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Civilisation et barbarie, à propos d'un ouvrage de Simone Weil

On le verra, cette analyse n’est pas un compte rendu de l’ouvrage publié par Gallimard en 1960, qui rassemble des écrits de Simone Weil. Jacques Muglioni y développe toute une philosophie de l’histoire, et l’on pourrait dire, une politique philosophique, celle qui demeurera la sienne jusqu’à la fin de sa vie.

Texte publié dans : 

-La Revue socialiste, revue mensuelle de culture politique et sociale, n°150, février 1962.

-L’École ou le loisir de penser, CNDP, 1993, Lectures philosophiques, pages 248-255 (absent de la réédition, Minerve, 2007).

Texte adopté : L’école ou le loisir de penser, CNDP, 1993.


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J’aime à retrouver dans Simone Weil de ces considérations inactuelles sur l’événement toujours le plus vif, qui déplaisent aux chercheurs de nouveautés et de solutions immédiates. Les Écrits historiques et politiques sont un titre trompeur qui ne cache pas longtemps un refus formel de toute politique et de toute histoire. Ce qui gâte irrémédiablement tant d’esprits brillants, c’est de croire que nos idées doivent changer avec le temps et que la vérité est devant nous. On ne peut mieux mépriser l’homme puisqu’il n’aurait jamais produit qu’erreurs ou vérités éphémères. Les grands changements apportés par les techniques scientifiques nous ont inspiré de la condescendance à l’égard d’une humanité qui nous paraît avoir été si démunie. Il semble impossible à la plupart de nos contemporains que l’homme de la lampe à l’huile ait eu les mêmes passions que nous et la même notion du bien et du mal, comme si l’électricité avait supprimé la nécessité de dormir et de mourir, comme si toutes les transformations que nous faisons subir aux objets donnaient un autre sens à la justice et à la liberté. C’est pourquoi il faut oser dire que les techniques ne forment pas l’esprit, ni cette improvisation qu’on nomme par euphémisme humanités modernes, parce qu’elles tendent à abolir l’idée d’une nature humaine identique dans tous les lieux et dans tous les temps, et l’idée d’un rapport constant de l’homme à sa condition première. Il est donc vrai de dire que « rien ne vaut la piété envers les patries mortes ». Car cette piété seule nous oblige à séparer le durable du provisoire, l’essence de l’accident, la réalité de l’apparence. Le triomphe des techniques, c’est-à-dire de ce qui est par nature divers et changeant, aboutit à l’oubli du réel et du vrai qui ne peuvent changer. Que ce semble un paradoxe en est la meilleure preuve à qui veut comprendre.

Il n’y a donc pas de pensée droite sans philosophie, qui est passion de l’essentiel. Cette condition ne prive pas l’histoire de sens, mais elle oblige à n’y voir qu’une suite de péripéties, un continuel débat de l’homme avec lui-même, ou l’illustration du combat sans merci que se livrent le spirituel et le temporel. L’histoire peut nous aider à discerner ce qui demeure parce qu’elle nous donne le spectacle de ce qui change. Mais réduite au seul jeu des forces, elle n’est plus qu’un devenir sans fin et sans vérité. Quand Platon dessine en idée l’histoire, il part de l’homme tel qu’il se pense, c’est-à-dire qu’il doit être, pour montrer ce qu’il devient peu à peu sous l’empire de la force. C’est là un raccourci de toute l’histoire réelle, sinon la condamnation de toute politique. Réservant la question de savoir s’il existe un bon usage de la force, Simone Weil rappelle que l’usage même de la force rend l’équité moins probable que l’oppression, la liberté plus incertaine que la tyrannie. Et s’il est vrai que la politique du bien est rarement une bonne politique, c’est pour deux raisons tout à fait contraires. D’une part le désir de faire le bien, n’allant presque jamais sans fanatisme, jette généralement les hommes dans le plus grand malheur par l’abus de la force ; ce dont on peut conclure que la seule politique légitime et la vraie prudence est, avant tout, d’éviter le mal autant qu’on peut. D’autre part c’est un axiome que toute politique échoue qui méconnaît l’empire de la force. L’histoire fait voir de mille manières que cette contradiction n’est jamais résolue. Quelle sottise donc de nier que Platon et Pascal soient si proches l’un de l’autre et de nous !

Réfléchir sur la politique, c’est la situer par rapport à l’homme et à l’ensemble de ses tâches. L’homme n’est-il donc rien d’autre qu’un animal politique ? Mais c’est impossible, car il est deux parts en lui qui échappent à l’histoire. En premier lieu son corps, plus généralement sa nature, dont les lois et les besoins, malgré tous les changements survenus dans leurs modes de satisfaction, sont restés les mêmes. La nature se manifeste dans le temps ; nous voulons dire que les changements mêmes auxquels l’histoire nous fait assister prouvent assez l’universalité de notre nature. Car le même peuple n’est pas éternellement le plus laborieux ni le plus belliqueux ni le plus subtil. La volonté de puissance qui fit Rome anima plus tard l’Espagne, la France, puis l’Allemagne... Que reste-t-il chez les Grecs du génie grec ? Qu’y avait-il à Rome du génie de Filippo Lippi ou de Pergolèse ? Aucun peuple n’est élu à vie ni damné pour toujours. Simone Weil montre par l’histoire qu’il n’existe ni une France éternelle destinée à répandre sans défaillance la liberté et la lumière ni une éternelle Allemagne condamnée à détruire et à opprimer sans cesse. Le goût que nous avons pour une histoire tragique nous fait croire que les rôles ont été distribués une fois pour toutes, que les peuples comme les individus sont irrémédiablement identiques à eux-mêmes, que victimes et bourreaux sont toujours dans les mêmes camps. La France révolutionnaire par exemple ne voulait pas se croire capable d’oppression. L’histoire ne peut donc tenir son vrai sens que d’une réflexion sur l’homme dont elle développe indéfiniment la nature sans la pénétrer.



Quelque chose de l’homme échappe encore à l’histoire : c’est la part du jugement. Car nous n’avons aucune raison de croire que la morale ait sensiblement changé au cours des âges. Les Athéniens du Ve ou du IVe siècle ne s’inspiraient pas de principes très différents des nôtres pour apprécier les actes humains. Ce qui nous trompe, c’est le côté spectaculaire du progrès ; il nous semble que le changement introduit par les techniques dans notre vie emporte avec lui toutes les pensées des hommes. Mais si la technique peut changer les formes de la barbarie, par exemple, elle n’en crée ni n’en supprime le fait, parce que l’acte de barbarie ne dépend pas de la nature des moyens. La barbarie a toujours en même temps les moyens de son intention et l’intention de ses moyens. Revenant alors à la source grecque, Simone Weil lit dans Platon la vérité pure de notre histoire. Car l’anneau de Gygès n’était pas moins puissant que n’importe quelle arme scientifique. Il avait suffi au berger lydien d’expérimenter le pouvoir de l’anneau pour nourrir aussitôt des projets criminels. Le pouvoir de faire le mal rend la tentation presque invincible. Point de justice sans quelque renoncement à la puissance. Or la technique ne peut pas renoncer d’elle-même à sa propre expansion, elle n’est inspirée par aucune sagesse, elle se moque des scrupules qui pourraient retarder ou limiter son succès. Elle n’en est pas moins condamnée par l’histoire elle-même. On peut énoncer cette condamnation avec Proudhon, comme un principe de physique : il n’est puissance dit-il, qui ne puisse être surmontée par une autre. C’est éclairer d’un jour cru une concurrence sans fin et sans raison. Il faut donc tenir ferme une conviction qui ne varie pas avec les vissicitudes de la force. Telle est la part du jugement par lequel nous nous appartenons à nous-mêmes et attestons que notre destinée ne s’épuise pas dans les changements historiques.

Simone Weil n’oublie donc pas l’avertissement d’Alain : le jugement se perd dès qu’il est à la merci de l’événement. Cela s’est vu naguère quand on a condamné l’Allemagne pour des crimes dont la technique seule aurait dû sembler nouvelle. Et certes, l’événement vécu nous touche autrement que les livres. Quand nous lisons dans César comment il a exterminé en un jour tout un peuple germanique, cette hécatombe ne paraît guère nous concerner. Et c’est vrai en un sens. Mais cet éloignement des passions, secret du temps, rétablit en nous la raison et l’équité. Nous formons l’idée de la puissance romaine, d’un système politique qui abolit toutes les résistances, toutes les différences, mais nous n’en accusons pas pour autant le sang romain. Nous voyons même comment le culte des lettres latines a entretenu longtemps l’adoration de Rome et inspiré à plusieurs l’imitation de sa puissance. Alors nous comprenons que l’Allemagne n’a été terrible que par une politique, et que tout autre État peut à l’avenir se rendre terrible par une semblable politique. Une culture improvisée affadit le jugement parce qu’elle permet de justifier n’importe quoi ; la méditation du passé soutient le jugement par la représentation d’une nature humaine identique en tous lieux et en tous temps.

