Corrigés

L'apparence

Ce texte fait partie d’un ensemble de corrigés de dissertation de philosophie générale pour la préparation à l’Agrégation et au CAPES. Il date du début des années soixante, alors que Jacques Muglioni était professeur en khâgne moderne puis classique au lycée Henri IV à Paris. 

Nous présentons les suggestions bibliographiques d’origine après le corrigé.


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La plupart des remarques qui suivent ont été suggérées par les fautes ou les imprécisions rencontrées dans le peu de copies reçues.


I – L’apparence doit être soigneusement distinguée de l’erreur et de l’illusion.

L’erreur n’est pas dans la représentation, mais dans le jugement (voir Descartes, Méditation quatrième), c’est-à-dire dans l’acte par lequel je prétends au vrai et prononce sous son concept. Ainsi affirmer que les planètes ont réellement un mouvement rétrograde, ce n’est pas seulement recueillir l’apparence, c’est se prononcer sur l’être objectif du mouvement. Dès que la trajectoire vraie est connue (système de Copernic, lois de Kepler etc.), l’erreur est reconnue et de ce fait est supprimée : elle ne laisse pas de trace dans la pensée. Au contraire l’apparence ne peut être détruite ni changée. Le ciel n’a pas attendu l’astronomie pour paraître comme il fait. Le monde est indifférent à nos doctrines et nos erreurs ne le touchent pas. D’où deux sens du mot :

a/ L’apparence est ce qui n’a aucune réalité. Tels sont nos rêves, nos fictions, tous les semblants (il semble que..., mais ce n’est pas vrai). Non pas la pure représentation, apparence muette comme les « tableaux » de Descartes, mais la croyance qui résulte d’une « aveugle et téméraire impulsion ». Ici, l’apparence redressée, c’est l’apparence supprimée : point de fantômes.

b/ Mais quelque chose n’en demeure pas moins, qui est la matière de nos rêves les moins consistants et qui n’est pas d’autre nature que le monde le plus réel. Kant dit que la différence entre la réalité et le rêve ne résulte pas de la nature de nos représentations, car elles sont identiques des deux côtés (Prolégomènes, p. 55) ; la seule différence tient à la façon dont elles sont liées dans le concept d’un objet. Il est donc clair que l’apparence ne doit pas être mise au compte des sens, mais bien au compte de l’entendement à qui seul, précise Kant, il revient de prononcer un jugement d’après les phénomènes. Car lorsque le phénomène nous est donné, nous sommes encore tout à fait libres de juger d’après lui la chose comme il nous plaît. Il ne dépend pas de lui si nous prenons l’apparence pour la vérité, le subjectif pour l’objectif.

Donc en un sens l’apparence n’est rien : la trajectoire vraie des planètes dissipe d’un coup tous les rêves ptoléméens. Mais, en un autre sens, l’apparence ou phénomène est invulnérable à toutes nos folies. Le monde nous laisse libres et ne se mêle point de nos pensées. Ce mutisme du paraître, qui est tout innocence, montre assez que l’apparence sensible est entièrement vraie et que, comme le note Alain, elle suffit. Aucune faute dans les mille reflets de l’océan ; un seul mesuré d’après les règles porte toute la vérité de la nature (Entretiens au bord de la mer, p. 11-12). Quant au bâton brisé, il ne nous trompe nullement, bien qu’il paraisse toujours brisé, car il le faut selon les lois. Le monde, dit Hegel, apparaît toujours comme il doit. La raison apaisée se fie donc à l’apparence.


II – Donc il serait vain de chercher l’être hors de l’apparence, comme s’il y avait un autre monde, un arrière-monde, ou comme si le monde était à double fond.

Il n’y a pas de fond des choses et nous pouvons seulement aller d’apparence en apparence selon toute l’extension du monde (ici relire Pascal). Microscope, télescope, vaisseau planétaire, ne sont pas des instruments métaphysiques. Tout notre effort pour dépasser l’apparence nous y ramène. Ici plusieurs pièges attendent le disciple laborieux.

a/ Le platonisme qui est un faux Platon, un Platon d’école. Or, si on lit de près les Dialogues, sans impatience théologique, on apprend moins à mépriser l’apparence qu’à prendre appui sur elle pour s’élever jusqu’à la pensée qui la justifie. Le morceau de bois (dans le Phédon) n’est pas grand ni petit ni égal en soi, et pourtant les rapports intelligibles le font apparaître, de sorte qu’il n’y a pas deux mondes séparés dont l’un serait de l’autre la copie tout extérieure et pour ainsi dire mécanique, mais l’intelligible est ce par quoi nous pensons toute l’expérience. Il est vrai du même coup que la simple perception suppose la pensée absolue qu’aucune dialectique ne peut rejoindre, si l’on en croit le mythe, car la lumière, qui rend l’œil voyant et la chose visible, dans sa source pure ne peut être vue. D’où il suit que l’apparence, c’est le monde même que nous avons pour tâche de penser. Les mathématiques habitent cette région moyenne où le sensible et l’intelligible se touchent, comme on le voit dans le symbole de la ligne et dans la caverne.

b/ Le kantisme traînant comme un boulet la chose en soi. Or, à lire la Critique et d’abord l’Esthétique, on comprend que le phénomène est non pas ce qui cache mais au contraire ce qui manifeste la chose et la met devant les yeux. Simplement l’intuition humaine est réceptive, ce qui suppose une forme selon laquelle l’objet est reçu et par là est fait objet. La chose en soi n’est rien qui se dissimule derrière le phénomène, comme la substance occulte que poursuit le physicien naïf : elle correspond à cette intuition originaire que nous n’avons pas et par laquelle nous produirions nous-mêmes la chose sans avoir à la penser comme objet donné. Le phénomène est donc ce qui de la chose est l’objet possible d’une connaissance finie, l’homme étant celui pour qui et par qui l’être apparaît comme monde. Répétons qu’on ne peut rien connaître sans passer par l’esthétique qui fonde en droit la possibilité d’un paraître et qui enracine pour toujours la science dans la perception. Mais le centre de la Critique est le schématisme qui fait voir l’entendement à l’œuvre dans l’expérience. Sans l’espace et le temps qui sont les conditions du paraître, l’entendement ne peut former aucun objet. Par ce raccourci on comprend l’apparence transcendantale que produit l’oubli des conditions hors desquelles la pensée perd de vue son objet, car elles sont les conditions de l’objet même. D’où la célèbre division de la logique transcendantale en Analytique ou logique de la réalité et Dialectique ou logique de l’apparence.


