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La révolte contre l'histoire

Texte publié dans la Révolution prolétarienne, revue syndicaliste révolutionnaire, 21e année, n°358, nouvelle série n°58, janvier 1952.


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Le privilège paradoxal de notre époque est d’avoir étrangement confondu les problèmes en livrant aux mêmes impasses la philosophie, l’histoire et la vie. Non pas que cette solidarité soit une découverte de notre temps, mais jamais comme aujourd’hui elle n’avait été aussi manifeste ni aussi tragique, en raison même de la rigueur massive de notre expérience. Le contemporain d’Octobre, du drame espagnol et de la guerre s’est effrayé de voir que sa vie propre se confondait avec l’histoire du monde, et que l’une et l’autre pouvaient en même temps prendre un sens ou le perdre atrocement. C’est alors que tout fut mis en question, c’est-à-dire le choix des valeurs qui définissent une vie et décident si elle mérite ou non d’être vécue.

A Camus revient le mérite d’avoir éclairé ce choix. En traçant l’épure du désespoir universel, il propose pour notre génération une méditation commune au philosophe, à l’artiste et au militant. Il fait le diagnostic de notre désordre avec l’art du clinicien. Ainsi, au siècle de la mort violente et des statistiques il reproche moins de multiplier le meurtre que de le préméditer et de le raisonner, et il montre que ceci est la cause de cela. Écoutons-le :

« Heathcliff, dans les Hauts de Hurlevent, tuerait la terre entière pour posséder Cathie, mais il n’aurait pas l’idée de dire que ce meurtre est raisonnable ou justifié par le système. Il l’accomplirait, là s arrête toute sa croyance. Cela suppose la force de l’amour et le caractère. La force de l’amour étant rare, le meurtre reste exceptionnel et garde alors son air d’effraction. Mais à partir du moment ou, faute de caractère, on court se donner une doctrine, dés l’instant où le crime se raisonne, il prolifère comme la raison elle-même, il prend toutes les figures du syllogisme. Il était solitaire comme le cri, le voilà universel comme la science. Hier jugé, il légifère aujourd’hui. ».

D’un côté le crime de passion ou de fatalité, de l’autre le meurtre de raisonnement et de logique. Dans cette page d’un style pur, Camus pose la distinction fondamentale dont tout le livre n’est qu’un commentaire et qui l’amène à proclamer l’interdiction de tuer. Mais comment concilier le refus du meurtre et le devoir de révolte ?

L’homme révolté est celui qui dit non. C’est l’esclave qui se retourne et fait face à son maître. Il y a une révolte métaphysique quand l’homme découvre la mort, l’absurdité du monde et l’absence de Dieu. Il y a une révolte sociale lorsque de Spartacus à la Commune de Paris, les humiliés se dressent contre une condition injuste. « L’homme est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est ». Mais ce refus n’est 

pas pure négation. Il ne peut dire non à l’absurdité du monde et à l’injustice sans dire oui en même temps à ce qui exige un sens et une justice. Donc ma révolte ne se comprend que si j’affirme une réalité qui me dépasse et que je reconnais, toutes les fois que je préfère souffrir l’offense plutôt que de la commettre. C’est la nature humaine qui m’est ici révélée dans sa permanence et sa dignité meurtrie par la brutalité quotidienne d’un monde qui n’est pas fait pour elle.

Ainsi je brise ma solitude et je rencontre les autres hommes sur mon chemin : tous les autres. « Je me révolte, donc nous sommes », conclut Camus. Et c’est ici que la révolte est incompatible avec le meurtre. S’il ne devait exister que des oppresseurs et des opprimés, des bourreaux et des victimes, mon choix serait simple et il n’y aurait pas de problème. Mais si je veux rester fidèle à ma révolte, je dois m’interdire de changer simplement de camp comme ceux qui volent pour ne pas être volés ou tuent pour ne pas être tués. Dans sa nature même la révolte trouve sa propre limite En proclamant le salut commun, elle refuse les moyens qui compromettraient le salut d’un seul.

Or, comme par dérision, la révolte a engendré, au cours de l’histoire contemporaine, les techniques de l’oppression et du meurtre démesuré. La littérature et la philosophie ont exprimé en styles divers cette aventure. Camus sait distinguer entre les violences de Sade, Lautréamont et Stirner d’une part et les incertitudes sublimes de Nietzsche et Dostoïevski d’autre part. Mais c’est dans l’histoire surtout que la contradiction s’affirme et qu’elle doit finalement être jugée.

