comme une entreprise seconde et rétrospective. Elles sont donc autant de traductions d’une expérience originelle qui nous éclairerait et établirait notre certitude avant tout recours à la prudence critique. Or s’il est vrai que la critique ne vient qu’après coup, que l’intelligence éclaire toujours une expérience qu’elle n’a pas constituée, la philosophie peut-elle se résigner à prendre appui sur une expérience qu’elle ne contrôle pas ? Peut-elle être ce regard « naïf » selon Bergson, qui voit sans imposer sa structure aux choses ? L’unique procédé d’une telle philosophie est le dépaysement qui accompagne le refus des concepts familiers. Seule donc une ascèse peut ouvrir à l’expérience métaphysique.


IIIe partie : Expérience ou réflexion ?

Il n’était pas nécessaire de revenir sur chacune des expériences dites privilégiées. Mais il était permis de montrer, par exemple, que si la « durée » exclut toute structure accessible à l’intelligence, on ne peut en effet rien en dire ; que la « vie irréfléchie » de la conscience n’échappe à l’ineffable que par la réflexion et un discours qui lui imposent comme à tout objet leurs conditions propres ; que la « certitude d’autrui » pour être originelle ne supprime pas pour autant la séparation des consciences que révèlent, par le langage, le malentendu et le mensonge, et qu’aucun amour jamais ne peut totalement combler ; que l’expérience de l’angoisse n’est pas sans rapport avec ma nature affective qu’elle manifeste au contraire, et que si le néant n’est pas un objet, l’être n’en est pas davantage un.

Donc sans vouloir contester aucune de ces expériences, on peut penser qu’elles n’échappent pas aux conditions de toute expérience et aux limites de toute réflexion. Elles ne sont originelles que par l’oubli des conditions qui les rendent accessibles et dont elles ont besoin pour être fondées. Par suite tout appel à une expérience première qui serait le terroir de la philosophie est suspect à la réflexion critique.

À ce propos, il n’était pas interdit de faire état du « cogito » cartésien, mais à condition d’en donner une interprétation conforme au texte des Méditations. On sait que le « cogito » est obtenu au terme d’une analyse qui sépare et délivre la réflexion de toutes les illusions de l’expérience : illusion de la réalité sensible, illusion de l’expérience intellectuelle, illusion de toute donnée antérieure à l’acte de la réflexion. Voilà pourquoi le « je suis, j’existe » n’est pas, à proprement parler, une expérience, mais la proposition première de la pensée réfléchie. De même, le passage du moi à Dieu, s’il engage profondément un sujet qui découvre dans sa propre limite le signe de l’infini, exige toutefois une démonstration par laquelle l’existence est conclue et non sentie. L’évidence de l’infini n’est donc pas mon expérience, mais la conscience intellectuelle de ma limite ; elle n’est pas possession affective, mais conscience motivée de dépossession.

La philosophie n’a donc pas d’empire qui lui appartienne et sur lequel elle puisse régner. Elle vise plutôt à rappeler tout homme à sa condition et à lui montrer qu’il ne peut se reposer sur une expérience, quel que soit son prestige, et se dispenser ainsi de la prudence critique. Nulle expérience n’intéresse le philosophe s’il ne la dépasse vers ses conditions que sa réflexion dégage et qui lui prouvent qu’elle n’est pas une révélation dernière. Mais si aucune expérience n’est philosophique par elle-même, toute philosophie est réflexion sur l’expérience.




Suggestions bibliographiques

1 - Ce sujet, plus que tout autre, invite à la réflexion personnelle. Celle-ci peut donc seule commander le choix des auteurs à relire et à méditer pour préparer la dissertation. Toutefois il n’est pas superflu de conseiller la prudence critique : par exemple la notion d’expérience mérite d’être précisée et considérée dans ses espèces différentes (scientifique, esthétique, morale, religieuse) pour que la question posée trouve ses limites propres et son sens rigoureux. C’est pourquoi on ne perdra pas de temps en se rendant présente la théorie kantienne de l’expérience scientifique. Voir notamment :

- Kant, Critique de la raison pure.