III – Platon dit que nul ne se contente de ce qui paraît bon et que dans ce domaine chacun méprise l’apparence qui n’est rien (République VI).

Pourtant cuisine, toilette, rhétorique, sophistique qui produisent l’apparence du bien ne manquent pas de clientèle (voir Gorgias). Or on n’en finit pas avec Platon si on consent à le suivre dans cette chasse à l’apparence, car elle est sans fin. Qui surprendra le sophiste dans son repaire (voir Sophiste) ? Les larges avenues platoniciennes sont pleines d’illusions, de déceptions aussi, pour le voyageur seulement préoccupé de trouver un gîte. Tout à l’opposé, Kant choisit la voie la plus courte et la porte la plus étroite. Ce refus de toute dialectique qui renvoie en bloc toutes les apparences fait surgir l’idée morale dans sa rigueur. Le devoir est absolu, parce qu’il n’a pas à être déterminé comme objet. Limiter le savoir, c’est donc faire la part des choses et délivrer la morale du relatif. Celui qui agit conformément au devoir et non par devoir croit pouvoir produire un monde d’apparence qui suffirait. Or le monde moral est invisible et tout intérieur. La raison pratique n’a donc pas à sauver les phénomènes ni à invoquer le cours du monde. Mais qui tient aux espérances que nourrit en nous la divine dialectique pourra suivre Hegel aussi loin qu’il voudra lui-même aller.

Il reste à l’apparence le plus beau domaine qui est celui du beau. L’esprit scientifique nie que l’apparence puisse être objet et il construit, d’après elle sans doute, un monde qui dans sa vérité se dérobe à tout regard : le souci de déterminer l’objet interdit la contemplation. L’action, d’autre part, interdit l’apparence : le désir, l’intérêt se portent vers l’existence réelle ; de même la volonté morale exige un bien réel. La contemplation seule trouve dans l’apparence une suffisante nourriture. Le monde des formes, des couleurs et des sons, au lieu d’être aboli ou asservi à l’objet déterminé, devient pour la réflexion désintéressée comme un miroir de l’âme. C’est donc l’art qui fait naître l’apparence et qui la délivre, parce qu’il la fait exister en elle-même. Le paraître, comme pur spectacle, peut librement manifester l’idée, comme si le sensible dans sa totalité concrète était tourné vers le sujet pour s’offrir à l’échange des regards. L’imagination esthétique remplit alors le rôle de la raison et satisfait au vœu de la métaphysique, mais elle le fait librement et par jeu. L’art c’est l’apparence rendue à l’esprit libre.

Dans cette voie il est possible de retrouver une dialectique, à la manière de Platon. Mais à condition, ici encore, d’éviter le platonisme, car au-delà de toute apparence on perd la beauté. Le mouvement de l’esprit pour atteindre l’absolu ne peut finir, parce qu’il lui faut le sensible pour aller plus haut. L’idée pure est au-delà du symbole qui l’exprime toujours imparfaitement, mais cet « au-delà » même doit être signifié par quelque apparence. Donc en un sens il n’y a pas d’apparence, c’est le choix de la science. Mais en un autre sens nous n’avons que l’apparence et elle ne peut être dépassée. Illusoire et cruelle métaphysique qui oublierait le visage de l’homme. 



Suggestions bibliographiques

Nous disons l’apparence et non pas l’illusion ou l’erreur. Toute la philosophie occidentale s’est efforcée de distinguer la réalité de l’apparence, et pourtant de tirer parti de l’apparence. Il nous est donc impossible de citer toutes les sources. Nous nous limitons aux auteurs et aux textes qui, sur ce sujet au moins, sont les plus classiques.

L’auteur de choix est PLATON, qui peut suffire à une méditation approfondie. Si l’on croit devoir limiter la recherche, on n’en tiendra au Gorgias et à La République, notamment VI, VII, X.

La pensée moderne reprend et développe dans diverses directions la réflexion platonicienne. Par exemple : Montaigne, Essais, II, 12 et Spinoza, Éthique, II.

La notion d’apparence est traitée pour elle même dans Kant, Critique de la raison pure. 

Enfin, nous rappelons que l’idée d’apparence prend une signification tantôt métaphysique, tantôt esthétique chez des auteurs tels que Hegel, Esthétique, Alain, Entretiens au bord de la mer et Système des beaux-arts.


Un philosophe a affirmé : « le caractère d’un homme est son destin ». Qu’en pensez-vous ?

Ce texte fait partie d’un ensemble de corrigés de dissertation de philosophie générale pour la préparation à l’Agrégation et au CAPES. Il date du début des années soixante, alors que Jacques Muglioni était professeur en khâgne moderne puis classique au lycée Henri IV à Paris. 

Nous présentons les suggestions bibliographiques d’origine après le corrigé.

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A – Du sens des mots à la position du problème.

