L'école doit instruire

Cet article publié dans le journal Le Monde du 18 décembre 1984 porte le titre « L’entonnoir et la bouteille vide » chez Jacques Muglioni. Nous publions également un premier état de ce texte sous le titre retenu par Jacques Muglioni.

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L’école est aujourd’hui le lieu d’une nouvelle controverse qui oppose apparemment les tenants de deux conceptions de la pédagogie. En insistant sur la nécessaire transmission du savoir par le système scolaire et en prônant le retour aux valeurs d’effort, de travail, de discipline, M. Chevènement a mis en cause, plus ou moins explicitement, les méthodes pédagogiques fondées davantage sur la créativité et la liberté de l’élève. Les partisans de ces méthodes modernes reprochent au ministre de l’éducation nationale de vouloir revenir en arrière et de tenir, comme l’a dit M. Edmond Maire, des propos « régressifs ». Dans notre page « Commentaires » du 8 décembre, M. Bernard Chariot critiquait ainsi la « pédagogie rétro » défendue, selon lui, par M. Chevènement et responsable, estimait-il, de la crise actuelle de l’école. Après avoir donné la parole à ceux qui dénoncent la nouvelle politique de l’éducation, nous faisons entendre la voix de ceux qui la soutiennent. 

Que l’école soit faite pour transmettre le savoir et pour instruire, qu’en outre il ne soit pas raisonnable d’y jeter un voile pudique sur les réussites du travail et du talent, ce sont des déclarations aujourd’hui inattendues dans la bouche d’un ministre de l’éducation nationale. Quoi d’étonnant si cette dissonance scandalise des pédagogues ayant pignon sur rue ? Mais que ceux-ci croient déconsidérer l’instruction en exhumant l’image de l’entonnoir et de la bouteille vide, voilà bien la preuve, pour qui en doutait encore, qu’ils n’ont pas fini de s’acharner sur une caricature.

L’audace de rappeler l’école à la mission qui n’aurait jamais dû cesser d’être la sienne est en soi un événement. Car, depuis peut-être un siècle, les réformes successives tendent presque toutes à faire que l’école soit de moins en moins l’école. Des groupes de pression opiniâtres continuent d’occuper les tribunes dont ils ont l’exclusivité. Mais les maîtres, ou simplement le public, soudain réconfortés par des propos aussi insolites, ne peuvent, sauf exception remarquable, qu’exprimer en privé, et presque en secret, leur soulagement.

Il s’agit de savoir ce qu’est une école laïque. Que peut et que doit l’école à laquelle sont confiés indistinctement, sous la garantie de l’État républicain, les enfants du peuple ? Simplement, mais résolument, instruire les esprits et ainsi les libérer pour des tâches qu’il appartient ensuite à chacun de fixer. Il n’en résulte pas que l’école renonce à l’éducation. Tant s’en faut ! Le projet même d’instruire est un acte de confiance dans la liberté qu’on ne se mêle pas de diriger, mais simplement d’éclairer pour qu’elle ait la capacité de trouver elle-même ses voies. S’il en découle une pédagogie, celle-ci ne doit pas tomber à la discrétion de ceux qui se font fort de scruter les consciences et de régenter les volontés.

Aussi faut-il voir clair et ne pas se tromper d’enjeu. La crise ne tient pas au scepticisme, à la paresse ou à l’incompétence de quelques maîtres, mais au choix idéologique qui, depuis longtemps déjà, inspirent la pédagogie officielle.

Rapprocher l’école de la vie, l’ouvrir au monde qu’est-ce que cela veut dire ? Que la spontanéité vaut mieux que le travail, l’imprégnation que l’étude méthodique, les comportements, attitudes et gestes que les connaissances, le groupe convivial que la culture personnelle, le conformisme à la fois collectif et anarchique que la réflexion.

Veut-on des exemples ? En voici de très présents. Il existe, dit-on, des niveaux de lecture et, en ce sens, nul n’a jamais fini d’apprendre à lire : est-ce à dire que l’apprentissage de la lecture doit s’éterniser et qu’il ne faut pas s’émouvoir si trop d’enfants quittent l’école primaire sans savoir lire ? De même, dit-on encore, il existe des niveaux de langue, des codes différents selon les milieux socioculturels : faut-il donc renoncer à corriger l’expression orale ou écrite des élèves, sous prétexte que celle-ci témoigne toujours de l’authenticité d’une culture ?

Tout se passe comme si les prédicateurs de la rénovation voulaient condamner la majorité des élèves à l’ignorance et à l’enfermement social afin de se maintenir plus sûrement au pouvoir, eux et leur descendance. La pédagogie de l’innovation serait-elle, en définitive le moyen subtil de perpétuer des privilèges ? En effet, le savoir et la culture au singulier – qu’on me pardonne – n’ont pas toujours besoin de l’école pour se transmettre. Seuls les enfants du peuple ont toujours besoin de l’école pour s’instruire. Qui donc veut l’égalité ? Qui veut l’école démocratique ?

La France, pour des raisons historiques, a jusqu’ici été moins atteinte que d’autres pays occidentaux par la fausse démocratisation de l’école. C’est que nombreux sont encore les maîtres qui prennent sur eux d’enseigner malgré tout ce qu’ils ont eux-mêmes appris, sans trop se soucier des directives et des conseils qui pourtant les accablent. Une diversité d’observations fait alors apparaître une sorte de microclimat scolaire. Le public, maîtres compris, s’en trouve désorienté.

Reste que le démantèlement de l’instruction publique menace depuis plusieurs décennies les bases mêmes d’une civilisation. L’école traditionnelle, vouée à l’abstraction, faisait des déracinés : une pédagogie de quartier s’emploie donc à livrer l’école à l’environnement, au monde dans ses pires limitations, rendant ainsi irrémédiables les inégalités. Elle dresse le culte des différences contre l’universel. Elle entend faire de l’école le sergent recruteur d’une certaine société, tantôt présente et très réelle comme l’empire industriel avec ses servitudes, tantôt utopique comme la société conviviale avec ses licences. Elle entretient le mépris de la connaissance et de la pensée. Répétera-t-on bientôt, comme jadis la propagande de Vichy, que « Descartes est le grand péché français » ? Quand reviennent à la mode, avec des apparences novatrices, les idées de Barrès et de Maurras, faut-il encore se demander où est l’extrême-droite en matière de pédagogie ?

Assisterions-nous donc depuis quelques mois à « un grand bond en arrière » ? Oui certes, mais comme pour une renaissance ! Que des théoriciens fassent carrière en racontant à leur manière l’histoire de l’école, ce pourrait être tolérable si les réformes qu’ils ont longtemps inspirées n’avaient déjà fait des millions de victimes. « L’éducation » qu’ils continuent de prôner désigne la version « scientifique » de l’asservissement au monde comme il va, avec ses enfers, ses purgatoires, ses paradis artificiels. Le mot sert de caution au nouvel obscurantisme.

Quelle que soit l’organisation scolaire, il y aura toujours des maîtres maladroits et ennuyeux, comme des médecins inefficaces. Il faut certes qu’il y en ait le moins possible. Il y aura toujours des élèves difficiles et qui reviendront de loin. Le maître s’ennuie s’il est étranger à ce qu’il enseigne et l’élève à ce qu’il apprend, quand se substitue à la connaissance organisée et réfléchie l’accumulation d’informations inertes. On le répète depuis des siècles : instruire n’est pas verser une provision de connaissances toutes faites dans un entendement vide, mais accompagner l’élève sur le chemin et l’exercer à mettre de l’ordre dans ses pensées. Instruire, c’est révéler l’esprit à lui-même, l’inviter à se redresser pour aller au vrai, le faire participer, à quelque niveau que ce soit, si modeste qu’on voudra, à des richesses qui depuis toujours et pour toujours lui appartiennent.

Courage donc aux maîtres qui osent enseigner et puisse la République – enfin –leur prêter main forte !

En lisant Rousseau

Texte publié dans : 

-La revue socialiste, revue mensuelle de culture politique et sociale, n° 156, octobre 1962 (A l’occasion des deux cents ans de la parution du Contrat social).