Il suffit de bien lire la Bible, l’Iliade, les textes latins pour se convaincre que la barbarie est un caractère permanent et universel de la nature humaine. La puissance des armements n’y change rien. Mais on a trop dit que nous étions sortis de la barbarie ou du moins que nous nous en éloignions progressivement, et qu’en cela consistait la civilisation. Cette illusion nous a fait accepter des guerres et des révolutions, parce 


qu’on prétendait les faire au nom du droit et par des moyens légitimes. Ce qui nous distingue des vrais sauvages, c’est qu’ils ne justifient pas leur barbarie. Or la violence qui n’a d’autre inspiration que l’instinct ne peut produire que des maux limités. Les grands ravages veulent plus de méthode ; ils portent la marque de l’esprit complice.

Considérons d’abord que l’avantage de la force est presque toujours fatal aux meilleurs. Car la force tend à s’imposer tant qu’elle le peut et seul un miracle de générosité permet de préserver les faibles. Cette vue matérialiste est contraire à l’illusion selon laquelle il y aurait des forces bonnes en elles-mêmes et qui l’emporteraient non seulement parce qu’elles sont des forces, mais surtout parce qu’elles sont bonnes. Ce matérialisme démontrant le mécanisme aveugle sous l’apparence flatteuse détourne assurément d’adorer l’histoire. Simone Weil a donc raison de l’opposer au marxisme qui, tout au contraire, habille les forces et, par une distribution sommaire du bien et du mal, les gratifie d’un sens définitif. Le marxisme n’est guère une analyse scientifique de la société comme on la trouve chez Platon, Montesquieu ou Comte, mais plutôt l’affirmation qu’une certaine classe sociale, véritablement prédestinée, cumule en fait le bénéfice de la force et celui de la valeur civilisatrice. Marx se représente le prolétariat comme un messie qui n’a pas à attendre sa gloire de l’adhésion des âmes, mais qui la trouve dans la possession d’une puissance effective. Or rien n’est plus dangereux que de croire en un groupe privilégié, race, nation, classe sociale ou parti, car au lieu de fortifier la justice, qui n’a nulle demeure élue, on est invinciblement porté à justifier la force et à croire que l’histoire a par elle-même un sens fixé.

La barbarie la plus funeste ne se rencontre pas dans l’état de nature. Il suffit de songer que les catastrophes naturelles n’ont rien de systématique ; la nature alterne la rigueur et la clémence ; ses forces ne sont pas orientées vers une fin unique ; bref, elle n’est pas trop dangereuse à l’homme, parce que, loin d’être concentration, elle est dispersion, déperdition des forces. L’instinct et la passion archaïque ne sont pas éloignés de cette démesure. Cette puissance aveugle est vulnérable aux obstacles sans nombre qui la limitent de toutes parts. La barbarie primitive paie donc le tribut à sa propre innocence. L’autre barbarie n’est pas d’une substance différente, mais elle s’éclaire davantage sur sa fin et sur ses moyens. Il faut en effet que les raffinements mécaniques ne laissent plus aucune place aux hasards de la nature, c’est-à-dire au jeu des forces contraires. Une certaine civilisation est donc la condition de cette barbarie redoutable. Par civilisation, il faut entendre non pas, selon le vrai sens, la subordination spontanée des institutions et des mœurs aux principes de l’esprit, équilibre si rare qu’il n’échappe pas longtemps à la décadence, mais seulement l’organisation patiente et impitoyable, faite de savoir et de vertus excessives, sans fissure, au seul service d’une puissance concentrée et d’une domination sans borne. Tandis que la horde barbare saccage tout sur son passage, mais épargne avec le même aveuglement ce qui n’est pas sur sa route, l’État totalitaire s’étend partout avec méthode, viole les lieux les plus secrets pour y affirmer sa présence et sa domination. On s’abrite de l’orage ; contre la tyrannie il n’est point d’abri. En ce sens, la barbarie, c’est le mal illimité.



Ce sont donc certaines formes de la civilisation qui ouvrent à la barbarie sa plus brillante carrière. On dit qu’un peuple est civilisé quand ses institutions et ses mœurs l’éloignent assez de la nature, ou du moins subordonnent en lui la nature aux valeurs qu’il reconnaît librement. Une société est donc d’autant plus civilisée que ses règles de vie s’imposent aux hommes comme une seconde nature. La politesse, qui est langage, y devient naturelle, comme la pensée claire et les sentiments nobles. Cette spontanéité fait l’indépendance des individus et des groupes fondés sur l’alliance comme la famille ou sur la coopération comme la profession. En somme la civilisation est profonde quand les hommes n’ont pas besoin d’être contraints pour ne pas retourner à la concurrence déréglée. Il s’ensuit que la valeur d’une civilisation n’est nullement liée à l’importance de l’État.

Sans doute les institutions politiques sont-elles indispensables car seules elles garantissent, dans l’ordre temporel, l’universalité des lois et l’unité. La société ne peut être seulement domestique, encore moins économique. La famille et le métier lient les hommes par le sentiment, le besoin, les projets singuliers, mais ils ne constituent pas la société parce que l’universalité leur échappe. Le rapport politique est donc fondamental. S’il se dégrade, comme Platon le constatait dans sa patrie, ce sont toutes les œuvres de la civilisation qui se trouvent menacées. L’utopie anarchiste, qui supprime le rapport politique, finit par détendre les liens humains jusqu’à faire place nette pour un nouvel état de nature. On a donc raison de défendre l’universalité du pouvoir politique contre les prétentions féodales, familiales ou économiques. L’État, c’est-à-dire l’autorité abstraite est la condition de la liberté, parce qu’il demande à l’homme la seule obéissance qui lui convienne, l’obéissance à la loi, à l’universel. 

Il ne faut pas pour autant réaliser l’abstraction de l’État. C’est en effet la tâche que s’étaient assignés Richelieu et Louis XIV, que continueront la Révolution et l’Empire. Un prince peut défendre sa couronne, une république exiger le dévouement au bien commun : un pouvoir fort ne détruit pas nécessairement la liberté ; à certains égards, il en est la condition. Mais l’adoration de l’État est exclusive. L’État, tel qu’il a été rêvé et parfois réalisé, n’est pas ce qu’il doit être dans sa vérité, à savoir le gardien de l’universel dans ce qui des rapports humains appartient au temporel, la loi qui délivre les individus de T égoïsme domestique ou économique pour en faire des citoyens, mais une machine aveugle, anonyme, productrice d’ordre et de puissance, le tout de la vie sociale. L’État n’est plus seulement la forme nécessaire de la société, il prétend lui donner son contenu, être sa propre substance. Plus d’individu, de famille, de profession indépendante, de religion hors de l’État, car l’État est à lui seul l’alpha et l’oméga, c’est-à-dire le salut.

Il est dangereux de nier cette grandeur ou de la réduire à de petites causes. Tout pouvoir veut être tout. La raison d’État se prend volontiers pour la raison en personne. Il ne suffit pas à l’État d’assurer le nécessaire et d’être l’équation de la société, il veut encore être la voie, la vérité et la vie ; et il se fait aisément croire, car ses preuves sont irrésistibles. C’est l’adoration païenne du dieu visible, le temporel chargé d’exécuter la mission du spirituel, le destin tombé du ciel sur la terre et désormais sous les yeux de tous. Il n’en faut pas moins, non seulement pour capter l’énergie d’un peuple, mais encore pour séduire ses plus sévères vertus, savoir et 


devoir, comme Hitler y réussit naguère. On sait ce qu’il y eut d’aspiration à la pureté, à l’unité, au salut, dans l’adhésion de la jeunesse allemande à l’idéal nazi. Que cet empire monstrueux se soit établi sur le crime et qu’il ait pu satisfaire des intérêts sordides ne change rien à cette sorte de grandeur. Car il y a de la grandeur jusque dans le mal. À le méconnaître, on est sans force contre la mystification. On risque même d’ajouter au mensonge, comme fait Berthold Brecht dans son ingénieux Arturo Ui, quand il explique l’ascension du tyran par des choux-fleurs qui se vendent mal et par la seule contrainte policière. Les Grecs comprenaient autrement la démesure du pouvoir : Xerxès et Créon ne sont pas méprisables. Et si nos maux avaient des causes si dérisoires, qu’aurions-nous besoin de la raison ?