1 – ἔθος : désigne ce qui est accoutumé, une manière d’être habituelle, donc soustraite au changement. « Caractère » signifie plus : la marque qu’on imprime à une chose du dehors, par laquelle cette chose se distingue d’une autre. Disons que le caractère est à la fois une disposition familière que nous sentons en nous et la marque propre, le signe extérieur qui nous fait reconnaître. Nous sommes plusieurs et différents les uns des autres, donc distincts selon l’existence et selon la qualité. En somme le caractère est ce qui fait qu’un individu n’est pas un autre.

2 – δαίμων : désigne une divinité, un bon ou mauvais génie qui inspire les actes des mortels. Ce n’est pas exactement le destin que les Grecs appellent Μοῖρα – la Parque – ou la part assignée de chacun, le lot, le sort, ni le fatum des Latins, ce qui est dit, prédit, et doit finalement se réaliser. Toutefois l’affirmation d’Héraclite l’obscur peut signifier que le caractère en chaque homme est l’expression d’une force qui le dépasse et l’utilise.

3 – Nous pouvons donc poser ainsi la question : est-il vrai que mon caractère me prédestine, qu’il détermine d’avance toute la suite de mes pensées et de mes actes, qu’étant mon partage, ma limite, il rend dérisoire toute prétention à la liberté ? Peut-on établir que le caractère n’est pas seulement une manière d’être, de sentir et d’agir – la couleur de l’existence – mais qu’il assigne une destination et impose des fins à poursuivre – le sens de l’existence ?

B – Le concept de caractère n’est pas stable.

Si le caractère est une donnée de nature (je suis coléreux, paresseux ou timide sans l’avoir décidé), il est un fait en moi et qui me constitue malgré moi. Bien plus, les traits de caractère paraissent s’accuser au cours de la vie, comme les traits du visage : on peut donc y voir la force du destin. Or le détail des hypothèses physiologiques ou psychologiques ne change rien à l’essentiel, non plus que la part éventuellement accordée aux circonstances. Il restera que je n’ai pas vraiment d’histoire, si ma vie n’est que le commentaire ou la paraphrase d’une nature que je n’ai pas choisie. De même toute intervention technique qu’on prétendrait tenter du dehors sur le caractère pour le transformer ne changerait en rien les données du problème.

L’examen pouvait prendre plusieurs directions : 

1 – On est timide, coléreux, etc., moins par nature que par convention. Portrait élaboré dans la vie sociale, le caractère répond aux coutumes du langage (« il est menteur », dit-on). Ce n’est plus l’être propre d’un individu, mais le trait commun à plusieurs, une ressemblance, une catégorie (rappelons que la caractérologie est en grande partie une méthode de classement). Le caractère n’est-il pas alors un fait de croyance ? De même que l’oracle se vérifie parce qu’il est cru, je ressemble finalement à l’image qu’on se fait de moi. Faux destin forcé par l’imagination.

2 – Mon caractère est moins une donnée première que la manière personnelle dont j’accueille l’héritage involontaire de ma nature. Dans l’expression « avoir du caractère », celui-ci est l’attribut de la volonté virile et il se distingue du tempérament. Ce débat entre moi et moi-même fait du caractère le résultat d’une histoire. Donc loin de se figer d’avance en un destin, il n’est pas loin d’exprimer une liberté créatrice de vocation et de valeur. 

3 – À l’opposé on retrouve le sens premier du caractère, c’est-à-dire sa permanence, en le regardant comme un arrêt du devenir. Mon caractère n’est-il pas ce qui en moi ne change plus et se refuse désormais au changement ? Il est non seulement mon passé, mais un passé d’autant plus actif qu’il est inconscient. On sait que la psychanalyse explique la répétition morbide de certains actes par un refoulement des tendances qui aurait bloqué l’évolution du moi et suspendu son histoire. Ainsi se comprend l’air de fatalité que prennent les passions et les névroses. Mais cette interprétation nous renvoie d’une part à la pathologie, d’autre part à l’hypothèse de l’inconscient.

4 – Or il peut paraître imprudent de faire du caractère une chose hétérogène à la conscience. Ici encore, caractère et destin peuvent passer pour des faits de croyance, mais cette fois-ci sur le mode intentionnel. Car s’il est vrai que rien d’extérieur ne peut déterminer une conscience, croire au destin, c’est se lier soi-même, c’est laisser choir le fardeau de la liberté. Par suite « mon caractère » n’est qu’une excuse et procède d’une essentielle « mauvaise foi ». Tandis que Molière décrivait des caractères comme autant de types fixés, la littérature contemporaine montre plus volontiers des êtres « engagés » dans des « situations » dans lesquelles ils sauvent ou perdent leur liberté. Cette liberté sans destin (humanité sans nature) est donc à son tour un destin (nous sommes condamnés à être libres).


C – Les principes d’une solution.

1 – Les solutions équivoques consistent soit à nier le caractère, soit à le conjurer par des artifices. N’avons-nous le choix qu’entre un naturalisme sans profondeur et un « humanisme » pour lequel la liberté n’a ni point d’appui ni limite dans la nature ? Faut-il décider entre une nature sans liberté et une liberté sans nature ?

a/ Puis-je nier que le caractère me soit donné, irrévocablement comme l’être physique, que le changer serait devenir autre, cesser d’être soumis à l’individualité ? Héraclite appelait peut-être destin ce partage qui fait de chacun de nous un individu, c’est-à-dire un être déterminé et séparé. Par suite on peut douter que le caractère soit modifiable par une volonté morale ou par des opérations techniques qui profiteraient des failles éventuelles du déterminisme. D’ailleurs, en fait, mon caractère m’est rappelé toutes les fois que j’essaie de m’en délivrer : je ne puis me changer, par exemple cesser d’être irascible ou prodigue, si tel est mon naturel.

b/ Dans ces conditions, je ne suis pas liberté pure ; j’ai une nature que je n’ai pas choisie. La frontière ne passe donc pas entre la « réalité humaine » et le « monde » (notions confuses au sens cartésien), mais à l’intérieur de l’homme, entre la nature et l’esprit. Sans doute le « je pense » se refuse-t-il à figurer dans quoi que ce soit qui appartienne à l’ordre de l’objet. Cela signifie que je ne suis pas le caractère que j’ai ; je ne me reconnais pas en lui, car, en le pensant, je lui fais face et je m’en sépare. Mais n’y a-t-il pas une autre solution que la révolte insensée ou le consentement stoïque ? Peut-on se contenter d’une liberté formelle et spéculative ?