-L’École ou le loisir de penser, CNDP, 1993. Lectures philosophiques, pages 256-264 (absent de la réédition, Minerve, 2007).

-Cahiers philosophiques, n°68, CNDP, octobre 1996.

Texte adopté : L’école ou le loisir de penser, CNDP, 1993.

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Rousseau fut constamment obscurci par ceux qui, mal instruits dans l’usage des idées, n’ont vu que le petit côté. Je ne dis rien de ses ennemis jurés : ils ne lui pardonneront jamais d’avoir péché contre l’ordre en publiant ce qu’il pensait de l’État et de la religion. Mais les plus séduits par le style, c’est-à-dire par l’homme, ont cru voir en lui un nœud de sentiments contradictoires et impossibles. Ils ont voulu que les Discours n’aient été que l’improvisation d’une âme jeune et tendre, que Julie ait eu pour seule vertu de tirer des larmes, que toute l’œuvre ne soit que confessions et rêveries. Quant aux idées, on s’accorde à les trouver confuses, comme venant d’un homme qui juge d’après son cœur. Et il est vrai que ce qu’on nomme avec mépris l’histoire des idées est mortel aux auteurs qui ont un peu médité leur pensée. Faut-il s’en tenir aux ressemblances formelles, aux influences ou aux suites apparentes, comme si les idées avaient une existence en dehors des esprits et obéissaient à une nécessité extérieure ? En fait, tout ce qui ne trouve pas son sens dans le développement intérieur d’une pensée n’est que hasard. C’est pourquoi les penseurs véritables ont toujours déconcerté les lecteurs frivoles. Ceux-ci ont cru découvrir un Platon réactionnaire, un Descartes travesti, un Nietzsche tortionnaire. Tout lecteur a l’auteur qu’il mérite. Rousseau pour sa part, après deux siècles, est encore à lire.

S’il n’est pas clair en tout c’est faute de croire à la perfection du discours. L’art de raisonner lui est suspect comme à tout esprit jaloux de sa liberté intérieure. Comment nier que la raison nous éclaire et nous donne seule les lumières qui conviennent à l’homme libre ? Mais le raisonnement n’est pas raison : il nous corrompt quand il n’est pas gouverné selon des principes justes, que par sa nature il est impuissant à justifier. C’est pourquoi la doctrine la plus savante dépend toujours d’une vérité immédiate et toute simple, d’une certitude sans preuve qu’on juge d’un coup et qui touche l’âme. Le raisonnement nous fait perdre de vue les principes, le jugement nous y ramène toujours. Ainsi voulaient dire Descartes et Montaigne : aucune pensée libre hors du consentement de soi à soi. Et parce que ce jugement non discursif exprime une certitude en nous, par laquelle la vérité n’est pas une chose extérieure, mais vérité éprouvée, Rousseau préfère l’appeler sentiment. Le cœur ne contredit pas la raison, comme Pascal semble croire, car il a besoin de ses lumières et il les sollicite, mais c’est lui qui donne la force à nos pensées ; il est la racine de toute conviction, et sans lui, nous serions condamnés au scepticisme. Infaillible malgré nos erreurs et la faiblesse naturelle de nos idées, ce guide qu’il nous faut vouloir suivre, et qu’il nous est si aisé de méconnaître, a pour vrai nom conscience. 

Rien n’est donc plus mortel à l’homme qu’une raison corrompue, et pourtant c’est par la raison que Dieu nous éclaire et c’est elle seule qui nous rend libre. Le cœur nous trompe en mille manières, mais il est un accord immédiat de nous à nous, une impulsion secrète qui, avant tout discours, donne vigueur à nos pensées et valeur à nos actions. Rien enfin n’est plus dangereux que l’instinct ni plus éloigné de la raison ; il reste que la raison elle-même a besoin d’un principe, antérieur à tout savoir, qui la gouverne et l’empêche de s’égarer. Rousseau paraît souvent se contredire ou du moins hésiter dans les mots. En fait, il rectifie sans cesse une pensée qui doit trouver son point d’équilibre. Ni la conviction ineffable et sans lumière ni la raison abstraite et toute extérieure ne font l’homme libre, mais la raison ne vaut que par l’impulsion personnelle qui l’anime et, d’une certaine façon, la justifie.

Rousseau, comme on voit, est loin de mépriser la raison, mais il ne cesse de combattre l’abus qu’en font les hommes sans principes. D’une part elle est finie de sa nature, ce que Kant va établir avec la rigueur qu’on sait, et elle nous interdit elle-même de hasarder nos pensées au-delà de ce qu’elle peut étreindre. Est-ce donc la nier que de nous défendre contre ses sophismes, quand, au lieu d’éclairer notre route, ce qu’elle fait sans faillir, elle nous invite à des spéculations qui ne sont pas faites pour elle ? D’autre part la spéculation est sans force sur la conduite. Si la volonté doit être éclairée, la seule connaissance ne peut lui donner l’élan et la direction. La probité d’un homme est sans rapport avec l’étendue de son savoir. Et non seulement la science ne fait pas la bonté, qui relève de la nature, elle ne fait pas non plus la vertu, qui est force et choix volontaire. Il faut être bien naïf pour croire que les lumières rendent l’homme meilleur. D’un tel préjugé une civilisation peut bien périr. Car les sciences nous donnent la maîtrise des choses, mais elles nous laissent esclaves de nous-mêmes. Bien plus, les vertus de la connaissance sont aisément séduites quand la raison dévoyée tombe au pouvoir des passions. Pour nous croire délivrés de la dépendance des choses, nous entrons davantage dans la dépendance des hommes Ainsi doit-on juger ce que des esprits sans rigueur ont appelé progrès. Il faut être bien imprudent pour proposer à l’humanité un avenir aussi incertain, et bien sceptique pour ne pas voir dans le présent même l’unique racine de ses vertus.

Mais il est une certitude première, sans laquelle le doute s’empare de l’âme et la livre aux passions. Aucune spéculation ne peut la donner. Au contraire, tout savoir est vain ou plein de périls s’il est séparé de la conscience. Or la conscience n’est pas par elle-même une connaissance, mais une impulsion, un principe d’action. Elle ne nous représente pas des objets, mais elle nous gouverne et nous oblige. La certitude première n’est donc pas spéculative, mais pratique. Cette primauté de l’action sur la connaissance, de la moralité sur la spéculation, Kant la mettra au cœur de la philosophie. Mais, en un sens, Rousseau est allé plus loin encore. Car au lieu de séparer simplement l’action de la connaissance, il montre qu’aucune connaissance n’est possible si elle ne s’appuie sur une certitude morale. Et c’est à condition de reposer déjà sur un principe pratique que la connaissance a de l’influence sur la volonté. Tous les sens du mot conscience se trouvent ainsi rassemblés dans le sens primitif : la conscience est morale ou n’est rien. L’amour de l’ordre et du beau peut être plus ou moins éclairé par la raison, plus ou moins cultivé ; mais « un cœur droit, écrit Rousseau, est le premier organe de la vérité ». 

Cette idée est impénétrable à qui ne voit pas qu’elle anticipe, sans théorie préalable de la connaissance, sur la distinction kantienne de la raison spéculative et de la raison pratique. Le devoir est au-dessus du savoir et il fait toute la valeur de l’homme. Mais il y a plus : la raison elle-même n’est saine que si elle trouve dans le sentiment son inspiration profonde. Renversement paradoxal en apparence, mais qui rétablit l’ordre vrai : il n’y a d’infaillibilité que morale, et ce n’est pas l’entendement, mais la liberté qui fait l’homme. Or cette liberté s’exprime sous la forme immédiate du sentiment. Le concept discursif, le mode abstrait de la loi en seront le développement, non le principe. Il est donc assez clair que le sentiment n’est pas un penchant particulier, un simple fait de notre nature psychologique, mais la force qui nous libère des passions et nous élève d’une certaine manière au-dessus de la nature. En somme, bien conduire sa raison suppose une attitude morale, une direction du cœur dont dépend tout notre bien. C’est cette impulsion morale, distincte des inclinaisons et des penchants particuliers, que Rousseau nomme sentiment ou conscience.