Or les maux humains ne relèvent pas de l’accident comme les catastrophes naturelles. C’est pour l’avoir méconnu que plusieurs siècles ont vécu sur l’idée de progrès et ont consacré son mythe contre l’évidence même. La terreur et l’extermination massive sont apparues aux uns comme des anomalies contraires à l’esprit du siècle. Les autres y voient encore les moyens du progrès lui-même. D’ailleurs, il est étrange que l’idée de progrès se soit imposée au moment même ou la science l’excluait formellement. Car la science suppose que le supérieur ne peut suivre de l’inférieur. La causalité n’est jamais création. En termes de physique, il faut dire qu’un accroissement d’énergie doit toujours procéder d’une source extérieure d’énergie. Un poids ne remonte pas tout seul. Bref, la nature est conservatrice, non pas créatrice. Encore faut-il ajouter un principe de dégradation qui nous représente un devenir à contresens du progrès. Peut-on appliquer ces principes aux choses spirituelles ? Oui, en ce sens connu des anciens philosophes que le moins parfait ne peut produire le plus parfait. Simone Weil élude sur ce point le problème biologique, c’est-à-dire la question de savoir comment se constituent les formes vivantes, si elles sont des créations véritables. Mais l’inspiration est plus platonicienne que cartésienne dans ces paroles recueillies : « Nous ne pouvons pas être rendus meilleurs, écrit-elle, sinon par l’influence sur nous de ce qui est meilleur que nous. »

C’est nous mettre en garde contre l’utopie. Car l’avenir imaginaire ne doit sa perfection qu’à nous qui l’imaginons. Il est aussi borné que nous. Il ne peut nous représenter aucun progrès réel par rapport à nous et à notre présent. Quand au présent lui-même, il comprend confusément le meilleur et le pire ; nous les distinguons avec la plus grande peine et nous choisissons toujours sans certitude. L’avenir seul dira ce qui était bon, ce qui ne l’était pas, car le temps préserve ce qui mérite de l’être et qui lui résiste. Il est donc légitime de se tourner vers le passé pour apprendre à discerner le beau et le juste. Cette piété envers les patries mortes n’est inspirée par aucune nostalgie. On ne doit y voir ni une curiosité gratuite ni une peur d’agir et d’affronter le présent. Mais simplement le temps délivre le meilleur des illusions et des préjugés. Le jugement ne s’établit que sur cette preuve. C’est pourquoi ces réformateurs qui veulent réserver les humanités classiques aux seuls spécialistes ignorent absolument comment se forme l’esprit. Ces humeurs brouillonnes et 

inquiètes, comme dit Descartes, sacrifient le meilleur au pire, et le tout à l’incertitude, aveuglées qu’elles sont par la mode. Proudhon explique que le progrès est inséparable de la tradition sinon réformer c’est détruire. Voici donc le temps des destructeurs !

Les plus belles pages du recueil sont consacrées à la civilisation d’Oc qui succomba, comme jadis la Grèce, devant la force aveugle. C’est un hommage fait d’analyse lucide et de tendresse. Il est beau d’écrire que l’avenir de la Méditerranée repose sur les genoux des dieux. Un miracle est un événement rare autant qu’inexplicable. Quelle qu’ait été la richesse des traditions venues du Nord et de l’Orient, la Grèce fut le lieu d’un avènement qui marqua pour toujours le destin des hommes. Il fut dit que l’empire de la force n’était pas la seule vérité, qu’il n’avait même aucune vérité. Que prouve le coup qui tue Archimède ? Il faut donc connaître la force et reconnaître sa souveraineté de fait, mais en même temps la refuser et la mépriser. Le vrai courage est moins d’opposer la force à la force que de lui dénier valeur et légitimité. Il est avant tout un témoignage, comme on le voit chez Socrate refusant d’entrer dans le jeu des politiques et invoquant une vérité invisible à presque tous. Cette même certitude préserve l’amour d’être injuste, car, dit si bien le Banquet, la force n’atteint pas l’amour, et quand il agit, il n’agit pas par force. Il se peut donc que l’amour courtois du pays d’Oc soit la même chose que l’amour platonique, malgré l’importance nouvelle que prend la femme dans le christianisme. Tel est du moins le vrai sens de cet amour impossible et par là même exemplaire, source d’une fidélité exempte de contrainte. Ce dévouement noble et cette libre obéissance firent au début du XIIIe siècle l’honneur de Toulouse et d’Avignon, avant que l’Église, impatiente d’unité religieuse, imposât par la violence la cohésion temporelle de la chrétienté. L’histoire du christianisme n’est que celle de ses tentations. Or la pire de toutes est de se croire désigné par l’histoire et de vouloir triompher dans le temporel.

La tolérance est le moment précieux qui confond toutes les Rome et tous les papes. On doit la distinguer sérieusement de l’indifférence où l’humanisme précipita tant d’esprits doués. Le sceptique tolère les opinions contraires, faute d’avoir lui-même une conviction. Ce qu’il condamne dans le fanatisme, c’est moins la force de destruction que l’expression d’une certitude. La vraie tolérance n’est pas ce désespoir, mais plutôt cette espérance que la vérité a librement l’accès de tout esprit et que la conviction a sa racine profonde dans la liberté. Car la force dégrade jusqu’à la vérité : elle souille d’orgueil jusqu’aux formes de l’art, comme on le voit dans l’élan des flèches gothiques et l’audace des voûtes ogivales. L’architecture romane au contraire n’emprunte à Rome qu’une forme délivrée de puissance ; elle n’est soucieuse que de proportion et d’équilibre. Or l’équilibre ne supprime pas les forces, mais il les compose par le jeu savant des contraires. Il les sauve toutes, parce qu’il est le consentement, de toutes à l’unité. Cette unité, mais surtout ce consentement firent déjà la grâce de l’art grec. Et la grâce est bien la source de cet art tout musical, qu’il s’exprime dans des êtres sculptés ou dans le chant grégorien, dont la gaucherie même, dit Simone Weil, est une nudité. Peut-on encore concevoir une société sur le modèle de cet art, 


préférant à la concurrence féroce, et finalement destructrice, l’alliance des vocations ? Nous devrions savoir que le socialisme n’est pas pour l’essentiel le contraire du capitalisme, mais plutôt qu’il est, à bien des égards, son comparse, dans une société qui sacrifie tout à la puissance et aux moyens que lui procure la technique scientifique.

Simone Weil dit que si l’histoire avait permis à une science romane d’éclore, elle aurait été à la nôtre ce qu’est le chant grégorien à Wagner. Ce n’est pas mépriser Wagner ni la science d’aujourd’hui, mais retrouver par cette comparaison le sens d’un choix qui n’apparaît fatal qu’après coup. Comment notre science, née des Grecs, s’est-elle écartée de la destination qu’ils lui avaient donnée ? Le dogme du progrès nous fait croire que nous avons perfectionné l’esprit scientifique, et nos réussites, à cet égard, nous aveuglent. Car la science grecque n’est pas moins rigoureuse que la nôtre. C’est par choix, non par maladresse qu’elle se refuse au service de la puissance. C’est plutôt nous qui avons manqué à la rigueur scientifique en faisant du succès technique le critère et la fin de la connaissance. Platon voyait dans la science qui nous représente l’ordre du monde une introduction à la philosophie, c’est-à-dire à la contemplation de Dieu. Il ne séparait pas la vérité et la beauté. Car depuis que la beauté ne resplendit plus dans la science, ou depuis qu’on ne l’y cherche plus, la science a cessé d’appartenir à l’esprit. Loin d’être, comme elle fut, un ferment de culture et de liberté, elle détourne désormais de réfléchir beaucoup de ceux qui la pratiquent ; elle les incline même à accepter toutes les servitudes. Le XVIIIe siècle, qui ne lisait guère Platon, a écrit lumières au pluriel, parce qu’il méconnaissait la source unique de toute lumière. Il a ignoré que l’homme naît toujours dans les ténèbres et qu’il y demeure tant qu’il ne se tourne pas, de toute son âme, vers le lieu pur qui est la patrie du vrai et tout ensemble sa vraie patrie. La science est comme l’art, la philosophie et la religion, l’un de ces ponts que la Grèce a travaillé à construire entre Dieu et l’homme. Simone Weil constate avec humour que nous en avons beaucoup surélevé l’architecture. « Mais ajoute-t-elle, nous croyons maintenant qu’ils sont faits pour y habiter. Nous ne savons pas qu’ils sont là pour qu’on y passe. »

Il serait donc injuste de craindre que ces réflexions conduisent au mépris de la science. Elles ne mènent pas davantage au mysticisme, du moins pas fatalement. Par contre, on se demande pourquoi notre siècle si plein de sciences et de ressources nourrit encore tant de superstitions et retrouve du goût pour les vieilles idoles. Les clartés superficielles dont on nous divertit peuvent donner à beaucoup la nostalgie des ténèbres et d’une obscure profondeur. Le difficile est de ne céder à aucune des tentations contraires, mais si proches par là même. Nietzsche nous en avertit : « Lorsque le scepticisme et la nostalgie s’accouplent, c’est le mysticisme qui naît. » Il faut donc craindre en même temps de croire et de ne pas croire. Il faut craindre surtout la courte vue et le conformisme. C’est pourquoi je ne veux voir dans ces fragments si divers que des « réflexions pour déplaire », selon un titre de l’auteur lui-

même. Sonner l’alarme quand tous dorment, rappeler que le succès n’est jamais une preuve, que la force ne justifie rien, c’est une tâche qui ne séduit guère, ces temps-ci, les professionnels de l’intelligence.