Tout a commencé pour nous avec la condamnation de Louis XVI, que Camus présente comme un symbole, parce qu’elle signifie que la révolution est la conquête du pouvoir politique avec ses moyens d’oppression et de répression. De ce jour la révolution a trahi les sources profondes de la révolte. Mais tandis que les régicides de la révolution jacobine instituèrent la religion de la vertu comme voulait Saint-Just, disciple de Rousseau, leurs successeurs mieux instruits accablèrent le monde par les diverses formes de la « Révolution cynique ».

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Ces commentaires surprendront ceux qui sont accoutumés aux études techniques et qui, ayant reçu une formation marxiste ou simplement scientifique, envisagent toute l’histoire comme expression plus ou moins directe des faits économiques. Il ne faut pas mépriser la technique quand elle n’est pas méprisable, c’est-à-dire quand elle nous permet d’éclairer et de maîtriser un aspect du réel. Mais il faut se méfier des techniciens de vocation d’abord, de gouvernement ensuite, qui résolvent l’expérience humaine en statistiques brillantes et cruelles.

Un fait économique n’explique ni ne justifie un choix métaphysique quelconque. Il peut aider à la comprendre dans la mesure où il a créé l’urgence de certaines solutions, et par exemple on ne peut nier que le Capital par sa méthode et par son objet soit l’une des œuvres les plus explicatives de notre temps. Mais le comportement des hommes dénote une source plus profonde. En choisissant entre le combat et la résignation, le respect et le meurtre, le ciel et la terre, la mort et la vie, l’homme assume, souvent dans la nuit, toute sa condition qui est d’agir pour des motifs et au nom des valeurs (le problème est ici de savoir si elles sont authentiques) portant témoignage à l’extrémité du malheur et par ce malheur même qu’il échappe jusqu’à la mort au règne absurde des choses. C’est par là qu’il échappe aussi à la technique et aux statistiques. C’est donc par là que Camus décide de le saisir.

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La démesure des temps modernes est la croyance à l’histoire. Elle s’ébauche avec le christianisme et prend tout son essor dans la théorie de la violence historique. Nous devons savoir gré à Camus d’avoir mis à jour avec une parfaite sûreté le lien secret qui unit sous leur conflit superficiel les deux doctrines ennemies de la révolte. Il lève l’équivoque stupide qui fait du socialisme autoritaire le véritable concurrent de l’Église, alors qu’il n’en est en un sens, qu’une réplique adaptée à la civilisation industrielle. Par là s’explique le goût obscur qu’ont aujourd’hui quelques catholiques pour la lutte révolutionnaire et l’attrait invincible qu’exercent sur eux les formes les plus confuses de l’action politique.

Nous avons affaire à deux espèces d’une même croyance inaccessible aux Grecs, amoureux de la nature et du présent. Leur sagesse excluait l’infinité du temps ou se recomposerait une histoire n’ayant de sens qu’à son terme. Ils ne concevaient du temps que l’image cyclique que leur offraient le mouvement des étoiles et le retour des saisons, temps fermé sur soi, rassemblant en un seul jour toutes les possibilités de l’être et toutes les ressources de la vie. Cette pensée les conduisait parfois au mythe du retour éternel, mais la perspective d’une histoire procédant selon une droite infinie leur était interdite.

Au contraire, la tradition judéo-chrétienne nous présente la destinée comme le déroulement tragique d’événements absurdes, mais auxquels le dénouement final donne un sens et une consécration. Et, malgré l’apparence, c’est l’ère chrétienne qui prend au sérieux une nouvelle mythologie, tandis que les philosophes grecs ne croyaient à la leur qu’en souriant. Désormais le dénouement du destin est une justification dernière que le présent peut seulement concevoir et qui fuit sans cesse vers l’avenir imaginaire où toutes choses seront réglées. toutes fautes rachetées et toutes victimes sanctifiées. C’est le royaume de Dieu, le triomphe du progrès et la société sans classes. Voilà pourquoi notre ère fut tout à la fois celle des martyrs et de l’inquisition, des grands sacrifices révolutionnaires et de la terreur policière.

Avec tact et justice, Camus ne reproche à Marx pas plus qu’à Nietzsche sa terrible postérité. Mais l’un et l’autre, quoique différemment, préfèrent l’histoire à la nature et consentent d’avance à sacrifier ce qui est à ce qui n’est pas. Je me plais à relever ici une courte note dans laquelle Camus évoque l’existentialisme athée dont la morale promise est encore attendue. Il dit que cette morale ne pourra s’établir sans introduire des valeurs étrangères à l’histoire. Mais comment faire ? Tout se passe depuis longtemps comme si l’existentialisme, qui est un prolongement de l’idéologie allemande, était impuissant à s’achever sans mourir dans la tradition chrétienne ou sans se confondre avec le marxisme. Or son suicide est fatal, puisqu’il refuse à l’homme une nature à préserver dans l’empire irremplaçable du présent.