2 – Or je fais l’expérience de ma liberté comme d’un pouvoir positif. Je puis être l’auteur de mes actes et le maître de mes pensées, donc je puis conduire ma propre histoire. Est-ce en contradiction avec la permanence du caractère ? Mais mon caractère ne me donne aucune notion du vrai et du faux, il ne détermine pas mes fins, il ignore les valeurs. Si, par exemple, il ne dépend pas de moi de ne pas être irascible, il dépend encore de moi de mettre mon indignation au service de ce qui vaut la peine. Personne ne confond l’arrivisme avec la force d’une vocation. Le lâche peut devenir prudent, le sceptique circonspect. Ce n’est donc pas le caractère qui change, mais l’usage auquel on le destine. Qu’on relise le Traité des passions de Descartes ou le Traité de Morale de Malebranche pour comprendre comment mon caractère peut demeurer le même au sein d’une histoire qui innove. Il est la substance ou l’étoffe de ma vie, mais il n’en est ni la cause ni la fin. Par lui-même le caractère n’a pas de sens. Matière singulière de mes vertus aussi bien que de mes passions, il prête à ma liberté sa force et sa couleur. Bref, la même nature peut se faire destin ou servir d’appui à la liberté. Ainsi passe-t-on, comme on sait, de la quatrième à la cinquième partie de l’Éthique.

3 – Il n’est donc pas nécessaire de superposer, comme le propose Kant, au « caractère empirique », donnée de la nature, un « caractère intelligible » dont la liberté nécessairement intemporelle condamnerait l’homme à un choix irrémédiable, véritable prédestination dont il porterait de façon paradoxale toute la responsabilité au cours de son histoire temporelle et qui justifierait les remords et les sanctions. Il suffit de rappeler que le caractère est en moi le singulier, la différence, tandis que les valeurs sont universelles. Le courage est toujours le courage, comme voulait Socrate, quels que soient les caractères ou les circonstances. Ma vertu est alors l’expression personnelle d’une valeur commune à tous. On voit donc que le caractère est moins une fatalité que la condition d’exercice de ma liberté. Sans doute l’individualité est-elle en un sens, un destin, mais seul un individu peut être libre. Bref la liberté n’est possible que dans la finitude.



Suggestions bibliographiques

1 – Il est souhaitable de commencer par relire et approfondir les textes fondamentaux qui ont pu faire l’objet d’une réflexion personnelle – sans exclure, sur un tel sujet, les sources littéraires et scientifiques. Par exemple l’idée de destin trouve des développements divers dans la tragédie grecque, chez les stoïciens, chez Hegel, etc. Quant à la notion de caractère, elle doit sa richesse autant à l’empirisme hippocratique et aux études médicales qu’à la caractérologie contemporaine.

2 – Pour donner une base doctrinale à la position aussi bien qu’à la solution du problème, il est utile de faire appel à des textes proprement philosophiques. Qu’il nous suffise de rappeler quelques exemples :

- Descartes, Traité des Passions et Lettres sur la morale (Boivin)

- Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs et Critique de la raison pratique

- Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, ch III

- Alain, Propos sur l’éducation

- Ricœur, Philosophie de la Volonté (Aubier) p. 333 sq.

3 – Il est prudent de s’informer auprès des travaux contemporains de caractérologie. Nous rappelons les titres suivants :

- Le Senne, Traité de caractérologie

- G. Berger, Caractère et Personnalité (initiation philosophique, P.U.F.)

4 – On ne saurait négliger la conception du caractère qui se dégage des thèses de la psychanalyse. Il est préférable de se reporter directement à l’œuvre de Freud.


N.B. – La citation proposée est empruntée aux fragments d’Héraclite : ἦϑος ἀνϑρώπου δαίµων.

Elle peut donc être rattachée à l’ensemble de la pensée présocratique (cf. Les Penseurs grecs avant Socrate par Voilquin, Garnier). Mais il reste que cette référence ne fait pas partie du sujet et qu’elle peut donc être ignorée.

Être et valeur


Ce texte fait partie d’un ensemble de corrigés de dissertation de philosophie générale pour la préparation à l’Agrégation et au CAPES. Il date du début des années soixante, alors que Jacques Muglioni était professeur en khâgne moderne puis classique au lycée Henri IV à Paris. 

Nous n’avons pas retrouvé les suggestions bibliographiques pour ce texte.


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On ne saurait trop insister sur l’obligation de poser le problème dès le départ avec la plus grande précision. Or dans la plupart des dissertations l’introduction est seulement consacrée à l’évocation d’un thème général ; par suite le développement se trouve dépourvu d’efficacité, il est même privé d’objet ; bref, il n’appelle aucune conclusion. Une autre erreur consiste à multiplier les questions sans noter le lien qui les unit. Rappelons donc que poser le sujet, c’est toujours montrer le nœud du problème par l’analyse préalable des termes qu’il implique. La dissertation – c’est son rôle unique – devra tenter de le dénouer et la conclusion fera le bilan de cette tentative.

La dissertation étant par destination une argumentation suivie, il convient d’éviter toute solution de continuité dans l’analyse. Cette obligation n’exclut pas le recours à l’opposition logique ou au contraste, mais à condition qu’ils soient clairement justifiés. Ajoutons que l’abstraction nécessaire de toute analyse philosophique ne doit pas dégénérer en dialectique verbale, qui n’est qu’un jeu. Pour résister à la tentation dialectique, il n’est pas d’autre moyen que de s’appuyer constamment sur des exemples qui préservent la pensée de l’évasion et, en même temps, vérifient sa portée.