« La vérité que j’aime, dit-il, n’est point tant métaphysique que morale. » Il faut certes croire qu’il y a un Dieu et que notre destinée a une signification religieuse, mais l’important est de nous connaître nous-mêmes et de comprendre comment notre volonté peut être librement conforme à l’ordre. Or nous ne sommes capables de vérité et de vertu que si nos dispositions natives portent en quelque sorte le signe de Dieu. La bonté naturelle de l’homme n’empêche pas qu’il puisse faire le mal ; elle ne signifie pas qu’il lui soit permis de déserter la vie sociale pour retourner à l’innocence primitive, mais plutôt que la nature en nous n’est jamais corrompue au point de nous détourner irrémédiablement du bien. La nature n’est point opposée à la grâce, mais elle en est, au contraire, l’expression constante. Nul péché originel, nulle damnation ne fait dépendre notre salut d’une humiliation de la nature et de la soumission à un principe étranger à nous. La conscience n’est rien que la conscience de soi et l’amour n’est rien qu’amour de soi ; mais en nous, c’est-à-dire dans la nature, nous avons le choix entre le bien-être et la beauté morale, le corps et l’âme. C’est parce que le conflit est intérieur à sa propre nature que l’homme peut le résoudre, par ses seules forces, au profit de la liberté. L’appel à la conscience est donc inséparable d’une religion naturelle.

Il faut dire à l’homme qu’il est bon en dépit de toutes les apparences contraires, car c’est lui faire croire qu’il peut attendre tous les secours de sa propre nature et c’est l’exhorter à faire usage de ses facultés. Qui donc peut regretter autrement qu’en paroles l’état primitif où les hommes sont stupides et bornés ? Sans doute peut-on rêver à l’innocence perdue, puisque la vie sociale et l’histoire nous ont à jamais arrachés aux conditions idéales du bonheur. Le sauvage, en effet, n’a pour se conduire que l’instinct qui l’attache à lui-même et la pitié que lui inspire la souffrance d’autrui, mais, ignorant le lien social, il n’a pas l’usage de la raison. La seule dépendance des choses à laquelle il se soumet spontanément est la garantie d’une liberté sauvage qui s’épanouit dans la solitude. L’état de nature est donc conforme aux conditions du bonheur. Car pour être heureux, si du moins les circonstances extérieures sont favorables, l’instinct suffit. Avant Kant, Rousseau dénonce le sophisme répandu par les rhéteurs du siècle qui mettent dans le progrès des lumières la condition du bonheur. Or si l’on suppose une providence, c’est-à-dire une finalité dans la nature, la raison paraît superflue et beaucoup moins capable que l’instinct de nous rendre heureux. Le développement de la raison accroît nos besoins au-delà de nos forces et suscite les passions dont le sauvage est exempt. Enfin la raison nous introduit dans la sphère de la moralité, c’est-à-dire du devoir et de la faute, dans laquelle notre bien-être a cessé d’être tout notre bien.

Il en résulte que si la vie sauvage, dépourvue de vices et de passions, a la vocation du bonheur, elle n’est l’inspiratrice d’aucun droit et d’aucune vertu. Il n’est pas de droit naturel, si l’on entend par là un droit issu de l’état de nature, les hommes s’associant, par exemple, pour résoudre le conflit de leurs intérêts et rétablir le bien-être compromis. L’utilité ne peut provoquer que des associations éphémères et un droit contingent. Quand l’échange des services n’est réglé que sur le besoin, il n’est pas réglé du tout. Je ne suis jamais sûr d’être payé de retour et il est souvent plus profitable de faire le mal que le bien. La réciprocité des services ne peut donc naître, dans l’état de nature, du seul besoin, car elle suppose elle-même une première convention. Et comme la dépendance des choses suffit à définir la vie sauvage, on ne voit pas comment elle pourrait engendrer le droit. Or la société entraîne la dépendance des hommes comme une conséquence presque fatale. Au lieu de se soumettre aux choses comme l’y poussait son instinct, l’homme désormais capable de prévision et de calcul cherche à se soumettre son semblable. L’homme sauvage, dit Rousseau, est « privé de toute sorte de lumière » et « borné au seul instinct, il est nul, il est bête » ; car, « privé du secours de son semblable... et réduit en toutes choses à la marche de ses propres idées, (il) fait un progrès bien lent de ce côté-là ; il vieillit et meurt avant d’être sorti de l’enfance de la raison. » L’homme social, au contraire, a rompu l’équilibre naturel entre son appétit et sa force ; sa connaissance accroît ses besoins ; la dépendance d’autrui lui inspire des passions. Son cœur se déprave, parce que, n’obéissant plus au seul instinct, il a perdu sa belle innocence. Énervé par la connaissance, détourné de sa fin naturelle, l’instinct lui-même est devenu suspect. Car au lieu de se limiter à la conservation de l’être, il pousse alors les hommes à s’opprimer mutuellement. Non seulement l’homme asservit son semblable, il est plus encore esclave de lui-même.

Donc le genre humain serait perdu irrémédiablement si la conscience ne redressait la raison corrompue et ne lui fournissait la règle de son bon usage. Car la société ne déprave pas l’homme jusqu’à détruire ses facultés naturelles ; même, en un sens, elle leur donne occasion de se développer. Enfermé dans la solitude, le sauvage n’a nul besoin de justice ; la moralité ne le concerne pas et il n’a pas de passions. Mais ayant perdu cette unité primitive du pur vécu, il dépend de nous désormais de céder à nos appétits ou de suivre la justice. Notre liberté s’en trouve toute changée. Jusqu’ici elle était seulement négative : la nature nous préservait d’éprouver comme une contrainte notre soumission aux choses, car nos facultés n’excédaient jamais nos besoins ; et nous ignorions la dépendance des hommes. Mais, depuis que nous avons l’usage de la raison, nous nous trouvons devant l’alternative du bien et du mal. Cette liberté est positive et nous avons désormais le mérite de notre choix. L’homme social, qui ne fait qu’un seul être avec l’homme raisonnable, est pleinement responsable ; il dépend de lui de reconquérir l’équilibre perdu et de rétablir la paix avec soi qu’il a rompue en cessant de se confier à l’instinct. Il lui importe donc de retrouver, dans l’état civil, une pureté de mœurs si naturelle au sauvage. Mais, cette fois, il devient à lui-même sa propre providence : sa moralité fait sa valeur car sa liberté est sa victoire.

En entrant dans la vie sociale et dans l’histoire, nous perdons beaucoup en un sens. Nous perdons l’innocence. Nous cessons d’être confiés à la nature et d’obéir sans pensée à ses lois. Nous sacrifions ce bonheur immédiat qui appartient au pur instinct. Car l’homme commence d’être malheureux quand il se mêle de penser et de connaître son semblable. Alors il désobéit à la nature et cesse de coïncider avec soi. Ce progrès, c’est-à-dire ce déséquilibre, il doit le payer d’un effort personnel, puisque sa vie n’est plus désormais réglée de l’intérieur par la nature. Le progrès, c’est le risque du mal. C’est par le progrès que le mal vient au monde. L’histoire est comme une tentation et une aventure. Mais l’homme ne perd pas tout pour avoir connu la tentation et l’histoire n’est pas une damnation éternelle. Seulement, hors de l’état naturel, l’instinct ne lui suffit plus et il ne peut plus refuser l’usage des idées. L’avènement de la raison est donc irréversible. Certes, ce que Rousseau appelle conscience est encore instinct, c’est-à-dire impulsion immédiate, mais au lieu d’être au service du seul appétit comme il suffisait dans l’état de nature, il tourne nos regards désormais vers l’ordre et la beauté que seule la raison peut éclairer. La conscience est donc ce qui en nous force la raison à être pratique et à concevoir des lois pour notre conduite. Une fois rompu l’équilibre originel, c’est le meilleur de notre nature qui nous invite à régler nos mœurs sur des conventions.