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Si Camus est revenu sur les illusions de 1945, il reste fidèle, dans l’ensemble, à toute son œuvre. Depuis Noces paru à la veille de la guerre, jusqu’à la « pensée de midi » qui termine l’Homme révolté, il revient aux sources de la sagesse que les Grecs avaient conçue à la taille de l’homme. Il dénonce en même temps la démence de ceux qui se croient inspirés de Dieu et celle des déicides qui prennent la place du dieu mort, ces dieux aux yeux crevés qui humilient les nations. Son athéisme n’est pas agressif. Simplement, Camus n’a pas de pensée pour un au-delà de la condition humaine. Si les chrétiens, penchés sur l’abîme, reçoivent l’écho de leur cri, lui mourra sans espoir, pour rester fidèle à la terre.

Il nous enseigne la lucidité à une époque cruelle pour ceux qui n’acceptent pas de sacrifier aux idoles. Et s’il s’agit d’un sacrifice humain, il dénonce le meurtre. Mais quelle prédication peut venir à bout de la violence qui s’inspire d’une logique et se recommande des meilleures intentions ? On ne persuade pas des bourreaux qui ont une conscience professionnelle et un sens accompli du devoir.

C’est alors toute l’organisation politique des États qui est mise en question, parce qu’elle porte la responsabilité du malheur présent des hommes. Devant un monde où les enfants meurent, la révolte a seulement la valeur d’un témoignage, mais devant une société qui désespère les hommes jusqu’à la folie, la révolte a quelque chance d’entrer dans l’histoire. Contre les politiques de l’illusion tragique qui sacrifient la partie au tout et le présent à un avenir imaginaire, la vraie générosité consiste à opposer une politique de l’urgence. L’homme révolté, comme Sisyphe, doit savoir qu’il n’y a pas de lendemain et que sa destinée se joue tout entière dans le présent. C’est la condamnation sans appel de toute action qui spécule sur l’avenir et qui dans le même temps humilie les vivants.

On comprend alors l’hommage que rend Camus au syndicalisme révolutionnaire dont la tradition libertaire a survécu à la Première Internationale. Son caractère distinctif est de concevoir l’émancipation des hommes comme un effort quotidien vers le bonheur. C’est à l’intérieur des groupes naturels comme la famille et la profession que l’homme se libère des contraintes que les institutions font peser sur lui. La grande politique n’est pas son affaire. Ni l’action des gouvernements, ni la guerre, quelle qu’elle soit, ne le concerne, sinon comme victime et comme révolté.

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Le livre de Camus est trop riche pour ne pas donner prise par quelques côtés a des critiques que j’aurais aimé formuler ici. Mais la sympathie qu’il m’inspire est trop forte pour que je ne lui accorde pas pour l’instant toute l’attention et toute la place. Les commentaires, qui n ont pas manqué, toucheront peu Camus : ni les éloges des conservateurs qui voient dans ce livre l’expression d’un découragement profitable à leurs intérêts passagers, ni les injures des révolutionnaires de profession qui lui reprochent de faire penser. Il a répondu déjà aux uns et aux autres.

Aux premiers il répond que personne n’est justifié dans son arrogance ou dans son repos, que la valeur des âmes se mesure a celle des idées et des actes, que les meilleures intentions se heurteront toujours à la révolte des hommes vrais, humiliés d’abord puis triomphants, parce qu’ils reportent sur leurs frères la tendresse que les lâches vouent au destin.

Aux seconds il démontre, contre la croyance qu’un siècle de propagande a inculquée aux peuples, que la révolte est plus riche et plus efficace qu’une révolution de système et de violence concertée, qui accroît le malheur des hommes en échange d’une eschatologie dérisoire. Il leur fait honte en leur rappelant l’exemple des justes de 1905 qui ne consentaient à tuer qu’une seule fois et garantissaient l’extrême limite de leur violence par le sacrifice de leur propre vie. Il leur oppose enfin la vérité constante de notre condition : il n’y a pas de terme à la révolte et la justice sera toujours à recommencer ; même si une révolution sociale devait être définitive, l’homme aurait toujours à surmonter l’angoisse d’un destin amer.


Le lycée et l'université

Texte publié dans Indépendance Universitaire, Bulletin trimestriel de l’association universitaire pour l’entente et la liberté (A. U. P. E. L.), n°62, décembre 1994. ISSN 0221/9352.