Enfin faut-il rappeler que les auteurs doivent être connus directement par les textes et non par des résumés ? Tandis que ceux-ci se prêtent au catalogue fastidieux des doctrines, la méditation des textes s’intègre spontanément à l’analyse personnelle et lui donne la force, l’ampleur, la rigueur. L’ignorance de la forme dans laquelle le sujet proposé s’est, présenté dans les grandes philosophies a conduit souvent à des considérations naïves. Ou bien on enfonce des portes ouvertes, ou bien on a des peines infinies à retrouver une idée simple, alors qu’une culture plus approfondie aurait permis de faire le tri des questions et de fournir à l’argumentation, des assises convenables. À cet égard il est souhaitable qu’on porte plus d’attention à la bibliographie.

Nous proposons le schéma suivant :

Position du problème

La notion de valeur est équivoque. D’une part, pour l’expérience vécue, les valeurs paraissent s’offrir comme les propriétés d’êtres réels : la beauté d’une femme, la splendeur de la nature. Et pourtant il nous semble aspirer à ce qui n’est pas : la paix des nations, la justice entre les hommes. Dans les deux cas, il est vrai, nous nous croyons soumis aux valeurs comme à des essences indépendantes d’une sensibilité dont elles sont non les productions mais les normes.

D’autre part la critique philosophique nous rappelle que notre appréciation du bien et du mal est relative à nos besoins et à nos préférences. Il en résulte que la valeur n’a aucune réalité hors de nous. Elle ne tire son sens que de l’être vivant ou de la nature humaine. Donc loin de pouvoir être l’objet d’une connaissance, la valeur succombe à la connaissance de l’objet. C’est pourquoi la science s’interdit tout jugement de valeur. Et Spinoza, remarquant qu’il n’y a pas de bien et de mal dans la nature, refuse à l’expérience vécue des valeurs toute portée ontologique.

Dans ces conditions il s’agit de savoir si nous devons appeler valeur ce rapport instable entre notre être et les choses extérieures, ou bien si les valeurs supérieures, consacrées notamment par l’art et la morale, ne supposent pas plutôt une intuition confuse de l’absolu. Si l’être de la valeur ne résiste pas à la critique, peut-être la valeur de l’être ne survit-elle pas davantage à une métaphysique soucieuse de ne pas confondre l’être avec ses manifestations pour nous.


I – Si la valeur est inséparable du sentiment, elle est coupée de tout être autre que l’homme.

La valeur est-elle autre chose que le rapport vécu entre un besoin et un objet de satisfaction ? Par exemple la valeur nutritive d’une chose n’est pas dans la chose même, mais dans son rapport à l’organisme. Et d’une façon plus générale, le plaisir et la douleur ne sont pas dans le monde, mais seulement en nous selon les relations que nous entretenons avec le monde. Or, s’il est vrai que la sensibilité ne nous lie à rien d’autre qu’à nous, toutes les valeurs s’engloutissent dans l’amour de soi (cf. La Rochefoucauld). D’une part l’être vivant tire la valeur de son propre fond, par exemple dans la faim, il est inutile que l’objet soit présent pour susciter le besoin, puisque l’organisme préforme ce qu’il doit assimiler. D’autre part est valeur cette absence insupportable pour un moi qui est contraint de refaire sans cesse son unité. Il n’y a donc de valeur que pour un être qui se constitue comme centre et se taille un empire dans un empire.

Donc ce qui discrédite les valeurs poursuivies par le vivant prisonnier de ses besoins, c’est qu’elles n’ont pas d’être. La conscience affective s’enferme dans l’illusion d’un empire dont elle serait le centre et aussi la fin. Faut-il donc voir dans le juste et le beau, comme dans la nourriture et le climat, une projection du sujet qui lui cacherait le monde vrai, c’est-à-dire une réalité indifférente à ses craintes ou à ses vœux ? La vie est conscience de valeur, mais la conscience de la vie est conscience d’un simple fait dont la contingence n’est réduite qu’au profit d’une totalité qui n’est pas la sienne. La connaissance de la vie ruine les valeurs en les expliquant. Par exemple la vie n’est qu’un mode selon Spinoza ; ses déterminations considérées indépendamment du tout sont des conséquences sans prémisses. La croyance aux valeurs n’est donc qu’une connaissance inadéquate.

Faut-il donc conclure en faveur d’une métaphysique qui ignore la vie et nous défende contre les illusions ? Faut-il lui préférer un scepticisme qui nous persuade à la fois de l’inconsistance des valeurs et de notre ignorance de l’être ? Faut-il trancher, au contraire, au profit d’une liberté si radicale que l’existence humaine, sans point d’appui dans la nature et sans justification métaphysique, en porterait l’absurde fardeau ?


II – La conscience des valeurs est-elle une intuition confuse de l’absolu ?

Avant Hegel (cf. Phénoménologie de l’esprit, I, p.145-159), et Sartre (cf. L’Être et le néant, p.130, 131) Platon avait reconnu la négativité du désir. Selon la fable du Banquet, l’Amour est fils de Pauvreté et d’Expédient. À la fois indigence et création, il est tour à tour un mal qui nous tourmente et un bien qui nous ravit. Entre le non-être et l’être, il joue le rôle d’un intermédiaire. Mais il est moins un élan qu’un appel. On voit donc que la sensibilité n’apparaît plus seulement comme une somme de besoins relatifs à un organisme, mais comme un détecteur de valeurs. Bien plus, les signes de la présence et de l’absence sont inversés. Nous pouvons avoir soif dans le désert ; au contraire c’est la présence du beau qui, cette fois, suscite le sentiment. À l’amour-propre fait place l’oubli de soi qui est récompense et délivrance. Ce n’est plus l’être qui assimile la valeur, c’est la valeur qui assimile l’être. Au lieu d’un rapport instable, la valeur est la norme immuable d’une sensibilité changeante et souvent réticente, qui n’est pas à elle-même sa propre loi. Platon veut dire que l’amour est une éducation : il élève, il invite à la connaissance, il exige du sentiment qu’il se règle sur ce qui le dépasse.