Or une convention prise en ce sens n’a rien de commun avec un artifice de langage, ou un expédient recommandé de façon facultative par la commodité des besoins. L’idée de convention est souvent liée au souci de l’utile ; on a dit, par exemple, que si les principes des mathématiques se réduisaient à des conventions, cette science n’était plus qu’une langue bien faite, tout au plus une technique. Il faut donc retrouver l’idée forte : convenir, venir ensemble, conclure un accord entre esprits. Une convention ne peut être nouée qu’entre des êtres raisonnables, c’est-à-dire des êtres capables de se conduire selon des principes universels et de se communiquer selon ces mêmes principes. Une convention suppose ce que la nature exclut, la fidélité volontaire et libre à une loi que n’impose pas la nécessité des choses. Par exemple, la faim pousse l’animal à se nourrir, mais ici l’action dépend de l’impulsion et s’éteint avec elle. La force des besoins ne crée pas une seule loi. C’est assez prouver que la société humaine ne peut se fonder sur des principes hypothétiques. Ou bien l’État repose sur des bases absolument rationnelles, ou bien il n’existe pas. On peut concevoir un agrégat d’individus passagèrement rassemblés par l’utilité, mais une association permanente suppose des principes qu’on ne puisse contester. La société ne dérive donc pas de la nature et la sociabilité va de pair avec la rationalité. Allons plus loin : toute doctrine est comme on dit, réactionnaire qui, prétendant tirer la société de la nature, met l’instinct au-dessus de la loi rationnelle ou instituée, pour conclure au mépris des conventions.

Rousseau égale ici la rigueur platonicienne et, dans le troisième chapitre du Contrat, on croit deviner l’ombre inquiétante de Calliclès ou celle de Thrasymaque. Ce défi de la force n’est pas sans grandeur, car il est beau d’espérer la force et de croire qu’on la gardera. Il est même un mérite de la force qui se nomme audace, risque, courage, et qui fait dire que l’esclave aussi en un sens, a choisi. Il est même une générosité de la force qui fait espérer de l’acquérir et d’être à son tour victorieux. C’est bien pourquoi la force, comme l’adresse et la ruse, est célébrée dans les jeux. Mais les jeux sont tous de convention : l’emploi de la force y est décidé et réglé. Calliclès l’a bien compris, qui se déchaîne contre la loi ; il n’y voit qu’une convention sans valeur, destinée précisément à ruiner les valeurs qui surgissent de la nature. La force seule fait droit, car elle est quelque chose, et très reconnaissable, ajoute Pascal. Et surtout si la force est reconnue comme seul principe, l’homme retrouve son unité, il est en paix avec lui-même. Tel est le rêve d’un état de nature dans lequel les hommes établiraient leurs rapports sans l’intermédiaire de lois artificielles et extérieures, par la seule force des individus, car la valeur y serait immédiatement sanctionnée par la domination, la faiblesse par la dépendance, la servitude et la mort ; comme si l’état de société, par la simple communication des hommes entre eux, n’imposait pas d’autre loi que la loi naturelle qui préside au jeu des forces. Mais s’il y a une logique de la force, il faut aller jusqu’au bout de cette logique, comme l’implacable Darwin ; car en biologiste il purifie la force, il la réduit à sa seule force, au lieu de lui porter secours à la manière des politiques. Dire que le plus fort fait la loi, ce n’est désigner personne pour régner tout à l’heure. On verra bien qui alors sera le plus fort. La sélection naturelle est un régime instable qui ne reconnaît aucune infaillibilité et rend vaine toute adoration, si le plus fort doit faire la preuve au moment même. Et il faudra bien que le vainqueur rende la coupe, s’il est vaincu à son tour. Mais dans les jeux, le vaincu garde ses chances pour une autre partie ; dans l’état de nature, il est définitivement exclu du concours.

« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître » : ce jugement en forme d’attaque ruine d’un coup tout le réalisme politique. Car il dit trop la faiblesse de la force et qu’en voulant garantir son avenir elle se trahit elle-même. Dans le présent, même le plus fort ne peut pas régner sur tous s’il n’inspire pas la crainte, qui n’est déjà plus une puissance physique, et s’il ne fait pas croire à sa légitimité. Le prétendu règne de la force repose donc, en fin de compte, sur l’opinion. On voit pourquoi Socrate retrouvait Calliclès dans le même camp que Gorgias. La tyrannie ne va pas sans rhétorique et toute politique se résout finalement en paroles. Car la force seule est sans mystère ; elle ne prouve qu’elle-même et encore ne le prouve-t-elle qu’au moment où elle agit. Les physiciens enseignent qu’elle ne se connaît pas en elle-même comme une puissance existant en soi, mais se reconnaît à ses seuls effets réels. Cette pure mécanique ruine le prestige de la force parce qu’elle tempère l’imagination et ramène les paroles à leur vrai sens. Bien percevoir les choses est la première tâche d’Émile, s’il doit être juste et bon citoyen.

Mais la force n’est pas seulement faible parce qu’elle peut toujours être surmontée par une autre ; elle est surtout sans force devant le jugement. Aucune moralité ne peut résulter de ses effets, car si la force contraint assez, jamais elle n’oblige. Que prouvent cent bataillons, sinon qu’ils peuvent détruire une ville, ruiner une province et faire tout le mal qu’on voudra ? Mais ils ne prouvent rien de plus que la foudre ou le tremblement de terre ; ils font partie des choses extérieures et rentrent dans l’indifférence du monde. Or l’homme écrasé est encore un témoin et un juge. Cette supériorité de vigile que l’homme a sur l’univers consiste-t-elle seulement, comme semble dire Pascal, à avoir conscience ? L’homme de Rousseau a davantage, il a une conscience car il se dresse devant la force irréfutable. C’est ici qu’il faut savoir se passer de preuve et reconnaître une certitude qui n’est pas de l’ordre du monde. Nul ne peut prouver que l’esprit n’est pas rien, mais nul non plus n’est tenu de juger ou de discourir. L’état de nature est donc bien loin derrière nous, et si la force aveugle nous invite à la servitude, nous ne sommes plus libres désormais de lui céder innocemment. 

A la manière de Platon, Rousseau retourne donc par une question le jeu de l’empirisme : qu’est-ce que cela prouve ? Toute l’histoire est à juger en une fois, car nul événement n’impose l’adhésion à l’esprit libre. L’utopie du progrès comme le réalisme politique n’est qu’adoration de la force. Ce qui a lieu ne crée aucun droit. L’esprit seul sait tracer le droit, je veux dire l’esprit géomètre qui ne prend pas modèle sur le monde, mais ne croit fermement qu’à ce qu’il peut penser sans secours. D’où cette pure logique du droit, qu’aucune expérience n’émeut jamais, et qui conclut toujours à l’égalité. Ce droit n’est sans doute qu’une forme abstraite, mais c’est la forme à travers laquelle la liberté s’exprime et se découvre. D’où encore cette passion qui traverse la critique lucide et qui est la force même de la liberté, si peu croyable aux esprits positifs. Le scepticisme est vaincu, sans aucune preuve, par l’acte d’une liberté qui ne s’appuie sur rien, ne concède rien et ne tire son autorité d’aucun compromis avec le monde. Ce dénuement volontaire, cette solitude du jugement font ensemble la dignité de l’homme et la raison du droit.

Qu’on ne discute donc pas des faits, puisque ce n’est pas de ce côté qu’on trouvera les fondements indestructibles de la société politique. Il serait aussi vain d’opposer à la réalité observable un modèle imaginaire et arbitraire. L’utopie n’est pas si éloignée du réalisme, puisqu’elle représente les choses comme on souhaite qu’elles soient, au lieu d’éclairer les principes. Rousseau laisse donc l’observation et la conjecture pour se demander ce que peut bien signifier une société humaine. Sa méthode est semblable à celle de Platon, dont on sait qu’il ne prêche nullement une utopie, mais dégage les conditions a priori sans lesquelles l’État ne réalise pas son essence, c’est-à-dire n’est pas vraiment l’État. Elle prépare celle de Kant, qui défendra contre tout mélange le principe de la moralité et du droit, jusqu’à faire voir dans la paix perpétuelle la loi a priori devant régir, quoi qu’il arrive, les rapports entre les nations.