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Lorsque je faisais mes études, l’enseignement relevait encore d’institutions résolument distinctes de la société civile ; il se présentait pour l’essentiel comme sa propre fin. Le choix d’une profession pouvait éventuellement dépendre de la nature des études poursuivies ; il ne les gouvernait pas. Plus encore, du moins dans l’esprit, l’enseignement était à la fois le principe et le terme : la vraie licence s’appelait d’ailleurs « licence d’enseignement ». Un fait majeur de notre temps est, au contraire, l’éclatement de l’institution qui tend à se présenter comme « un service », un simple auxiliaire de la société civile, l’organe de la préparation aux emplois. Ni les syndicats ni les ministres ne vont dire le contraire ! Le changement s’est accompli sous le signe des bons sentiments, à la faveur de ce qu’on appelle à tort ou à raison la « démocratisation » qui ne consiste nullement, comme on feint de le croire, à rendre les chances plus égales dans l’ordre social pour que les meilleurs ne soient pas désignés d’avance comme par héritage, mais à diminuer, voire à effacer les exigences propres à l’école, au lycée, à l’université, à établir une continuité entre l’école et ce qu’aujourd’hui on appelle la vie. Le nombre d’années d’études sanctionnées après le baccalauréat tend de plus en plus à définir le rang social. Ainsi la « démocratie » est devenue la caricature de ce que les plus nobles esprits appelaient, naguère encore, de ce nom.

On ne peut contester la dévaluation des titres et la baisse générale du niveau, à de rares exceptions près. Pour me présenter à l’agrégation de philosophie il me fallait avoir fait du latin et du grec, disposer en outre d’un certificat d’une licence scientifique. Je ne sache pas que la disparition de ces exigences ait été compensée par quelque progrès que ce soit dans l’étude des disciplines ordinaires. En particulier l’enseignement du français a beaucoup pâti de l’effacement des études classiques et, d’une façon générale, dans presque toutes les disciplines, les théories à la mode ont contribué à marginaliser l’élémentaire qui était à la base des études secondaires aussi bien que primaires.

C’est aussi pourquoi n’est plus guère présente l’exigence d’une continuité entre le primaire, le secondaire et le supérieur. On ne se trouve plus en présence d’une seule école qui, par-delà les différences nécessaires et les divers degrés, aurait une même fin, à savoir l’instruction et la culture des esprits. Combien de titulaires du baccalauréat ou même du DEUG aujourd’hui seraient-ils reçus au certificat d’études primaires de jadis, qui exigeait des bases solides en orthographe et en calcul ? L’idée que le savoir fondamental et la culture puissent être exposés à des options ne choque plus personne, car la signification de l’école en général s’est perdue. L’objectif poursuivi par la politique des options, c’est qu’il soit désormais impossible de distinguer en fin de parcours entre le plus savant et le plus ignorant, puisqu’ils ont les mêmes titres universitaires. N’importe quoi valant n’importe quoi, voilà la démocratie réalisée, comme Platon l’avait déjà annoncé ou plutôt décrit d’après Athènes.

S’il reste vrai que la spécialisation est la condition d’études plus approfondies et plus savantes, la dérive de l’université vers la « spécialisation dispersive », pour reprendre l’expression d’Auguste Comte, ne date pas d’aujourd’hui. Et elle est moins commandée par les besoins de la science que par les convenances personnelles. Or il est essentiel qu’au plus haut niveau du lycée, celui des classes préparatoires, la convergence des deux ordres d’enseignement soit développée. De même il est essentiel que pour les concours de recrutement des programmes nationaux continuent de rappeler des exigences qui importent à l’enseignement des grandes disciplines. Comment ne pas voir que la spécialisation précoce ou les choix arbitraires ont pour effet le contraire du but avoué. La baisse générale du niveau global des candidats, sinon peut-être des admis, – car la situation varie selon les disciplines – n’est déjà que trop sensible dans des concours gravement affectés, il est vrai, par une inflation aveugle et démagogique.