Après son aventure espagnole, Simone Weil écrit à Bernanos une lettre admirable pour lui exprimer son angoisse d’avoir rencontré le mal jusque dans le camp de son propre choix, qu’elle voulait être celui d’hommes justes et libres. Que la cruauté soit partout dans la guerre est chose connue et réprouvée en parole, mais qu’elle obtienne le consentement de ceux-là mêmes qui attachent à leur combat le nom des vertus les plus hautes, c’est encore moins supportable, quoique le plus souvent bien supporté. Nous avons la faculté de mettre à part ce qui contredit nos principes, ou encore nous nous disons, pour nous rassurer, que l’injustice consentie est exceptionnelle et provisoire. Dans tous les cas la moralité périt avec le jugement. Qui veut donc tenir ferme et rester libre ne doit pas craindre la solitude. Il lui faut mépriser cette philosophie de l’histoire qui annonce ce qu’il vaut mieux penser de l’événement pour rallier à temps le camp des vainqueurs. Car la pire corruption de l’esprit, c’est la peur de penser seul et sans secours.



L’enseignement philosophique en classe terminale et la tradition française de l’instruction publique

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A la différence de disciplines qui d’année en année prennent leur propre suite selon les niveaux de difficulté ou l’extension des connaissances, par exemple les mathématiques ou l’histoire, l’enseignement philosophique initial suppose deux conditions. Il doit d’abord s’adresser à des élèves capables de maîtriser la langue française et assez instruits dans les sciences comme dans les lettres, sans quoi il se dévalue fatalement en séances d’imprégnation et de bavardage vouées au déballage d’opinions aléatoires. Il lui faut, en outre, disposer d’un horaire hebdomadaire qui garantisse une continuité et une intensité suffisante de réflexion.

Ces deux conditions sont loin d’être remplies. La première l’est de moins en moins à cause de la dégradation générale des études primaires et secondaires. L’ignorance scientifique d’un grand nombre d’élèves rend plus difficile un enseignement qui ne peut éluder les questions relatives à la connaissance, à ses méthodes, à sa valeur. Plus encore une certaine indigence littéraire prive cet enseignement d’une assise que la philosophie dans son histoire a toujours tenue pour essentielle. Enfin et surtout l’incapacité de lire vraiment, de lire des livres, ou d’écrire vraiment, de mettre en ordre quelques idées simples, pourrait conduire l’enseignement philosophique à des adaptations dérisoires. Le professeur qui ne renonce pas aux exigences de sa discipline se voit parfois obligé d’enseigner les éléments de la grammaire ou de faire des leçons de vocabulaire, ce qui alourdit ses tâches dans les limites étroites de son horaire. Serait-il intempestif de se demander ce que deviendrait la philosophie dans une école qui aurait renoncé à enseigner les éléments de la langue et de la culture ?

L’immense majorité des professeurs de philosophie ressentent avec amertume ces difficultés. Ils ont moins que d’autres été séduits par des innovations pédagogiques dont ils sont les mieux placés pour apprécier les résultats. Aussi ne voient-ils pas le remède à cette situation dans l’extension de la philosophie en amont de la terminale. Ce qui manque à leurs élèves, ce n’est pas la culture philosophique, mais la culture tout court. Diluer leur enseignement en plusieurs années aggraverait leurs charges et affadirait leur discipline au détriment des élèves.

La classe de philosophie n’est pas faite pour recruter des philosophes. Elle a pour fin d’offrir aux élèves qui achèvent leurs études au lycée l’occasion de s’élever à une vue d’ensemble afin d’unifier, d’approfondir leur culture, de s’exercer, au moins une fois en leur vie, à élucider les idées considérées en elles-mêmes. Donnant ainsi tout son sens à l’enseignement secondaire en France, elle prépare en outre aux études philosophiques dispensées dans les Grandes Écoles ou l’université.

Le moment de l’enseignement philosophique ne peut donc pas être quelconque. Il se situe au terme des études secondaires, qui peuvent certes se suffire à elles-mêmes, qui peuvent aussi servir de préparation générale pour des études plus approfondies et spécialisées. Cet enseignement doit donc se rassembler en un seul moment, l’année terminale au lycée. L’originalité de cette institution comparée à celle de la plupart des pays occidentaux ne signifie pas qu’elle doive être emportée par le torrent des réformes. Elle doit au contraire être fortifiée par des horaires appropriés.

29 mai 1993


L'école doit instruire

Cet article publié dans le journal Le Monde du 18 décembre 1984 porte le titre « L’entonnoir et la bouteille vide » chez Jacques Muglioni. Nous publions également un premier état de ce texte sous le titre retenu par Jacques Muglioni.

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L’école est aujourd’hui le lieu d’une nouvelle controverse qui oppose apparemment les tenants de deux conceptions de la pédagogie. En insistant sur la nécessaire transmission du savoir par le système scolaire et en prônant le retour aux valeurs d’effort, de travail, de discipline, M. Chevènement a mis en cause, plus ou moins explicitement, les méthodes pédagogiques fondées davantage sur la créativité et la liberté de l’élève. Les partisans de ces méthodes modernes reprochent au ministre de l’éducation nationale de vouloir revenir en arrière et de tenir, comme l’a dit M. Edmond Maire, des propos « régressifs ». Dans notre page « Commentaires » du 8 décembre, M. Bernard Chariot critiquait ainsi la « pédagogie rétro » défendue, selon lui, par M. Chevènement et responsable, estimait-il, de la crise actuelle de l’école. Après avoir donné la parole à ceux qui dénoncent la nouvelle politique de l’éducation, nous faisons entendre la voix de ceux qui la soutiennent. 

Que l’école soit faite pour transmettre le savoir et pour instruire, qu’en outre il ne soit pas raisonnable d’y jeter un voile pudique sur les réussites du travail et du talent, ce sont des déclarations aujourd’hui inattendues dans la bouche d’un ministre de l’éducation nationale. Quoi d’étonnant si cette dissonance scandalise des pédagogues ayant pignon sur rue ? Mais que ceux-ci croient déconsidérer l’instruction en exhumant l’image de l’entonnoir et de la bouteille vide, voilà bien la preuve, pour qui en doutait encore, qu’ils n’ont pas fini de s’acharner sur une caricature.

L’audace de rappeler l’école à la mission qui n’aurait jamais dû cesser d’être la sienne est en soi un événement. Car, depuis peut-être un siècle, les réformes successives tendent presque toutes à faire que l’école soit de moins en moins l’école. Des groupes de pression opiniâtres continuent d’occuper les tribunes dont ils ont l’exclusivité. Mais les maîtres, ou simplement le public, soudain réconfortés par des propos aussi insolites, ne peuvent, sauf exception remarquable, qu’exprimer en privé, et presque en secret, leur soulagement.

Il s’agit de savoir ce qu’est une école laïque. Que peut et que doit l’école à laquelle sont confiés indistinctement, sous la garantie de l’État républicain, les enfants du peuple ? Simplement, mais résolument, instruire les esprits et ainsi les libérer pour des tâches qu’il appartient ensuite à chacun de fixer. Il n’en résulte pas que l’école renonce à l’éducation. Tant s’en faut ! Le projet même d’instruire est un acte de confiance dans la liberté qu’on ne se mêle pas de diriger, mais simplement d’éclairer pour qu’elle ait la capacité de trouver elle-même ses voies. S’il en découle une pédagogie, celle-ci ne doit pas tomber à la discrétion de ceux qui se font fort de scruter les consciences et de régenter les volontés.

Aussi faut-il voir clair et ne pas se tromper d’enjeu. La crise ne tient pas au scepticisme, à la paresse ou à l’incompétence de quelques maîtres, mais au choix idéologique qui, depuis longtemps déjà, inspirent la pédagogie officielle.

Rapprocher l’école de la vie, l’ouvrir au monde qu’est-ce que cela veut dire ? Que la spontanéité vaut mieux que le travail, l’imprégnation que l’étude méthodique, les comportements, attitudes et gestes que les connaissances, le groupe convivial que la culture personnelle, le conformisme à la fois collectif et anarchique que la réflexion.

Veut-on des exemples ? En voici de très présents. Il existe, dit-on, des niveaux de lecture et, en ce sens, nul n’a jamais fini d’apprendre à lire : est-ce à dire que l’apprentissage de la lecture doit s’éterniser et qu’il ne faut pas s’émouvoir si trop d’enfants quittent l’école primaire sans savoir lire ? De même, dit-on encore, il existe des niveaux de langue, des codes différents selon les milieux socioculturels : faut-il donc renoncer à corriger l’expression orale ou écrite des élèves, sous prétexte que celle-ci témoigne toujours de l’authenticité d’une culture ?