Du contrat social est un titre trompeur si l’on songe aux contrats révocables que font souvent les hommes à l’intérieur de la société. Ces actes temporaires créent des associations particulières ; ils n’ont pour mobile que l’utilité privée, même collective, et ils ne peuvent survivre aux circonstances qui les ont suscités. Surtout, ils supposent l’état social qui force à respecter les engagements pris et à être juste, mais ils ne le créent point. Ce qui range Rousseau parmi les plus purs philosophes, c’est qu’il cherche à découvrir l’origine radicale du lien social sans s’embarrasser des apparences historiques. Il est clair, par exemple, qu’entre le maître et l’esclave, il n’y a point société, puisque malgré l’existence des lois qui régissent l’esclavage, l’état de guerre entre eux n’est nullement aboli ; leur rapport demeure un rapport de force. La preuve en est que si l’esclave désobéit et se révolte, il ne rompt aucun lien de droit. Un tel lien suppose l’adhésion d’êtres raisonnables et libres. Ainsi donc, lorsqu’un homme ou plusieurs hommes imposent leur loi à d’autres hommes, quelle que soit la rigueur des textes et la constance relative des rapports humains, il n’existe pas entre eux de société au sens propre du mot. Comme il n’y a pas de consentement forcé, l’état civil ne peut organiser la dépendance des hommes mais seulement leur liberté. Qu’on ne s’étonne pas s’il est sans cesse contredit par les lois écrites et par les mœurs. Mais s’il est clairement défini, voilà le modèle qui sert à confondre toutes les tyrannies et toutes les usurpations.

Il faut savoir par cœur le chapitre « De l’état civil », page unique qui met sous les yeux de l’esprit la vérité pure cent et cent fois contredite par les politiques de tous les temps. En passant de l’état de nature à l’état civil, l’homme est changé, ou plutôt il est né une seconde fois. Sans doute a-t-il perdu l’innocence des premiers âges, mais, loin d’être une qualité humaine, elle n’était que l’état d’un animal stupide et borné. Nature et société s’opposent comme l’animal et l’homme, l’instinct et l’intelligence. Le propre de l’homme est d’être assez libre à l’égard de ses besoins pour pouvoir se gouverner d’après des principes. Il ne peut donc plus céder aux mouvements obscurs de l’instinct sans être responsable de sa sujétion. Et telle est bien la servitude des passions qu’elle est jugée par nous comme une faute dans laquelle nous sommes tombés. L’état civil change donc tout l’homme, puisque l’appétit n’a plus désormais le même sens. Il était l’instrument de la liberté naturelle, et maintenant il n’est plus qu’une force étrangère et subie, que l’homme peut bien faire sienne, il est vrai, mais en la gouvernant. L’animal n’est qu’un corps soumis aux lois naturelles, tandis que l’homme, par un renversement sans exemple dans la nature, s’il ne peut se défendre d’avoir des penchants, possède du moins le pouvoir d’échapper à leur emprise et de se régler sur des principes qu’il conçoit lui-même. Disons donc que la raison fait l’homme, car elle lui permet d’exercer ses facultés au-delà des bornes que lui assignait l’instinct. Elle le rend perfectible parce qu’elle le rend libre. Ses pensées désormais prennent leur vol ; ses sentiments mêmes, qui puisent leur substance dans la nature, acquièrent de la noblesse, et l’homme tout entier accède à une dignité inconnue des choses. Ainsi sommes-nous à jamais arrachés à l’état de nature. Et si l’homme pensait vraiment à sa condition, il célébrerait sans relâche l’instant heureux de cette naissance, qui est l’origine vraie de l’homme. Car la liberté crée l’homme sans retour. Mais en même temps, l’assujettissement aux passions, loin de le rendre à l’état de nature, le dégrade au-dessous des bêtes. La même cause, qui fait l’homme intelligent et libre, l’invite à la violence et à l’injustice. L’état civil n’est donc pas un don gratuit de la nature, mais il est une conquête de l’homme et il ne peut se conserver que par un combat sans fin.

La société vraie est donc un acte volontaire par lequel l’homme sort en quelque sorte de lui-même pour se régler sur le droit. La liberté naturelle n’est qu’indépendance à l’égard d’autrui ; elle n’est rien d’autre que l’impulsion physique qui, gouvernant l’animal du dedans, le dispense d’obéir et de connaître des devoirs. Dans l’état civil, au contraire, l’homme n’existe plus que par l’idée d’avoir des semblables et de pouvoir communiquer avec eux selon une règle universelle. La société n’est donc qu’une même chose avec la raison, et l’homme qui, jusqu’ici, n’avait regardé que lui-même, dit Rousseau, se voit forcé d’agir sur d’autres principes. La justice lui est une idée extérieure en un sens, puisqu’il doit se la représenter d’abord et la concevoir comme la loi de tous. Mais, en un autre sens, elle ne lui est dictée par personne et aucune force au monde ne peut le contraindre à obéir. C’est pourquoi celui-là seul est libre qui se soumet lui-même à une loi. « L’impulsion du seul appétit est esclavage et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. » Belle pensée pour un traité politique. Socrate demandait si le gouvernant n’avait qu’à gouverner les autres et non pas soi d’abord. Car faire ce qui plaît n’est pas faire ce qu’on veut, mais suivre l’humeur bientôt regrettée ; et le tyran est toujours le moins libre des hommes. Le gouvernement de soi, que Kant appellera autonomie, est donc aussi la condition d’un État libre.

Toute l’idée de civilisation tient dans cette pensée. Qu’est-ce, en effet, qu’un homme civilisé sinon celui qui reconnaît une loi valable pour tous et qui, se réglant sur elle, satisfait sa raison ? La barbarie est un retour violent à l’impulsion physique. Mais cette régression ne nous rend pas à l’innocence dont la nature est parée. Car on cède à l’appétit au lieu d’obéir à la loi. Être raisonnable n’est donc pas s’abandonner à l’appétit de vivre, mais se donner une règle de vie. La mort de Socrate le prouve assez, d’une éloquence sans parole. Et si l’on suit un peu cette pensée, on trouve que les sentiments les plus profonds naissent d’une règle acceptée. On ne fait pas des sentiments avec des impulsions et l’amour le plus vrai est celui qui conquiert sa fidélité. De cette idée si méprisée des psychologues, La Nouvelle Héloïse est le meilleur commentaire.

Le citoyen n’a donc pas à être un autre homme que l’homme privé. Il est fait des mêmes vertus. La volonté générale n’est pas davantage un compromis des intérêts particuliers que la conscience personnelle n’est une somme de penchants. Une loi n’est véritablement une loi que si elle est universelle, c’est-à-dire n’appartient à personne. Car « il n’y a point de liberté sans lois ni où quelqu’un est au-dessus des lois » ; et Rousseau poursuit dans ses Lettres écrites de la Montagne : « La liberté suit le sort des lois, elle règne ou périt avec elles. » La dépendance de l’homme à l’homme détruit donc l’état civil comme l’assujettissement aux passions corrompt la raison individuelle. Cette pensée juridique peut inspirer des sentiments véritables, mais elle est assez prévenue, par sa difficulté même, contre l’improvisation sentimentale des habiles politiques. Rousseau est donc cet homme-là qui conduit par ordre ses pensées et nous convie au carême de la méditation. Qu’il ait aimé en lui l’enfance et la poésie spontanée de cet âge, qu’il n’ait cessé d’éprouver la force des impulsions dont sa nature était prodigue, c’est en quoi beaucoup se sont reconnus. Aussi n’accablons pas les lecteurs de Jean-Jacques.

La révolte contre l'histoire

Texte publié dans la Révolution prolétarienne, revue syndicaliste révolutionnaire, 21e année, n°358, nouvelle série n°58, janvier 1952.