Mais quel est le terme de ce dépassement ? Il est nécessairement absolu, puisque tous les objets ne sont aimés que comme des moyens ou des intermédiaires (cf. Lysis, 219c). On n’aime pas le médecin, mais la santé, non pas la santé, mais le bonheur, non pas le bonheur mais le bien – car nous pensons que le bonheur est un bien. Il n’y a donc d’amour que de l’absolu et toutes nos passions se rapportent à ce désir total que ce monde ne peut combler.

Il n’en reste pas moins que l’amour ne se démontre pas. « Folie venue des dieux », pour suivre Platon encore, il suppose un accord possible du cœur humain et de l’être. Seule, en effet, l’expérience vécue peut nous faire croire aux valeurs, tandis que la connaissance pure nous laisse indifférents à ses objets. Nous croyons à la beauté plutôt qu’à nous et nous savons que le juste fait peu de cas de sa vie s’il voit la justice menacée. Bref, nous nous persuadons que les valeurs, loin d’être les fantaisies de notre liberté ou les illusions de notre nature, ont une source métaphysique. Mais d’une telle source la connaissance est-elle possible ? Et cette connaissance – la question revient toujours – ne ruinerait-elle pas alors le sentiment sans lequel aucun être ne peut être reconnu comme valeur ?



III – Difficultés principales

On peut les grouper selon trois ordres de considérations :

1/ D’où vient que les valeurs dont nous admettons le caractère le plus universel puissent nous paraître en même temps précaires ? Nous savons qu’un cataclysme cosmique ou politique peut anéantir toutes les richesses, matérielles et spirituelles, de la civilisation. Où les valeurs seraient-elles alors ? Y aurait-il encore des valeurs ? Mais peut-être confondons-nous les œuvres humaines, toujours imparfaites et menacées, avec ce qui fait qu’elles sont valables. Car il est vrai que le juste et le beau, comme veut Platon, échappent à la destruction. Mais ne sont-ils pas indestructibles précisément parce qu’ils n’ont pas d’existence ?

2/ En conséquence, la valeur est non pas un absolu réel dont nous pourrions tenter la connaissance, mais un idéal ; non pas un être, mais un devoir-être. On sait comment Kant a dû séparer être et valeur pour rendre l’action indépendante d’un savoir essentiellement fini et aussi pour préserver la liberté. Il n’en est pas moins vrai que le caractère inconditionné du devoir coupe la valeur aussi bien du sentiment que de l’être inconnaissable, si bien qu’en prenant la place de la métaphysique, la morale doit reprendre à son compte ses inquiétudes et ses problèmes (cf. Critique de la raison pratique).

3/ La solution métaphysique du problème rencontre sa limite non seulement dans le fait que la conscience des valeurs, étant affective, demeure toujours confuse et inadéquate, mais aussi dans l’existence indestructible du mal. Il n’est pas de métaphysique sans théodicée. Or celle-ci professe que le mal peut se résoudre dans un système et qu’il n’appartient pas à ce que l’être a de positif. Mais la totalité étant inconnaissable, et le point de vue humain étant irréductible, le mal reste pour nous injustifiable. Et s’il nous irrite assez pour maintenir en éveil notre conscience des valeurs, il nous préserve en même temps de toute quiétude métaphysique.


Conclusion

On ne peut donc éluder, au profit d’un naturalisme sans profondeur ou d’un humanisme sans preuve, les questions fondamentales de la philosophie : qu’est-ce que l’homme ? A-t-il accès aux valeurs ? Qu’est-ce qui les fonde ? Si ces questions étaient tout à fait vaines, on ne comprendrait pas, par exemple, que le héros cornélien, qui se pose déjà comme source des valeurs, ait été systématiquement dévalué par un dix-septième siècle soucieux de situer l’homme par rapport à l’être total, c’est-à-dire de le replacer à son rang et de montrer que son expérience des valeurs n’était pas celle d’une création, mais plutôt d’une dépossession et d’une attente. Si, pour les uns, cette attente est vaine sans la grâce, pour les autres elle invite moins à l’espérance qu’à la connaissance sévère, qui est la tâche propre de l’homme. Quoi qu’il en soit, il ne semble pas qu’une « philosophie des valeurs » puisse s’établir indépendamment d’une métaphysique. Car si l’homme est à la fois un être fini et historique, c’est-à-dire un être qui doit toujours dépasser ses propres œuvres, sans pouvoir jamais les achever, n’est-ce pas la preuve qu’aucune valeur n’est absolue – aucune valeur n’est le Bien, selon Platon, pas même le juste et le beau – quoiqu’un absolu soit présent dans chacune de nos aspirations particulières ? On peut comprendre ainsi que la tâche de l’homme soit historique, donc temporelle, tandis que son sens demeure métaphysique. Aucune valeur n’est l’être, mais toutes puisent en lui la force de nous émouvoir et de nous obliger.


Existe-t-il une expérience proprement philosophique?

Ce texte fait partie d’un ensemble de corrigés de dissertation de philosophie générale pour la préparation à l’Agrégation et au CAPES. Il date du début des années soixante, alors que Jacques Muglioni était professeur en khâgne moderne puis classique au lycée Henri IV à Paris. 

Nous présentons les suggestions bibliographiques d’origine après le corrigé.