- Victor Delbos, Sur la notion d’expérience dans la philosophie de Kant (Bibliothèque du congrès international de Philosophie, A. Colin 1902 t. IV.

- F. Alquié, L’expérience (Initiation philosophique, P.U.F. ).

2 - Sur la possibilité et, éventuellement, sur la nature de l’expérience métaphysique, on peut se reporter à des textes aussi différents que :

- Descartes, Méditations I et II.

- Spinoza, Éthique V.

- Maine de Biran, Essai sur les fondements de la Psychologie (1ère partie).

- Kierkegaard, Le concept de l’angoisse.

- Bergson, L’intuition philosophique (dans La Pensée et le Mouvant).

- M. Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ? (Gallimard) et Introduction à la métaphysique (P.U.F.)

3 - Ce problème a suscité, de notre temps, des études très variées. À titre d’exemple, nous citerons :

- P. Dufrenne et Ricœur : K. Jaspers et la philosophie de l’existence.

- G. Marcel : Du refus à l’Invocation.

- F. Alquié : La nostalgie de l’être.

- J. Wahl : Traité de métaphysique.

- J. Hyppolite : La logique et l’existence (sur Hegel).


Discours de Ville-di-Paraso, 14 juillet 1989

Allocution prononcée le 14 juillet 1989 à Ville-di-Paraso (Haute-Corse), dans le cadre de la commémoration du bicentenaire de la Révolution française.

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C’est sur les instances amicales de Jean Leoni, mais aussi en raison des liens très anciens qui nous unissent, que j’ai accepté de vous dire quelques mots aujourd’hui. Car peu de mots suffisent et les choses sont très simples.

Nous célébrons un jour glorieux entre tous. Nous témoignons ainsi que nous nous souvenons, que nous gardons avec vigilance la mémoire sacrée de l’humanité. L’histoire de la grande Révolution est encore la nôtre. C’est avec gratitude que nous avons présente à l’esprit la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Enfin et surtout la République demeure pour nous une idée vivante.

1789, c’est l’année mémorable, la plus grande date de l’histoire universelle. La Révolution est certes le fait d’un peuple et même d’une ville. Mais au moment même l’événement est immédiatement reconnu par tous les peuples de la terre, à Berlin, à Varsovie, à Rome, dans les Caraïbes et dans toute l’Amérique.

Pour la première fois se constitue une nation. On sait que le célèbre cri « vive la Nation ! » n’est pas un cri de guerre. Il signifie que les hommes n’appartiennent plus seulement à une classe sociale, noblesse, clergé, tiers-état, ni à une province, Bretagne, Alsace, Corse, mais qu’ils sont avant tout des égaux, des hommes fraternels, les libres citoyens de la République.

Et la Déclaration elle-même ne proclame pas les droits d’un peuple particulier, mais les droits de l’homme sans distinction, sans frontière. Il faut s’en souvenir quand dans le monde entier se déchaînent des fanatismes entretenus par la croyance aveugle aux particularismes ethniques ou religieux, quand des partis, des doctrines, des religions, s’attachent à nier l’humanité dans l’homme d’après la couleur de sa peau, son profil, son patronyme, sa confession. Toutes les politiques d’exclusion reposent sur un même préjugé, à savoir que d’autres que nous ne sont pas nos semblables, que la fraternité a seulement cours dans l’étroite enclave d’un terroir. Cette violence répétée a beau se parer de faux-semblants, où que ce soit dans le monde le fracas des bombes ne fait pas illusion et il ne suffit pas de tout casser pour entrer dans l’histoire éternelle : ce n’est pas tous les jours le 14 juillet !