Tout se passe comme si les prédicateurs de la rénovation voulaient condamner la majorité des élèves à l’ignorance et à l’enfermement social afin de se maintenir plus sûrement au pouvoir, eux et leur descendance. La pédagogie de l’innovation serait-elle, en définitive le moyen subtil de perpétuer des privilèges ? En effet, le savoir et la culture au singulier – qu’on me pardonne – n’ont pas toujours besoin de l’école pour se transmettre. Seuls les enfants du peuple ont toujours besoin de l’école pour s’instruire. Qui donc veut l’égalité ? Qui veut l’école démocratique ?

La France, pour des raisons historiques, a jusqu’ici été moins atteinte que d’autres pays occidentaux par la fausse démocratisation de l’école. C’est que nombreux sont encore les maîtres qui prennent sur eux d’enseigner malgré tout ce qu’ils ont eux-mêmes appris, sans trop se soucier des directives et des conseils qui pourtant les accablent. Une diversité d’observations fait alors apparaître une sorte de microclimat scolaire. Le public, maîtres compris, s’en trouve désorienté.

Reste que le démantèlement de l’instruction publique menace depuis plusieurs décennies les bases mêmes d’une civilisation. L’école traditionnelle, vouée à l’abstraction, faisait des déracinés : une pédagogie de quartier s’emploie donc à livrer l’école à l’environnement, au monde dans ses pires limitations, rendant ainsi irrémédiables les inégalités. Elle dresse le culte des différences contre l’universel. Elle entend faire de l’école le sergent recruteur d’une certaine société, tantôt présente et très réelle comme l’empire industriel avec ses servitudes, tantôt utopique comme la société conviviale avec ses licences. Elle entretient le mépris de la connaissance et de la pensée. Répétera-t-on bientôt, comme jadis la propagande de Vichy, que « Descartes est le grand péché français » ? Quand reviennent à la mode, avec des apparences novatrices, les idées de Barrès et de Maurras, faut-il encore se demander où est l’extrême-droite en matière de pédagogie ?

Assisterions-nous donc depuis quelques mois à « un grand bond en arrière » ? Oui certes, mais comme pour une renaissance ! Que des théoriciens fassent carrière en racontant à leur manière l’histoire de l’école, ce pourrait être tolérable si les réformes qu’ils ont longtemps inspirées n’avaient déjà fait des millions de victimes. « L’éducation » qu’ils continuent de prôner désigne la version « scientifique » de l’asservissement au monde comme il va, avec ses enfers, ses purgatoires, ses paradis artificiels. Le mot sert de caution au nouvel obscurantisme.

Quelle que soit l’organisation scolaire, il y aura toujours des maîtres maladroits et ennuyeux, comme des médecins inefficaces. Il faut certes qu’il y en ait le moins possible. Il y aura toujours des élèves difficiles et qui reviendront de loin. Le maître s’ennuie s’il est étranger à ce qu’il enseigne et l’élève à ce qu’il apprend, quand se substitue à la connaissance organisée et réfléchie l’accumulation d’informations inertes. On le répète depuis des siècles : instruire n’est pas verser une provision de connaissances toutes faites dans un entendement vide, mais accompagner l’élève sur le chemin et l’exercer à mettre de l’ordre dans ses pensées. Instruire, c’est révéler l’esprit à lui-même, l’inviter à se redresser pour aller au vrai, le faire participer, à quelque niveau que ce soit, si modeste qu’on voudra, à des richesses qui depuis toujours et pour toujours lui appartiennent.

Courage donc aux maîtres qui osent enseigner et puisse la République – enfin –leur prêter main forte !

En lisant Rousseau

Texte publié dans : 

-La revue socialiste, revue mensuelle de culture politique et sociale, n° 156, octobre 1962 (A l’occasion des deux cents ans de la parution du Contrat social).

-L’École ou le loisir de penser, CNDP, 1993. Lectures philosophiques, pages 256-264 (absent de la réédition, Minerve, 2007).

-Cahiers philosophiques, n°68, CNDP, octobre 1996.

Texte adopté : L’école ou le loisir de penser, CNDP, 1993.

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Rousseau fut constamment obscurci par ceux qui, mal instruits dans l’usage des idées, n’ont vu que le petit côté. Je ne dis rien de ses ennemis jurés : ils ne lui pardonneront jamais d’avoir péché contre l’ordre en publiant ce qu’il pensait de l’État et de la religion. Mais les plus séduits par le style, c’est-à-dire par l’homme, ont cru voir en lui un nœud de sentiments contradictoires et impossibles. Ils ont voulu que les Discours n’aient été que l’improvisation d’une âme jeune et tendre, que Julie ait eu pour seule vertu de tirer des larmes, que toute l’œuvre ne soit que confessions et rêveries. Quant aux idées, on s’accorde à les trouver confuses, comme venant d’un homme qui juge d’après son cœur. Et il est vrai que ce qu’on nomme avec mépris l’histoire des idées est mortel aux auteurs qui ont un peu médité leur pensée. Faut-il s’en tenir aux ressemblances formelles, aux influences ou aux suites apparentes, comme si les idées avaient une existence en dehors des esprits et obéissaient à une nécessité extérieure ? En fait, tout ce qui ne trouve pas son sens dans le développement intérieur d’une pensée n’est que hasard. C’est pourquoi les penseurs véritables ont toujours déconcerté les lecteurs frivoles. Ceux-ci ont cru découvrir un Platon réactionnaire, un Descartes travesti, un Nietzsche tortionnaire. Tout lecteur a l’auteur qu’il mérite. Rousseau pour sa part, après deux siècles, est encore à lire.

S’il n’est pas clair en tout c’est faute de croire à la perfection du discours. L’art de raisonner lui est suspect comme à tout esprit jaloux de sa liberté intérieure. Comment nier que la raison nous éclaire et nous donne seule les lumières qui conviennent à l’homme libre ? Mais le raisonnement n’est pas raison : il nous corrompt quand il n’est pas gouverné selon des principes justes, que par sa nature il est impuissant à justifier. C’est pourquoi la doctrine la plus savante dépend toujours d’une vérité immédiate et toute simple, d’une certitude sans preuve qu’on juge d’un coup et qui touche l’âme. Le raisonnement nous fait perdre de vue les principes, le jugement nous y ramène toujours. Ainsi voulaient dire Descartes et Montaigne : aucune pensée libre hors du consentement de soi à soi. Et parce que ce jugement non discursif exprime une certitude en nous, par laquelle la vérité n’est pas une chose extérieure, mais vérité éprouvée, Rousseau préfère l’appeler sentiment. Le cœur ne contredit pas la raison, comme Pascal semble croire, car il a besoin de ses lumières et il les sollicite, mais c’est lui qui donne la force à nos pensées ; il est la racine de toute conviction, et sans lui, nous serions condamnés au scepticisme. Infaillible malgré nos erreurs et la faiblesse naturelle de nos idées, ce guide qu’il nous faut vouloir suivre, et qu’il nous est si aisé de méconnaître, a pour vrai nom conscience. 

Rien n’est donc plus mortel à l’homme qu’une raison corrompue, et pourtant c’est par la raison que Dieu nous éclaire et c’est elle seule qui nous rend libre. Le cœur nous trompe en mille manières, mais il est un accord immédiat de nous à nous, une impulsion secrète qui, avant tout discours, donne vigueur à nos pensées et valeur à nos actions. Rien enfin n’est plus dangereux que l’instinct ni plus éloigné de la raison ; il reste que la raison elle-même a besoin d’un principe, antérieur à tout savoir, qui la gouverne et l’empêche de s’égarer. Rousseau paraît souvent se contredire ou du moins hésiter dans les mots. En fait, il rectifie sans cesse une pensée qui doit trouver son point d’équilibre. Ni la conviction ineffable et sans lumière ni la raison abstraite et toute extérieure ne font l’homme libre, mais la raison ne vaut que par l’impulsion personnelle qui l’anime et, d’une certaine façon, la justifie.

Rousseau, comme on voit, est loin de mépriser la raison, mais il ne cesse de combattre l’abus qu’en font les hommes sans principes. D’une part elle est finie de sa nature, ce que Kant va établir avec la rigueur qu’on sait, et elle nous interdit elle-même de hasarder nos pensées au-delà de ce qu’elle peut étreindre. Est-ce donc la nier que de nous défendre contre ses sophismes, quand, au lieu d’éclairer notre route, ce qu’elle fait sans faillir, elle nous invite à des spéculations qui ne sont pas faites pour elle ? D’autre part la spéculation est sans force sur la conduite. Si la volonté doit être éclairée, la seule connaissance ne peut lui donner l’élan et la direction. La probité d’un homme est sans rapport avec l’étendue de son savoir. Et non seulement la science ne fait pas la bonté, qui relève de la nature, elle ne fait pas non plus la vertu, qui est force et choix volontaire. Il faut être bien naïf pour croire que les lumières rendent l’homme meilleur. D’un tel préjugé une civilisation peut bien périr. Car les sciences nous donnent la maîtrise des choses, mais elles nous laissent esclaves de nous-mêmes. Bien plus, les vertus de la connaissance sont aisément séduites quand la raison dévoyée tombe au pouvoir des passions. Pour nous croire délivrés de la dépendance des choses, nous entrons davantage dans la dépendance des hommes Ainsi doit-on juger ce que des esprits sans rigueur ont appelé progrès. Il faut être bien imprudent pour proposer à l’humanité un avenir aussi incertain, et bien sceptique pour ne pas voir dans le présent même l’unique racine de ses vertus.