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La question posée ne pouvait recevoir une réponse fondée que si auparavant l’idée d’expérience avait été l’objet d’une analyse méthodique. Les suggestions qui vont suivre n’ont donc pas pour fin d’imposer à la dissertation un plan ou une théorie déterminée, mais de montrer par un exemple comment la notion d’expérience pouvait être soumise à un examen systématique qui est précisément la tâche de toute philosophie.

Le terme d’expérience renvoie à trois sens principaux :

1/ avoir de l’expérience, c’est avoir su tirer peu à peu la leçon des circonstances. Ici le philosophe n’est pas mieux placé que les autres hommes.

2/ faire l’expérience de la douleur, par exemple, c’est éprouver par opposition à connaître ; il ne s’agit pas non plus d’une constatation de fait, car la conscience affective n’a pas d’objet séparé. Ce que nous éprouvons, c’est nous-mêmes. Cette épreuve nous change, elle ne nous instruit pas.

3/ l’expérience de type scientifique, c’est-à-dire la constatation objective, la soumission au fait extérieur, garantie d’une connaissance positive.

Ce dernier sens paraît être le plus proche de notre sujet. Si la philosophie est la science de l’être, celui-ci peut-il être donné dans une expérience ? En admettant avec Kant que toutes les expériences particulières soient relatives à certaines conditions tenant à l’acte de connaître, n’existe-t-il pas toutefois une expérience originaire ou radicale dont la philosophie serait la découverte et le commentaire ? Une réponse affirmative signifierait que la philosophie a un objet propre, distinct, par exemple, de l’objet scientifique, et qu’elle se réduit, comme connaissance, à une intuition, c’est-à-dire, selon Bergson, à une perception directe de la réalité.


1e partie : Insuffisance de toute expérience particulière.

Il n’était pas inutile de rappeler – sans s’étendre trop – que la critique philosophique s’exerçait victorieusement contre les expériences particulières en s’efforçant soit de les situer, soit de mettre à jour leurs conditions préalables.

Par exemple :

a/ l’expérience scientifique ne précède pas le projet scientifique. Loin de servir de fondement, elle dépend elle-même de conditions mentales (transcendantales ou autres) qui la rendent possible. À la réflexion la science révèle moins la structure de l’être que du connaître. Sur ce point décisif, la critique kantienne ne peut être ignorée.

b/ l’expérience du beau ne se donne comme une révélation qu’à l’artiste engagé dans l’aventure de sa création, non pas au philosophe qui réfléchit sur les conditions du jugement esthétique. Ainsi je dois toujours craindre de limiter mon admiration à l’objet d’un simple penchant, et, si je suis capable de dépasser mes préférences, c’est grâce à une culture, à une formation préalable du goût. Or cette expérience des œuvres exige du temps ; elle ne résulte pas d’un contact direct et unique avec le beau.

c/ l’expérience morale, comme l’a montré Rauh, donne des leçons indispensables à la conduite journalière, mais le devoir dans son principe ne relève d’aucune expérience, n’étant pas de l’ordre des faits. On peut donc penser avec Kant que c’est le devoir pensé a priori qui donne un sens à l’expérience morale et non l’inverse.

d/ l’expérience religieuse fait l’objet de témoignages sincères, mais c’est l’expérience d’une foi et d’une espérance. Comment saura-t-on si elle est l’expérience originelle d’une réalité et d’une possession ? Ce doute même fait comprendre pourquoi la foi religieuse a souvent été tentée, à tort ou à raison, de s’accomplir sur un autre plan que le sien propre, celui de la philosophie.

Toutes les expériences particulières supposent donc le principe qui les fonde sans jamais pouvoir le faire paraître et ainsi, se justifier. Elles devraient alors être dépassées vers un « monde », vers l’« activité constituante » de l’esprit, vers une « valeur », « Dieu » ou l’« être », qui, comme tels, ne sont donnés dans aucune expérience. Dès lors, l’objet de la philosophie étant d’établir le bien-fondé de toutes nos démarches, d’élucider l’être auquel nous rapportons le sens de toutes nos affirmations, elle ne saurait se confondre avec une aventure déterminée comme la science ou l’art, ni avec une « anthropologie » générale qui la réduirait à l’inventaire encyclopédique des expériences humaines. Elle consiste plutôt à situer chaque expérience particulière et à la fonder. Mais ce fondement peut-il à son tour, être l’objet d’une expérience, proprement philosophique cette fois? Existe-t-il donc une expérience radicale ?


IIe partie : Existe-t-il une expérience radicale ?

Selon Kant, puisque l’expérience dépend des conditions mentales qui la rendent possible, elle se trouve irrémédiablement séparée de l’être. La métaphysique ne peut donc se donner un objet réel, que ce soit l’être du moi, l’être du monde ou l’être de Dieu. L’idée d’une expérience métaphysique est dépourvue de sens. Mais comme l’être ne peut pas davantage être déduit d’un concept, ce n’est pas seulement l’expérience qui est disqualifiée, c’est la métaphysique elle-même.

La sévérité extrême de cette critique a suscité les protestations les plus diverses. Tandis que Hegel refuse de séparer la raison du réel et raille l’étroitesse de l’entendement borné, d’autres philosophes, loin de restaurer la dialectique, se tournent vers l’expérience pure. Par exemple Bergson fait de l’intuition une véritable expérience métaphysique, puisque par elle l’absolu nous est rendu comme la patrie originelle dont l’intelligence discursive nous avait abusivement séparés. En ce sens, faire une expérience, c’est éprouver, abolir toutes les distances, retrouver une présence. La philosophie est la science des données immédiates, en deçà du discours et des symboles.