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Le privilège paradoxal de notre époque est d’avoir étrangement confondu les problèmes en livrant aux mêmes impasses la philosophie, l’histoire et la vie. Non pas que cette solidarité soit une découverte de notre temps, mais jamais comme aujourd’hui elle n’avait été aussi manifeste ni aussi tragique, en raison même de la rigueur massive de notre expérience. Le contemporain d’Octobre, du drame espagnol et de la guerre s’est effrayé de voir que sa vie propre se confondait avec l’histoire du monde, et que l’une et l’autre pouvaient en même temps prendre un sens ou le perdre atrocement. C’est alors que tout fut mis en question, c’est-à-dire le choix des valeurs qui définissent une vie et décident si elle mérite ou non d’être vécue.

A Camus revient le mérite d’avoir éclairé ce choix. En traçant l’épure du désespoir universel, il propose pour notre génération une méditation commune au philosophe, à l’artiste et au militant. Il fait le diagnostic de notre désordre avec l’art du clinicien. Ainsi, au siècle de la mort violente et des statistiques il reproche moins de multiplier le meurtre que de le préméditer et de le raisonner, et il montre que ceci est la cause de cela. Écoutons-le :

« Heathcliff, dans les Hauts de Hurlevent, tuerait la terre entière pour posséder Cathie, mais il n’aurait pas l’idée de dire que ce meurtre est raisonnable ou justifié par le système. Il l’accomplirait, là s arrête toute sa croyance. Cela suppose la force de l’amour et le caractère. La force de l’amour étant rare, le meurtre reste exceptionnel et garde alors son air d’effraction. Mais à partir du moment ou, faute de caractère, on court se donner une doctrine, dés l’instant où le crime se raisonne, il prolifère comme la raison elle-même, il prend toutes les figures du syllogisme. Il était solitaire comme le cri, le voilà universel comme la science. Hier jugé, il légifère aujourd’hui. ».

D’un côté le crime de passion ou de fatalité, de l’autre le meurtre de raisonnement et de logique. Dans cette page d’un style pur, Camus pose la distinction fondamentale dont tout le livre n’est qu’un commentaire et qui l’amène à proclamer l’interdiction de tuer. Mais comment concilier le refus du meurtre et le devoir de révolte ?

L’homme révolté est celui qui dit non. C’est l’esclave qui se retourne et fait face à son maître. Il y a une révolte métaphysique quand l’homme découvre la mort, l’absurdité du monde et l’absence de Dieu. Il y a une révolte sociale lorsque de Spartacus à la Commune de Paris, les humiliés se dressent contre une condition injuste. « L’homme est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est ». Mais ce refus n’est 

pas pure négation. Il ne peut dire non à l’absurdité du monde et à l’injustice sans dire oui en même temps à ce qui exige un sens et une justice. Donc ma révolte ne se comprend que si j’affirme une réalité qui me dépasse et que je reconnais, toutes les fois que je préfère souffrir l’offense plutôt que de la commettre. C’est la nature humaine qui m’est ici révélée dans sa permanence et sa dignité meurtrie par la brutalité quotidienne d’un monde qui n’est pas fait pour elle.

Ainsi je brise ma solitude et je rencontre les autres hommes sur mon chemin : tous les autres. « Je me révolte, donc nous sommes », conclut Camus. Et c’est ici que la révolte est incompatible avec le meurtre. S’il ne devait exister que des oppresseurs et des opprimés, des bourreaux et des victimes, mon choix serait simple et il n’y aurait pas de problème. Mais si je veux rester fidèle à ma révolte, je dois m’interdire de changer simplement de camp comme ceux qui volent pour ne pas être volés ou tuent pour ne pas être tués. Dans sa nature même la révolte trouve sa propre limite En proclamant le salut commun, elle refuse les moyens qui compromettraient le salut d’un seul.

Or, comme par dérision, la révolte a engendré, au cours de l’histoire contemporaine, les techniques de l’oppression et du meurtre démesuré. La littérature et la philosophie ont exprimé en styles divers cette aventure. Camus sait distinguer entre les violences de Sade, Lautréamont et Stirner d’une part et les incertitudes sublimes de Nietzsche et Dostoïevski d’autre part. Mais c’est dans l’histoire surtout que la contradiction s’affirme et qu’elle doit finalement être jugée.

Tout a commencé pour nous avec la condamnation de Louis XVI, que Camus présente comme un symbole, parce qu’elle signifie que la révolution est la conquête du pouvoir politique avec ses moyens d’oppression et de répression. De ce jour la révolution a trahi les sources profondes de la révolte. Mais tandis que les régicides de la révolution jacobine instituèrent la religion de la vertu comme voulait Saint-Just, disciple de Rousseau, leurs successeurs mieux instruits accablèrent le monde par les diverses formes de la « Révolution cynique ».

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Ces commentaires surprendront ceux qui sont accoutumés aux études techniques et qui, ayant reçu une formation marxiste ou simplement scientifique, envisagent toute l’histoire comme expression plus ou moins directe des faits économiques. Il ne faut pas mépriser la technique quand elle n’est pas méprisable, c’est-à-dire quand elle nous permet d’éclairer et de maîtriser un aspect du réel. Mais il faut se méfier des techniciens de vocation d’abord, de gouvernement ensuite, qui résolvent l’expérience humaine en statistiques brillantes et cruelles.

Un fait économique n’explique ni ne justifie un choix métaphysique quelconque. Il peut aider à la comprendre dans la mesure où il a créé l’urgence de certaines solutions, et par exemple on ne peut nier que le Capital par sa méthode et par son objet soit l’une des œuvres les plus explicatives de notre temps. Mais le comportement des hommes dénote une source plus profonde. En choisissant entre le combat et la résignation, le respect et le meurtre, le ciel et la terre, la mort et la vie, l’homme assume, souvent dans la nuit, toute sa condition qui est d’agir pour des motifs et au nom des valeurs (le problème est ici de savoir si elles sont authentiques) portant témoignage à l’extrémité du malheur et par ce malheur même qu’il échappe jusqu’à la mort au règne absurde des choses. C’est par là qu’il échappe aussi à la technique et aux statistiques. C’est donc par là que Camus décide de le saisir.

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La démesure des temps modernes est la croyance à l’histoire. Elle s’ébauche avec le christianisme et prend tout son essor dans la théorie de la violence historique. Nous devons savoir gré à Camus d’avoir mis à jour avec une parfaite sûreté le lien secret qui unit sous leur conflit superficiel les deux doctrines ennemies de la révolte. Il lève l’équivoque stupide qui fait du socialisme autoritaire le véritable concurrent de l’Église, alors qu’il n’en est en un sens, qu’une réplique adaptée à la civilisation industrielle. Par là s’explique le goût obscur qu’ont aujourd’hui quelques catholiques pour la lutte révolutionnaire et l’attrait invincible qu’exercent sur eux les formes les plus confuses de l’action politique.

Nous avons affaire à deux espèces d’une même croyance inaccessible aux Grecs, amoureux de la nature et du présent. Leur sagesse excluait l’infinité du temps ou se recomposerait une histoire n’ayant de sens qu’à son terme. Ils ne concevaient du temps que l’image cyclique que leur offraient le mouvement des étoiles et le retour des saisons, temps fermé sur soi, rassemblant en un seul jour toutes les possibilités de l’être et toutes les ressources de la vie. Cette pensée les conduisait parfois au mythe du retour éternel, mais la perspective d’une histoire procédant selon une droite infinie leur était interdite.

Au contraire, la tradition judéo-chrétienne nous présente la destinée comme le déroulement tragique d’événements absurdes, mais auxquels le dénouement final donne un sens et une consécration. Et, malgré l’apparence, c’est l’ère chrétienne qui prend au sérieux une nouvelle mythologie, tandis que les philosophes grecs ne croyaient à la leur qu’en souriant. Désormais le dénouement du destin est une justification dernière que le présent peut seulement concevoir et qui fuit sans cesse vers l’avenir imaginaire où toutes choses seront réglées. toutes fautes rachetées et toutes victimes sanctifiées. C’est le royaume de Dieu, le triomphe du progrès et la société sans classes. Voilà pourquoi notre ère fut tout à la fois celle des martyrs et de l’inquisition, des grands sacrifices révolutionnaires et de la terreur policière.