Mais il est une certitude première, sans laquelle le doute s’empare de l’âme et la livre aux passions. Aucune spéculation ne peut la donner. Au contraire, tout savoir est vain ou plein de périls s’il est séparé de la conscience. Or la conscience n’est pas par elle-même une connaissance, mais une impulsion, un principe d’action. Elle ne nous représente pas des objets, mais elle nous gouverne et nous oblige. La certitude première n’est donc pas spéculative, mais pratique. Cette primauté de l’action sur la connaissance, de la moralité sur la spéculation, Kant la mettra au cœur de la philosophie. Mais, en un sens, Rousseau est allé plus loin encore. Car au lieu de séparer simplement l’action de la connaissance, il montre qu’aucune connaissance n’est possible si elle ne s’appuie sur une certitude morale. Et c’est à condition de reposer déjà sur un principe pratique que la connaissance a de l’influence sur la volonté. Tous les sens du mot conscience se trouvent ainsi rassemblés dans le sens primitif : la conscience est morale ou n’est rien. L’amour de l’ordre et du beau peut être plus ou moins éclairé par la raison, plus ou moins cultivé ; mais « un cœur droit, écrit Rousseau, est le premier organe de la vérité ». 

Cette idée est impénétrable à qui ne voit pas qu’elle anticipe, sans théorie préalable de la connaissance, sur la distinction kantienne de la raison spéculative et de la raison pratique. Le devoir est au-dessus du savoir et il fait toute la valeur de l’homme. Mais il y a plus : la raison elle-même n’est saine que si elle trouve dans le sentiment son inspiration profonde. Renversement paradoxal en apparence, mais qui rétablit l’ordre vrai : il n’y a d’infaillibilité que morale, et ce n’est pas l’entendement, mais la liberté qui fait l’homme. Or cette liberté s’exprime sous la forme immédiate du sentiment. Le concept discursif, le mode abstrait de la loi en seront le développement, non le principe. Il est donc assez clair que le sentiment n’est pas un penchant particulier, un simple fait de notre nature psychologique, mais la force qui nous libère des passions et nous élève d’une certaine manière au-dessus de la nature. En somme, bien conduire sa raison suppose une attitude morale, une direction du cœur dont dépend tout notre bien. C’est cette impulsion morale, distincte des inclinaisons et des penchants particuliers, que Rousseau nomme sentiment ou conscience.

« La vérité que j’aime, dit-il, n’est point tant métaphysique que morale. » Il faut certes croire qu’il y a un Dieu et que notre destinée a une signification religieuse, mais l’important est de nous connaître nous-mêmes et de comprendre comment notre volonté peut être librement conforme à l’ordre. Or nous ne sommes capables de vérité et de vertu que si nos dispositions natives portent en quelque sorte le signe de Dieu. La bonté naturelle de l’homme n’empêche pas qu’il puisse faire le mal ; elle ne signifie pas qu’il lui soit permis de déserter la vie sociale pour retourner à l’innocence primitive, mais plutôt que la nature en nous n’est jamais corrompue au point de nous détourner irrémédiablement du bien. La nature n’est point opposée à la grâce, mais elle en est, au contraire, l’expression constante. Nul péché originel, nulle damnation ne fait dépendre notre salut d’une humiliation de la nature et de la soumission à un principe étranger à nous. La conscience n’est rien que la conscience de soi et l’amour n’est rien qu’amour de soi ; mais en nous, c’est-à-dire dans la nature, nous avons le choix entre le bien-être et la beauté morale, le corps et l’âme. C’est parce que le conflit est intérieur à sa propre nature que l’homme peut le résoudre, par ses seules forces, au profit de la liberté. L’appel à la conscience est donc inséparable d’une religion naturelle.

Il faut dire à l’homme qu’il est bon en dépit de toutes les apparences contraires, car c’est lui faire croire qu’il peut attendre tous les secours de sa propre nature et c’est l’exhorter à faire usage de ses facultés. Qui donc peut regretter autrement qu’en paroles l’état primitif où les hommes sont stupides et bornés ? Sans doute peut-on rêver à l’innocence perdue, puisque la vie sociale et l’histoire nous ont à jamais arrachés aux conditions idéales du bonheur. Le sauvage, en effet, n’a pour se conduire que l’instinct qui l’attache à lui-même et la pitié que lui inspire la souffrance d’autrui, mais, ignorant le lien social, il n’a pas l’usage de la raison. La seule dépendance des choses à laquelle il se soumet spontanément est la garantie d’une liberté sauvage qui s’épanouit dans la solitude. L’état de nature est donc conforme aux conditions du bonheur. Car pour être heureux, si du moins les circonstances extérieures sont favorables, l’instinct suffit. Avant Kant, Rousseau dénonce le sophisme répandu par les rhéteurs du siècle qui mettent dans le progrès des lumières la condition du bonheur. Or si l’on suppose une providence, c’est-à-dire une finalité dans la nature, la raison paraît superflue et beaucoup moins capable que l’instinct de nous rendre heureux. Le développement de la raison accroît nos besoins au-delà de nos forces et suscite les passions dont le sauvage est exempt. Enfin la raison nous introduit dans la sphère de la moralité, c’est-à-dire du devoir et de la faute, dans laquelle notre bien-être a cessé d’être tout notre bien.

Il en résulte que si la vie sauvage, dépourvue de vices et de passions, a la vocation du bonheur, elle n’est l’inspiratrice d’aucun droit et d’aucune vertu. Il n’est pas de droit naturel, si l’on entend par là un droit issu de l’état de nature, les hommes s’associant, par exemple, pour résoudre le conflit de leurs intérêts et rétablir le bien-être compromis. L’utilité ne peut provoquer que des associations éphémères et un droit contingent. Quand l’échange des services n’est réglé que sur le besoin, il n’est pas réglé du tout. Je ne suis jamais sûr d’être payé de retour et il est souvent plus profitable de faire le mal que le bien. La réciprocité des services ne peut donc naître, dans l’état de nature, du seul besoin, car elle suppose elle-même une première convention. Et comme la dépendance des choses suffit à définir la vie sauvage, on ne voit pas comment elle pourrait engendrer le droit. Or la société entraîne la dépendance des hommes comme une conséquence presque fatale. Au lieu de se soumettre aux choses comme l’y poussait son instinct, l’homme désormais capable de prévision et de calcul cherche à se soumettre son semblable. L’homme sauvage, dit Rousseau, est « privé de toute sorte de lumière » et « borné au seul instinct, il est nul, il est bête » ; car, « privé du secours de son semblable... et réduit en toutes choses à la marche de ses propres idées, (il) fait un progrès bien lent de ce côté-là ; il vieillit et meurt avant d’être sorti de l’enfance de la raison. » L’homme social, au contraire, a rompu l’équilibre naturel entre son appétit et sa force ; sa connaissance accroît ses besoins ; la dépendance d’autrui lui inspire des passions. Son cœur se déprave, parce que, n’obéissant plus au seul instinct, il a perdu sa belle innocence. Énervé par la connaissance, détourné de sa fin naturelle, l’instinct lui-même est devenu suspect. Car au lieu de se limiter à la conservation de l’être, il pousse alors les hommes à s’opprimer mutuellement. Non seulement l’homme asservit son semblable, il est plus encore esclave de lui-même.

Donc le genre humain serait perdu irrémédiablement si la conscience ne redressait la raison corrompue et ne lui fournissait la règle de son bon usage. Car la société ne déprave pas l’homme jusqu’à détruire ses facultés naturelles ; même, en un sens, elle leur donne occasion de se développer. Enfermé dans la solitude, le sauvage n’a nul besoin de justice ; la moralité ne le concerne pas et il n’a pas de passions. Mais ayant perdu cette unité primitive du pur vécu, il dépend de nous désormais de céder à nos appétits ou de suivre la justice. Notre liberté s’en trouve toute changée. Jusqu’ici elle était seulement négative : la nature nous préservait d’éprouver comme une contrainte notre soumission aux choses, car nos facultés n’excédaient jamais nos besoins ; et nous ignorions la dépendance des hommes. Mais, depuis que nous avons l’usage de la raison, nous nous trouvons devant l’alternative du bien et du mal. Cette liberté est positive et nous avons désormais le mérite de notre choix. L’homme social, qui ne fait qu’un seul être avec l’homme raisonnable, est pleinement responsable ; il dépend de lui de reconquérir l’équilibre perdu et de rétablir la paix avec soi qu’il a rompue en cessant de se confier à l’instinct. Il lui importe donc de retrouver, dans l’état civil, une pureté de mœurs si naturelle au sauvage. Mais, cette fois, il devient à lui-même sa propre providence : sa moralité fait sa valeur car sa liberté est sa victoire.