Cette recherche de l’« immédiat » se manifeste encore dans la recherche d’un « cogito pré-réflexif » qui précéderait la constitution du monde « objectif ». L’expression phénoménologique d’«être dans le monde » signifie que le monde est donné originellement comme l’horizon de tous mes projets ; l’expression d’« être pour autrui » signifie que mon semblable est impliqué dans le « cogito » comme certitude première. Mais ce retour à l’expérience vécue prend un sens proprement ontologique si l’on s’avise que la question de l’être se détache sur le fond d’une angoisse originelle devant l’éventualité du néant. La philosophie ne serait alors que le commentaire de cette expérience comparable à nulle autre puisqu’elle n’a pas d’objet.

Toutes ces affirmations ont ceci de commun qu’elles envisagent la réflexion ou la critique philosophique comme une entreprise seconde et rétrospective. Elles sont donc autant de traductions d’une expérience originelle qui nous éclairerait et établirait notre certitude avant tout recours à la prudence critique. Or s’il est vrai que la critique ne vient qu’après coup, que l’intelligence éclaire toujours une expérience qu’elle n’a pas constituée, la philosophie peut-elle se résigner à prendre appui sur une expérience qu’elle ne contrôle pas ? Peut-elle être ce regard « naïf » selon Bergson, qui voit sans imposer sa structure aux choses ? L’unique procédé d’une telle philosophie est le dépaysement qui accompagne le refus des concepts familiers. Seule donc une ascèse peut ouvrir à l’expérience métaphysique.


IIIe partie : Expérience ou réflexion ?

Il n’était pas nécessaire de revenir sur chacune des expériences dites privilégiées. Mais il était permis de montrer, par exemple, que si la « durée » exclut toute structure accessible à l’intelligence, on ne peut en effet rien en dire ; que la « vie irréfléchie » de la conscience n’échappe à l’ineffable que par la réflexion et un discours qui lui imposent comme à tout objet leurs conditions propres ; que la « certitude d’autrui » pour être originelle ne supprime pas pour autant la séparation des consciences que révèlent, par le langage, le malentendu et le mensonge, et qu’aucun amour jamais ne peut totalement combler ; que l’expérience de l’angoisse n’est pas sans rapport avec ma nature affective qu’elle manifeste au contraire, et que si le néant n’est pas un objet, l’être n’en est pas davantage un.

Donc sans vouloir contester aucune de ces expériences, on peut penser qu’elles n’échappent pas aux conditions de toute expérience et aux limites de toute réflexion. Elles ne sont originelles que par l’oubli des conditions qui les rendent accessibles et dont elles ont besoin pour être fondées. Par suite tout appel à une expérience première qui serait le terroir de la philosophie est suspect à la réflexion critique.

À ce propos, il n’était pas interdit de faire état du « cogito » cartésien, mais à condition d’en donner une interprétation conforme au texte des Méditations. On sait que le « cogito » est obtenu au terme d’une analyse qui sépare et délivre la réflexion de toutes les illusions de l’expérience : illusion de la réalité sensible, illusion de l’expérience intellectuelle, illusion de toute donnée antérieure à l’acte de la réflexion. Voilà pourquoi le « je suis, j’existe » n’est pas, à proprement parler, une expérience, mais la proposition première de la pensée réfléchie. De même, le passage du moi à Dieu, s’il engage profondément un sujet qui découvre dans sa propre limite le signe de l’infini, exige toutefois une démonstration par laquelle l’existence est conclue et non sentie. L’évidence de l’infini n’est donc pas mon expérience, mais la conscience intellectuelle de ma limite ; elle n’est pas possession affective, mais conscience motivée de dépossession.

La philosophie n’a donc pas d’empire qui lui appartienne et sur lequel elle puisse régner. Elle vise plutôt à rappeler tout homme à sa condition et à lui montrer qu’il ne peut se reposer sur une expérience, quel que soit son prestige, et se dispenser ainsi de la prudence critique. Nulle expérience n’intéresse le philosophe s’il ne la dépasse vers ses conditions que sa réflexion dégage et qui lui prouvent qu’elle n’est pas une révélation dernière. Mais si aucune expérience n’est philosophique par elle-même, toute philosophie est réflexion sur l’expérience.




Suggestions bibliographiques

1 - Ce sujet, plus que tout autre, invite à la réflexion personnelle. Celle-ci peut donc seule commander le choix des auteurs à relire et à méditer pour préparer la dissertation. Toutefois il n’est pas superflu de conseiller la prudence critique : par exemple la notion d’expérience mérite d’être précisée et considérée dans ses espèces différentes (scientifique, esthétique, morale, religieuse) pour que la question posée trouve ses limites propres et son sens rigoureux. C’est pourquoi on ne perdra pas de temps en se rendant présente la théorie kantienne de l’expérience scientifique. Voir notamment :

- Kant, Critique de la raison pure.

- Victor Delbos, Sur la notion d’expérience dans la philosophie de Kant (Bibliothèque du congrès international de Philosophie, A. Colin 1902 t. IV.

- F. Alquié, L’expérience (Initiation philosophique, P.U.F. ).

2 - Sur la possibilité et, éventuellement, sur la nature de l’expérience métaphysique, on peut se reporter à des textes aussi différents que :

- Descartes, Méditations I et II.

- Spinoza, Éthique V.

- Maine de Biran, Essai sur les fondements de la Psychologie (1ère partie).

- Kierkegaard, Le concept de l’angoisse.

- Bergson, L’intuition philosophique (dans La Pensée et le Mouvant).

- M. Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ? (Gallimard) et Introduction à la métaphysique (P.U.F.)

3 - Ce problème a suscité, de notre temps, des études très variées. À titre d’exemple, nous citerons :

- P. Dufrenne et Ricœur : K. Jaspers et la philosophie de l’existence.

- G. Marcel : Du refus à l’Invocation.

- F. Alquié : La nostalgie de l’être.

- J. Wahl : Traité de métaphysique.

- J. Hyppolite : La logique et l’existence (sur Hegel).