Avec tact et justice, Camus ne reproche à Marx pas plus qu’à Nietzsche sa terrible postérité. Mais l’un et l’autre, quoique différemment, préfèrent l’histoire à la nature et consentent d’avance à sacrifier ce qui est à ce qui n’est pas. Je me plais à relever ici une courte note dans laquelle Camus évoque l’existentialisme athée dont la morale promise est encore attendue. Il dit que cette morale ne pourra s’établir sans introduire des valeurs étrangères à l’histoire. Mais comment faire ? Tout se passe depuis longtemps comme si l’existentialisme, qui est un prolongement de l’idéologie allemande, était impuissant à s’achever sans mourir dans la tradition chrétienne ou sans se confondre avec le marxisme. Or son suicide est fatal, puisqu’il refuse à l’homme une nature à préserver dans l’empire irremplaçable du présent.

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Si Camus est revenu sur les illusions de 1945, il reste fidèle, dans l’ensemble, à toute son œuvre. Depuis Noces paru à la veille de la guerre, jusqu’à la « pensée de midi » qui termine l’Homme révolté, il revient aux sources de la sagesse que les Grecs avaient conçue à la taille de l’homme. Il dénonce en même temps la démence de ceux qui se croient inspirés de Dieu et celle des déicides qui prennent la place du dieu mort, ces dieux aux yeux crevés qui humilient les nations. Son athéisme n’est pas agressif. Simplement, Camus n’a pas de pensée pour un au-delà de la condition humaine. Si les chrétiens, penchés sur l’abîme, reçoivent l’écho de leur cri, lui mourra sans espoir, pour rester fidèle à la terre.

Il nous enseigne la lucidité à une époque cruelle pour ceux qui n’acceptent pas de sacrifier aux idoles. Et s’il s’agit d’un sacrifice humain, il dénonce le meurtre. Mais quelle prédication peut venir à bout de la violence qui s’inspire d’une logique et se recommande des meilleures intentions ? On ne persuade pas des bourreaux qui ont une conscience professionnelle et un sens accompli du devoir.

C’est alors toute l’organisation politique des États qui est mise en question, parce qu’elle porte la responsabilité du malheur présent des hommes. Devant un monde où les enfants meurent, la révolte a seulement la valeur d’un témoignage, mais devant une société qui désespère les hommes jusqu’à la folie, la révolte a quelque chance d’entrer dans l’histoire. Contre les politiques de l’illusion tragique qui sacrifient la partie au tout et le présent à un avenir imaginaire, la vraie générosité consiste à opposer une politique de l’urgence. L’homme révolté, comme Sisyphe, doit savoir qu’il n’y a pas de lendemain et que sa destinée se joue tout entière dans le présent. C’est la condamnation sans appel de toute action qui spécule sur l’avenir et qui dans le même temps humilie les vivants.

On comprend alors l’hommage que rend Camus au syndicalisme révolutionnaire dont la tradition libertaire a survécu à la Première Internationale. Son caractère distinctif est de concevoir l’émancipation des hommes comme un effort quotidien vers le bonheur. C’est à l’intérieur des groupes naturels comme la famille et la profession que l’homme se libère des contraintes que les institutions font peser sur lui. La grande politique n’est pas son affaire. Ni l’action des gouvernements, ni la guerre, quelle qu’elle soit, ne le concerne, sinon comme victime et comme révolté.

***

Le livre de Camus est trop riche pour ne pas donner prise par quelques côtés a des critiques que j’aurais aimé formuler ici. Mais la sympathie qu’il m’inspire est trop forte pour que je ne lui accorde pas pour l’instant toute l’attention et toute la place. Les commentaires, qui n ont pas manqué, toucheront peu Camus : ni les éloges des conservateurs qui voient dans ce livre l’expression d’un découragement profitable à leurs intérêts passagers, ni les injures des révolutionnaires de profession qui lui reprochent de faire penser. Il a répondu déjà aux uns et aux autres.

Aux premiers il répond que personne n’est justifié dans son arrogance ou dans son repos, que la valeur des âmes se mesure a celle des idées et des actes, que les meilleures intentions se heurteront toujours à la révolte des hommes vrais, humiliés d’abord puis triomphants, parce qu’ils reportent sur leurs frères la tendresse que les lâches vouent au destin.

Aux seconds il démontre, contre la croyance qu’un siècle de propagande a inculquée aux peuples, que la révolte est plus riche et plus efficace qu’une révolution de système et de violence concertée, qui accroît le malheur des hommes en échange d’une eschatologie dérisoire. Il leur fait honte en leur rappelant l’exemple des justes de 1905 qui ne consentaient à tuer qu’une seule fois et garantissaient l’extrême limite de leur violence par le sacrifice de leur propre vie. Il leur oppose enfin la vérité constante de notre condition : il n’y a pas de terme à la révolte et la justice sera toujours à recommencer ; même si une révolution sociale devait être définitive, l’homme aurait toujours à surmonter l’angoisse d’un destin amer.


Le lycée et l'université

Texte publié dans Indépendance Universitaire, Bulletin trimestriel de l’association universitaire pour l’entente et la liberté (A. U. P. E. L.), n°62, décembre 1994. ISSN 0221/9352.


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Lorsque je faisais mes études, l’enseignement relevait encore d’institutions résolument distinctes de la société civile ; il se présentait pour l’essentiel comme sa propre fin. Le choix d’une profession pouvait éventuellement dépendre de la nature des études poursuivies ; il ne les gouvernait pas. Plus encore, du moins dans l’esprit, l’enseignement était à la fois le principe et le terme : la vraie licence s’appelait d’ailleurs « licence d’enseignement ». Un fait majeur de notre temps est, au contraire, l’éclatement de l’institution qui tend à se présenter comme « un service », un simple auxiliaire de la société civile, l’organe de la préparation aux emplois. Ni les syndicats ni les ministres ne vont dire le contraire ! Le changement s’est accompli sous le signe des bons sentiments, à la faveur de ce qu’on appelle à tort ou à raison la « démocratisation » qui ne consiste nullement, comme on feint de le croire, à rendre les chances plus égales dans l’ordre social pour que les meilleurs ne soient pas désignés d’avance comme par héritage, mais à diminuer, voire à effacer les exigences propres à l’école, au lycée, à l’université, à établir une continuité entre l’école et ce qu’aujourd’hui on appelle la vie. Le nombre d’années d’études sanctionnées après le baccalauréat tend de plus en plus à définir le rang social. Ainsi la « démocratie » est devenue la caricature de ce que les plus nobles esprits appelaient, naguère encore, de ce nom.

On ne peut contester la dévaluation des titres et la baisse générale du niveau, à de rares exceptions près. Pour me présenter à l’agrégation de philosophie il me fallait avoir fait du latin et du grec, disposer en outre d’un certificat d’une licence scientifique. Je ne sache pas que la disparition de ces exigences ait été compensée par quelque progrès que ce soit dans l’étude des disciplines ordinaires. En particulier l’enseignement du français a beaucoup pâti de l’effacement des études classiques et, d’une façon générale, dans presque toutes les disciplines, les théories à la mode ont contribué à marginaliser l’élémentaire qui était à la base des études secondaires aussi bien que primaires.

C’est aussi pourquoi n’est plus guère présente l’exigence d’une continuité entre le primaire, le secondaire et le supérieur. On ne se trouve plus en présence d’une seule école qui, par-delà les différences nécessaires et les divers degrés, aurait une même fin, à savoir l’instruction et la culture des esprits. Combien de titulaires du baccalauréat ou même du DEUG aujourd’hui seraient-ils reçus au certificat d’études primaires de jadis, qui exigeait des bases solides en orthographe et en calcul ? L’idée que le savoir fondamental et la culture puissent être exposés à des options ne choque plus personne, car la signification de l’école en général s’est perdue. L’objectif poursuivi par la politique des options, c’est qu’il soit désormais impossible de distinguer en fin de parcours entre le plus savant et le plus ignorant, puisqu’ils ont les mêmes titres universitaires. N’importe quoi valant n’importe quoi, voilà la démocratie réalisée, comme Platon l’avait déjà annoncé ou plutôt décrit d’après Athènes.