En entrant dans la vie sociale et dans l’histoire, nous perdons beaucoup en un sens. Nous perdons l’innocence. Nous cessons d’être confiés à la nature et d’obéir sans pensée à ses lois. Nous sacrifions ce bonheur immédiat qui appartient au pur instinct. Car l’homme commence d’être malheureux quand il se mêle de penser et de connaître son semblable. Alors il désobéit à la nature et cesse de coïncider avec soi. Ce progrès, c’est-à-dire ce déséquilibre, il doit le payer d’un effort personnel, puisque sa vie n’est plus désormais réglée de l’intérieur par la nature. Le progrès, c’est le risque du mal. C’est par le progrès que le mal vient au monde. L’histoire est comme une tentation et une aventure. Mais l’homme ne perd pas tout pour avoir connu la tentation et l’histoire n’est pas une damnation éternelle. Seulement, hors de l’état naturel, l’instinct ne lui suffit plus et il ne peut plus refuser l’usage des idées. L’avènement de la raison est donc irréversible. Certes, ce que Rousseau appelle conscience est encore instinct, c’est-à-dire impulsion immédiate, mais au lieu d’être au service du seul appétit comme il suffisait dans l’état de nature, il tourne nos regards désormais vers l’ordre et la beauté que seule la raison peut éclairer. La conscience est donc ce qui en nous force la raison à être pratique et à concevoir des lois pour notre conduite. Une fois rompu l’équilibre originel, c’est le meilleur de notre nature qui nous invite à régler nos mœurs sur des conventions.

Or une convention prise en ce sens n’a rien de commun avec un artifice de langage, ou un expédient recommandé de façon facultative par la commodité des besoins. L’idée de convention est souvent liée au souci de l’utile ; on a dit, par exemple, que si les principes des mathématiques se réduisaient à des conventions, cette science n’était plus qu’une langue bien faite, tout au plus une technique. Il faut donc retrouver l’idée forte : convenir, venir ensemble, conclure un accord entre esprits. Une convention ne peut être nouée qu’entre des êtres raisonnables, c’est-à-dire des êtres capables de se conduire selon des principes universels et de se communiquer selon ces mêmes principes. Une convention suppose ce que la nature exclut, la fidélité volontaire et libre à une loi que n’impose pas la nécessité des choses. Par exemple, la faim pousse l’animal à se nourrir, mais ici l’action dépend de l’impulsion et s’éteint avec elle. La force des besoins ne crée pas une seule loi. C’est assez prouver que la société humaine ne peut se fonder sur des principes hypothétiques. Ou bien l’État repose sur des bases absolument rationnelles, ou bien il n’existe pas. On peut concevoir un agrégat d’individus passagèrement rassemblés par l’utilité, mais une association permanente suppose des principes qu’on ne puisse contester. La société ne dérive donc pas de la nature et la sociabilité va de pair avec la rationalité. Allons plus loin : toute doctrine est comme on dit, réactionnaire qui, prétendant tirer la société de la nature, met l’instinct au-dessus de la loi rationnelle ou instituée, pour conclure au mépris des conventions.

Rousseau égale ici la rigueur platonicienne et, dans le troisième chapitre du Contrat, on croit deviner l’ombre inquiétante de Calliclès ou celle de Thrasymaque. Ce défi de la force n’est pas sans grandeur, car il est beau d’espérer la force et de croire qu’on la gardera. Il est même un mérite de la force qui se nomme audace, risque, courage, et qui fait dire que l’esclave aussi en un sens, a choisi. Il est même une générosité de la force qui fait espérer de l’acquérir et d’être à son tour victorieux. C’est bien pourquoi la force, comme l’adresse et la ruse, est célébrée dans les jeux. Mais les jeux sont tous de convention : l’emploi de la force y est décidé et réglé. Calliclès l’a bien compris, qui se déchaîne contre la loi ; il n’y voit qu’une convention sans valeur, destinée précisément à ruiner les valeurs qui surgissent de la nature. La force seule fait droit, car elle est quelque chose, et très reconnaissable, ajoute Pascal. Et surtout si la force est reconnue comme seul principe, l’homme retrouve son unité, il est en paix avec lui-même. Tel est le rêve d’un état de nature dans lequel les hommes établiraient leurs rapports sans l’intermédiaire de lois artificielles et extérieures, par la seule force des individus, car la valeur y serait immédiatement sanctionnée par la domination, la faiblesse par la dépendance, la servitude et la mort ; comme si l’état de société, par la simple communication des hommes entre eux, n’imposait pas d’autre loi que la loi naturelle qui préside au jeu des forces. Mais s’il y a une logique de la force, il faut aller jusqu’au bout de cette logique, comme l’implacable Darwin ; car en biologiste il purifie la force, il la réduit à sa seule force, au lieu de lui porter secours à la manière des politiques. Dire que le plus fort fait la loi, ce n’est désigner personne pour régner tout à l’heure. On verra bien qui alors sera le plus fort. La sélection naturelle est un régime instable qui ne reconnaît aucune infaillibilité et rend vaine toute adoration, si le plus fort doit faire la preuve au moment même. Et il faudra bien que le vainqueur rende la coupe, s’il est vaincu à son tour. Mais dans les jeux, le vaincu garde ses chances pour une autre partie ; dans l’état de nature, il est définitivement exclu du concours.

« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître » : ce jugement en forme d’attaque ruine d’un coup tout le réalisme politique. Car il dit trop la faiblesse de la force et qu’en voulant garantir son avenir elle se trahit elle-même. Dans le présent, même le plus fort ne peut pas régner sur tous s’il n’inspire pas la crainte, qui n’est déjà plus une puissance physique, et s’il ne fait pas croire à sa légitimité. Le prétendu règne de la force repose donc, en fin de compte, sur l’opinion. On voit pourquoi Socrate retrouvait Calliclès dans le même camp que Gorgias. La tyrannie ne va pas sans rhétorique et toute politique se résout finalement en paroles. Car la force seule est sans mystère ; elle ne prouve qu’elle-même et encore ne le prouve-t-elle qu’au moment où elle agit. Les physiciens enseignent qu’elle ne se connaît pas en elle-même comme une puissance existant en soi, mais se reconnaît à ses seuls effets réels. Cette pure mécanique ruine le prestige de la force parce qu’elle tempère l’imagination et ramène les paroles à leur vrai sens. Bien percevoir les choses est la première tâche d’Émile, s’il doit être juste et bon citoyen.

Mais la force n’est pas seulement faible parce qu’elle peut toujours être surmontée par une autre ; elle est surtout sans force devant le jugement. Aucune moralité ne peut résulter de ses effets, car si la force contraint assez, jamais elle n’oblige. Que prouvent cent bataillons, sinon qu’ils peuvent détruire une ville, ruiner une province et faire tout le mal qu’on voudra ? Mais ils ne prouvent rien de plus que la foudre ou le tremblement de terre ; ils font partie des choses extérieures et rentrent dans l’indifférence du monde. Or l’homme écrasé est encore un témoin et un juge. Cette supériorité de vigile que l’homme a sur l’univers consiste-t-elle seulement, comme semble dire Pascal, à avoir conscience ? L’homme de Rousseau a davantage, il a une conscience car il se dresse devant la force irréfutable. C’est ici qu’il faut savoir se passer de preuve et reconnaître une certitude qui n’est pas de l’ordre du monde. Nul ne peut prouver que l’esprit n’est pas rien, mais nul non plus n’est tenu de juger ou de discourir. L’état de nature est donc bien loin derrière nous, et si la force aveugle nous invite à la servitude, nous ne sommes plus libres désormais de lui céder innocemment. 

A la manière de Platon, Rousseau retourne donc par une question le jeu de l’empirisme : qu’est-ce que cela prouve ? Toute l’histoire est à juger en une fois, car nul événement n’impose l’adhésion à l’esprit libre. L’utopie du progrès comme le réalisme politique n’est qu’adoration de la force. Ce qui a lieu ne crée aucun droit. L’esprit seul sait tracer le droit, je veux dire l’esprit géomètre qui ne prend pas modèle sur le monde, mais ne croit fermement qu’à ce qu’il peut penser sans secours. D’où cette pure logique du droit, qu’aucune expérience n’émeut jamais, et qui conclut toujours à l’égalité. Ce droit n’est sans doute qu’une forme abstraite, mais c’est la forme à travers laquelle la liberté s’exprime et se découvre. D’où encore cette passion qui traverse la critique lucide et qui est la force même de la liberté, si peu croyable aux esprits positifs. Le scepticisme est vaincu, sans aucune preuve, par l’acte d’une liberté qui ne s’appuie sur rien, ne concède rien et ne tire son autorité d’aucun compromis avec le monde. Ce dénuement volontaire, cette solitude du jugement font ensemble la dignité de l’homme et la raison du droit.