En 89 se joue sur la scène du monde l’aventure mémorable d’un peuple animé par la passion de la liberté. Dans un premier temps, c’est l’esprit même de la Révolution qui le presse d’apporter le drapeau de la liberté à d’autres peuples. On sait que l’entreprise généreuse échoue, car elle se perd bientôt en vaines et injustes guerres. Mais la leçon primitive demeure puisque, aujourd’hui encore, les peuples d’Asie, d’Afrique, d’Amérique se tournent vers nous et se rappellent que par la prise de la Bastille Paris annonçait la liberté au monde.

Puisse cette piété envers nos grands ancêtres, qui sont les ancêtres des hommes libres de tous les pays, inspirer notre conviction républicaine pour les tâches du présent.

L’enseignement philosophique en classe terminale et la tradition française de l’instruction publique

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A la différence de disciplines qui d’année en année prennent leur propre suite selon les niveaux de difficulté ou l’extension des connaissances, par exemple les mathématiques ou l’histoire, l’enseignement philosophique initial suppose deux conditions. Il doit d’abord s’adresser à des élèves capables de maîtriser la langue française et assez instruits dans les sciences comme dans les lettres, sans quoi il se dévalue fatalement en séances d’imprégnation et de bavardage vouées au déballage d’opinions aléatoires. Il lui faut, en outre, disposer d’un horaire hebdomadaire qui garantisse une continuité et une intensité suffisante de réflexion.

Ces deux conditions sont loin d’être remplies. La première l’est de moins en moins à cause de la dégradation générale des études primaires et secondaires. L’ignorance scientifique d’un grand nombre d’élèves rend plus difficile un enseignement qui ne peut éluder les questions relatives à la connaissance, à ses méthodes, à sa valeur. Plus encore une certaine indigence littéraire prive cet enseignement d’une assise que la philosophie dans son histoire a toujours tenue pour essentielle. Enfin et surtout l’incapacité de lire vraiment, de lire des livres, ou d’écrire vraiment, de mettre en ordre quelques idées simples, pourrait conduire l’enseignement philosophique à des adaptations dérisoires. Le professeur qui ne renonce pas aux exigences de sa discipline se voit parfois obligé d’enseigner les éléments de la grammaire ou de faire des leçons de vocabulaire, ce qui alourdit ses tâches dans les limites étroites de son horaire. Serait-il intempestif de se demander ce que deviendrait la philosophie dans une école qui aurait renoncé à enseigner les éléments de la langue et de la culture ?

L’immense majorité des professeurs de philosophie ressentent avec amertume ces difficultés. Ils ont moins que d’autres été séduits par des innovations pédagogiques dont ils sont les mieux placés pour apprécier les résultats. Aussi ne voient-ils pas le remède à cette situation dans l’extension de la philosophie en amont de la terminale. Ce qui manque à leurs élèves, ce n’est pas la culture philosophique, mais la culture tout court. Diluer leur enseignement en plusieurs années aggraverait leurs charges et affadirait leur discipline au détriment des élèves.

La classe de philosophie n’est pas faite pour recruter des philosophes. Elle a pour fin d’offrir aux élèves qui achèvent leurs études au lycée l’occasion de s’élever à une vue d’ensemble afin d’unifier, d’approfondir leur culture, de s’exercer, au moins une fois en leur vie, à élucider les idées considérées en elles-mêmes. Donnant ainsi tout son sens à l’enseignement secondaire en France, elle prépare en outre aux études philosophiques dispensées dans les Grandes Écoles ou l’université.

Le moment de l’enseignement philosophique ne peut donc pas être quelconque. Il se situe au terme des études secondaires, qui peuvent certes se suffire à elles-mêmes, qui peuvent aussi servir de préparation générale pour des études plus approfondies et spécialisées. Cet enseignement doit donc se rassembler en un seul moment, l’année terminale au lycée. L’originalité de cette institution comparée à celle de la plupart des pays occidentaux ne signifie pas qu’elle doive être emportée par le torrent des réformes. Elle doit au contraire être fortifiée par des horaires appropriés.

29 mai 1993