S’il reste vrai que la spécialisation est la condition d’études plus approfondies et plus savantes, la dérive de l’université vers la « spécialisation dispersive », pour reprendre l’expression d’Auguste Comte, ne date pas d’aujourd’hui. Et elle est moins commandée par les besoins de la science que par les convenances personnelles. Or il est essentiel qu’au plus haut niveau du lycée, celui des classes préparatoires, la convergence des deux ordres d’enseignement soit développée. De même il est essentiel que pour les concours de recrutement des programmes nationaux continuent de rappeler des exigences qui importent à l’enseignement des grandes disciplines. Comment ne pas voir que la spécialisation précoce ou les choix arbitraires ont pour effet le contraire du but avoué. La baisse générale du niveau global des candidats, sinon peut-être des admis, – car la situation varie selon les disciplines – n’est déjà que trop sensible dans des concours gravement affectés, il est vrai, par une inflation aveugle et démagogique.

Qu’est-ce que l’enseignement supérieur peut attendre du secondaire et qu’est-ce que le secondaire est en droit d’attendre du supérieur ? C’est finalement une seule et même question. Il s’agit de savoir quels hommes on veut faire. S’il s’agit de livrer des étudiants de tous niveaux à des stages professionnels spécialisés, on sera peu attentif aux exigences de l’instruction fondamentale et de la culture générale. Une telle situation mériterait une ample étude, mais qui soit assez libre à l’égard des présupposés qui gouvernent de façon tyrannique les commentaires journalistiques, ministériels ou syndicaux. Ce qui semble d’ordinaire exclu désormais, c’est la mise en œuvre, dans l’exercice même de la profession, de ce qu’on a pu apprendre à l’école. A croire, à la limite, que le plus ignorant peut s’en tirer par un simple stage, puisque ce n’est plus le savoir fondamental, d’abord élémentaire, qui paraît être requis dans l’exercice de la profession, mais seulement l’adaptation improvisée à des manipulations dont les raisons théoriques demeurent à jamais cachées. Il ne s’agit plus de savoir compter pour être comptable, de savoir l’orthographe pour être secrétaire. La vertu le plus certaine de la calculette, c’est par exemple de rendre invisibles les fautes de calcul, c’est-à-dire de frappe, à un manipulateur qui ne sait pas se représenter les ordres de grandeur. « Dès qu’il suffit de savoir pour pouvoir et pour faire, écrit Kant, cela n’est pas de l’art ». Entendons qu’alors il n’est nul besoin d’entraînement professionnel prolongé, c’est-à-dire de stage. Or de plus en plus l’habileté requise pour exercer une profession ne relève ni d’un savoir théorique reposant sur des bases élémentaires acquises sur les bancs de l’école, ni d’une capacité manuelle générale, mais de l’adaptation ponctuelle à l’emploi d’un matériel ou d’un programme de travail qu’il n’est pas question de s’approprier par simple lecture en raison de l’hermétisme, concerté ou non, des modes d’emploi. Voilà pourquoi la question posée sur l’attente réciproque du supérieur et du secondaire, l’un par rapport à l’autre, peut aujourd’hui paraître obsolète.

Quand j’étais membre ou président des jurys du CAPES ou de l’agrégation de philosophie, il m’est souvent arrivé de déplorer chez certains candidats des lacunes relatives à la connaissance littéraire ou scientifique la plus générale. On ignore des notions scientifiques élémentaires qui ne pouvaient échapper autrefois – je n’hésite pas à me répéter – aux titulaires du brevet simple, voire du certificat d’études. Ne parlons pas des fables de La Fontaine ! A croire que la spécialisation et les options ont vraiment pour fonction de masquer, voire d’entretenir l’ignorance et l’inculture. Il est vrai que les programmes et souvent la pratique du secondaire ne fournissent plus guère la base sur laquelle pouvait s’établir un enseignement supérieur plus spécialisé. On peut ignorer presque tout des œuvres classiques, n’avoir jamais rencontré ni Molière ni Corneille, n’avoir jamais pratiqué la démonstration en mathématiques, croire que les fusées volent comme les avions, ainsi qu’un programme de physique pourrait inciter à le penser, et choses semblables.

C’est que la rectitude et la rigueur de penser ne sont plus au programme quand on se donne pour seul objectif avoué une adaptation professionnelle apparemment libérée d’exigences théoriques. Au long des années, j’ai vu des historiens, des littéraires, des mathématiciens, des physiciens, qui avaient été des professeurs exemplaires, renoncer à leurs convictions dès qu’ils se sont vus revêtus de hautes fonctions, tout simplement parce qu’ils ne voulaient pas paraître rétrogrades et se croyaient obligés d’obéir à l’impératif catégorique de la modernité. Alors on renonce à enseigner les grands moments du temps historique, les modèles classiques de la poésie et du théâtre, la démonstration, la genèse des notions scientifiques fondamentales.

Si encore ces mesures de décadence avaient été prises par des esprits médiocres, on se consolerait en invoquant la misère des temps ! Mais la pire trahison a affecté des esprits supérieurs, comme si les plus savants, les plus cultivés, avaient résolu d’être aux yeux de l’histoire les derniers clercs ! Ils ont laissé ainsi vider l’école de son contenu substantiel.

L’enseignement supérieur serait certes fondé à exiger que le baccalauréat soit effectivement et non pas seulement dans les mots le premier grade universitaire. Mais cela suppose le retour d’exigences scolaires à tous les degrés de l’école, du collège et du lycée. Il faudrait qu’ainsi ce diplôme fût la preuve d’un niveau de savoir et de culture pouvant justifier des études spéculatives de longue durée. Il en résulterait certes que la plupart des préparations professionnelles passeraient par d’autres voies et qu’on en finirait avec la formule de charlatan : bac + n. Mais il faudrait alors en premier lieu qu’on cesse de voir dans les diplômes un critère de hiérarchie sociale. La trop célèbre formule des quatre-vingts pour cent de bacheliers est en cela la plus réactionnaire qu’on pouvait imaginer. On ne le sait que trop : la sacralisation des diplômes a entraîné leur dévaluation, ce dont apparemment on n’incline guère encore à se plaindre. De même le lycée demande à l’université d’honorer d’abord les disciplines générales qui constituent l’instruction et la culture, qui ainsi doivent naturellement nourrir le programme du baccalauréat. Entendons-nous bien. Il ne peut s’agir de condamner toute spécialisation et toute option. Dans l’ordre de la spéculation et de la profession, et quelle que puisse être la divergence des deux voies, les exigences de la compétence passent bien par une spécialisation progressive. Mais d’une part la spécialisation ne peut surmonter ses vices ordinaires qu’à la condition de reposer sur une base solide et de ne pas mépriser les généralités fondatrices. D’autre part l’enseignement, jusqu’au plus haut sommet, se doit d’assurer les conditions d’une communication universelle. Voilà pourquoi, quelles que soient leurs différences nécessaires, les divers ordres d’enseignement doivent poursuivre des fins communes et se référer à des critères commensurables entre eux. Par delà toute nécessaire diversification ou adaptation, une même idée doit demeurer vigilante, qui soit relative à la qualité et à la dignité des esprits. Le rôle de l’université pourrait être en particulier de réduire l’écart entre la culture générale et la recherche spécialisée, comme entre la disponibilité d’esprit et l’efficacité professionnelle. Sans doute appartiendrait-il à l’enseignement supérieur de rendre vigueur à la vieille et généreuse idée d’université populaire qui rendrait alors superflue l’inflation dérisoire des diplômes. Des hommes ayant fait des études courtes pourraient, une fois engagés dans la profession, accéder à une activité spéculative qui auparavant leur paraissait étrangère. Ainsi ne serait pas seulement visé le perfectionnement professionnel, mais aussi l’enrichissement personnel. Rappelons qu’Auguste Comte s’adressant à un public d’ouvriers ne songeait nullement à les entretenir de leur métier : il leur proposait un Cours d’astronomie populaire ! Mais notre société est-elle encore capable d’attention pour les biens les plus précieux ? C’est toute la question.