Qu’on ne discute donc pas des faits, puisque ce n’est pas de ce côté qu’on trouvera les fondements indestructibles de la société politique. Il serait aussi vain d’opposer à la réalité observable un modèle imaginaire et arbitraire. L’utopie n’est pas si éloignée du réalisme, puisqu’elle représente les choses comme on souhaite qu’elles soient, au lieu d’éclairer les principes. Rousseau laisse donc l’observation et la conjecture pour se demander ce que peut bien signifier une société humaine. Sa méthode est semblable à celle de Platon, dont on sait qu’il ne prêche nullement une utopie, mais dégage les conditions a priori sans lesquelles l’État ne réalise pas son essence, c’est-à-dire n’est pas vraiment l’État. Elle prépare celle de Kant, qui défendra contre tout mélange le principe de la moralité et du droit, jusqu’à faire voir dans la paix perpétuelle la loi a priori devant régir, quoi qu’il arrive, les rapports entre les nations.

Du contrat social est un titre trompeur si l’on songe aux contrats révocables que font souvent les hommes à l’intérieur de la société. Ces actes temporaires créent des associations particulières ; ils n’ont pour mobile que l’utilité privée, même collective, et ils ne peuvent survivre aux circonstances qui les ont suscités. Surtout, ils supposent l’état social qui force à respecter les engagements pris et à être juste, mais ils ne le créent point. Ce qui range Rousseau parmi les plus purs philosophes, c’est qu’il cherche à découvrir l’origine radicale du lien social sans s’embarrasser des apparences historiques. Il est clair, par exemple, qu’entre le maître et l’esclave, il n’y a point société, puisque malgré l’existence des lois qui régissent l’esclavage, l’état de guerre entre eux n’est nullement aboli ; leur rapport demeure un rapport de force. La preuve en est que si l’esclave désobéit et se révolte, il ne rompt aucun lien de droit. Un tel lien suppose l’adhésion d’êtres raisonnables et libres. Ainsi donc, lorsqu’un homme ou plusieurs hommes imposent leur loi à d’autres hommes, quelle que soit la rigueur des textes et la constance relative des rapports humains, il n’existe pas entre eux de société au sens propre du mot. Comme il n’y a pas de consentement forcé, l’état civil ne peut organiser la dépendance des hommes mais seulement leur liberté. Qu’on ne s’étonne pas s’il est sans cesse contredit par les lois écrites et par les mœurs. Mais s’il est clairement défini, voilà le modèle qui sert à confondre toutes les tyrannies et toutes les usurpations.

Il faut savoir par cœur le chapitre « De l’état civil », page unique qui met sous les yeux de l’esprit la vérité pure cent et cent fois contredite par les politiques de tous les temps. En passant de l’état de nature à l’état civil, l’homme est changé, ou plutôt il est né une seconde fois. Sans doute a-t-il perdu l’innocence des premiers âges, mais, loin d’être une qualité humaine, elle n’était que l’état d’un animal stupide et borné. Nature et société s’opposent comme l’animal et l’homme, l’instinct et l’intelligence. Le propre de l’homme est d’être assez libre à l’égard de ses besoins pour pouvoir se gouverner d’après des principes. Il ne peut donc plus céder aux mouvements obscurs de l’instinct sans être responsable de sa sujétion. Et telle est bien la servitude des passions qu’elle est jugée par nous comme une faute dans laquelle nous sommes tombés. L’état civil change donc tout l’homme, puisque l’appétit n’a plus désormais le même sens. Il était l’instrument de la liberté naturelle, et maintenant il n’est plus qu’une force étrangère et subie, que l’homme peut bien faire sienne, il est vrai, mais en la gouvernant. L’animal n’est qu’un corps soumis aux lois naturelles, tandis que l’homme, par un renversement sans exemple dans la nature, s’il ne peut se défendre d’avoir des penchants, possède du moins le pouvoir d’échapper à leur emprise et de se régler sur des principes qu’il conçoit lui-même. Disons donc que la raison fait l’homme, car elle lui permet d’exercer ses facultés au-delà des bornes que lui assignait l’instinct. Elle le rend perfectible parce qu’elle le rend libre. Ses pensées désormais prennent leur vol ; ses sentiments mêmes, qui puisent leur substance dans la nature, acquièrent de la noblesse, et l’homme tout entier accède à une dignité inconnue des choses. Ainsi sommes-nous à jamais arrachés à l’état de nature. Et si l’homme pensait vraiment à sa condition, il célébrerait sans relâche l’instant heureux de cette naissance, qui est l’origine vraie de l’homme. Car la liberté crée l’homme sans retour. Mais en même temps, l’assujettissement aux passions, loin de le rendre à l’état de nature, le dégrade au-dessous des bêtes. La même cause, qui fait l’homme intelligent et libre, l’invite à la violence et à l’injustice. L’état civil n’est donc pas un don gratuit de la nature, mais il est une conquête de l’homme et il ne peut se conserver que par un combat sans fin.

La société vraie est donc un acte volontaire par lequel l’homme sort en quelque sorte de lui-même pour se régler sur le droit. La liberté naturelle n’est qu’indépendance à l’égard d’autrui ; elle n’est rien d’autre que l’impulsion physique qui, gouvernant l’animal du dedans, le dispense d’obéir et de connaître des devoirs. Dans l’état civil, au contraire, l’homme n’existe plus que par l’idée d’avoir des semblables et de pouvoir communiquer avec eux selon une règle universelle. La société n’est donc qu’une même chose avec la raison, et l’homme qui, jusqu’ici, n’avait regardé que lui-même, dit Rousseau, se voit forcé d’agir sur d’autres principes. La justice lui est une idée extérieure en un sens, puisqu’il doit se la représenter d’abord et la concevoir comme la loi de tous. Mais, en un autre sens, elle ne lui est dictée par personne et aucune force au monde ne peut le contraindre à obéir. C’est pourquoi celui-là seul est libre qui se soumet lui-même à une loi. « L’impulsion du seul appétit est esclavage et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. » Belle pensée pour un traité politique. Socrate demandait si le gouvernant n’avait qu’à gouverner les autres et non pas soi d’abord. Car faire ce qui plaît n’est pas faire ce qu’on veut, mais suivre l’humeur bientôt regrettée ; et le tyran est toujours le moins libre des hommes. Le gouvernement de soi, que Kant appellera autonomie, est donc aussi la condition d’un État libre.

Toute l’idée de civilisation tient dans cette pensée. Qu’est-ce, en effet, qu’un homme civilisé sinon celui qui reconnaît une loi valable pour tous et qui, se réglant sur elle, satisfait sa raison ? La barbarie est un retour violent à l’impulsion physique. Mais cette régression ne nous rend pas à l’innocence dont la nature est parée. Car on cède à l’appétit au lieu d’obéir à la loi. Être raisonnable n’est donc pas s’abandonner à l’appétit de vivre, mais se donner une règle de vie. La mort de Socrate le prouve assez, d’une éloquence sans parole. Et si l’on suit un peu cette pensée, on trouve que les sentiments les plus profonds naissent d’une règle acceptée. On ne fait pas des sentiments avec des impulsions et l’amour le plus vrai est celui qui conquiert sa fidélité. De cette idée si méprisée des psychologues, La Nouvelle Héloïse est le meilleur commentaire.

Le citoyen n’a donc pas à être un autre homme que l’homme privé. Il est fait des mêmes vertus. La volonté générale n’est pas davantage un compromis des intérêts particuliers que la conscience personnelle n’est une somme de penchants. Une loi n’est véritablement une loi que si elle est universelle, c’est-à-dire n’appartient à personne. Car « il n’y a point de liberté sans lois ni où quelqu’un est au-dessus des lois » ; et Rousseau poursuit dans ses Lettres écrites de la Montagne : « La liberté suit le sort des lois, elle règne ou périt avec elles. » La dépendance de l’homme à l’homme détruit donc l’état civil comme l’assujettissement aux passions corrompt la raison individuelle. Cette pensée juridique peut inspirer des sentiments véritables, mais elle est assez prévenue, par sa difficulté même, contre l’improvisation sentimentale des habiles politiques. Rousseau est donc cet homme-là qui conduit par ordre ses pensées et nous convie au carême de la méditation. Qu’il ait aimé en lui l’enfance et la poésie spontanée de cet âge, qu’il n’ait cessé d’éprouver la force des impulsions dont sa nature était prodigue, c’est en quoi beaucoup se sont reconnus. Aussi n’accablons pas les lecteurs de Jean-Jacques.