Qu’est-ce que l’enseignement supérieur peut attendre du secondaire et qu’est-ce que le secondaire est en droit d’attendre du supérieur ? C’est finalement une seule et même question. Il s’agit de savoir quels hommes on veut faire. S’il s’agit de livrer des étudiants de tous niveaux à des stages professionnels spécialisés, on sera peu attentif aux exigences de l’instruction fondamentale et de la culture générale. Une telle situation mériterait une ample étude, mais qui soit assez libre à l’égard des présupposés qui gouvernent de façon tyrannique les commentaires journalistiques, ministériels ou syndicaux. Ce qui semble d’ordinaire exclu désormais, c’est la mise en œuvre, dans l’exercice même de la profession, de ce qu’on a pu apprendre à l’école. A croire, à la limite, que le plus ignorant peut s’en tirer par un simple stage, puisque ce n’est plus le savoir fondamental, d’abord élémentaire, qui paraît être requis dans l’exercice de la profession, mais seulement l’adaptation improvisée à des manipulations dont les raisons théoriques demeurent à jamais cachées. Il ne s’agit plus de savoir compter pour être comptable, de savoir l’orthographe pour être secrétaire. La vertu le plus certaine de la calculette, c’est par exemple de rendre invisibles les fautes de calcul, c’est-à-dire de frappe, à un manipulateur qui ne sait pas se représenter les ordres de grandeur. « Dès qu’il suffit de savoir pour pouvoir et pour faire, écrit Kant, cela n’est pas de l’art ». Entendons qu’alors il n’est nul besoin d’entraînement professionnel prolongé, c’est-à-dire de stage. Or de plus en plus l’habileté requise pour exercer une profession ne relève ni d’un savoir théorique reposant sur des bases élémentaires acquises sur les bancs de l’école, ni d’une capacité manuelle générale, mais de l’adaptation ponctuelle à l’emploi d’un matériel ou d’un programme de travail qu’il n’est pas question de s’approprier par simple lecture en raison de l’hermétisme, concerté ou non, des modes d’emploi. Voilà pourquoi la question posée sur l’attente réciproque du supérieur et du secondaire, l’un par rapport à l’autre, peut aujourd’hui paraître obsolète.

Quand j’étais membre ou président des jurys du CAPES ou de l’agrégation de philosophie, il m’est souvent arrivé de déplorer chez certains candidats des lacunes relatives à la connaissance littéraire ou scientifique la plus générale. On ignore des notions scientifiques élémentaires qui ne pouvaient échapper autrefois – je n’hésite pas à me répéter – aux titulaires du brevet simple, voire du certificat d’études. Ne parlons pas des fables de La Fontaine ! A croire que la spécialisation et les options ont vraiment pour fonction de masquer, voire d’entretenir l’ignorance et l’inculture. Il est vrai que les programmes et souvent la pratique du secondaire ne fournissent plus guère la base sur laquelle pouvait s’établir un enseignement supérieur plus spécialisé. On peut ignorer presque tout des œuvres classiques, n’avoir jamais rencontré ni Molière ni Corneille, n’avoir jamais pratiqué la démonstration en mathématiques, croire que les fusées volent comme les avions, ainsi qu’un programme de physique pourrait inciter à le penser, et choses semblables.

C’est que la rectitude et la rigueur de penser ne sont plus au programme quand on se donne pour seul objectif avoué une adaptation professionnelle apparemment libérée d’exigences théoriques. Au long des années, j’ai vu des historiens, des littéraires, des mathématiciens, des physiciens, qui avaient été des professeurs exemplaires, renoncer à leurs convictions dès qu’ils se sont vus revêtus de hautes fonctions, tout simplement parce qu’ils ne voulaient pas paraître rétrogrades et se croyaient obligés d’obéir à l’impératif catégorique de la modernité. Alors on renonce à enseigner les grands moments du temps historique, les modèles classiques de la poésie et du théâtre, la démonstration, la genèse des notions scientifiques fondamentales.

Si encore ces mesures de décadence avaient été prises par des esprits médiocres, on se consolerait en invoquant la misère des temps ! Mais la pire trahison a affecté des esprits supérieurs, comme si les plus savants, les plus cultivés, avaient résolu d’être aux yeux de l’histoire les derniers clercs ! Ils ont laissé ainsi vider l’école de son contenu substantiel.

L’enseignement supérieur serait certes fondé à exiger que le baccalauréat soit effectivement et non pas seulement dans les mots le premier grade universitaire. Mais cela suppose le retour d’exigences scolaires à tous les degrés de l’école, du collège et du lycée. Il faudrait qu’ainsi ce diplôme fût la preuve d’un niveau de savoir et de culture pouvant justifier des études spéculatives de longue durée. Il en résulterait certes que la plupart des préparations professionnelles passeraient par d’autres voies et qu’on en finirait avec la formule de charlatan : bac + n. Mais il faudrait alors en premier lieu qu’on cesse de voir dans les diplômes un critère de hiérarchie sociale. La trop célèbre formule des quatre-vingts pour cent de bacheliers est en cela la plus réactionnaire qu’on pouvait imaginer. On ne le sait que trop : la sacralisation des diplômes a entraîné leur dévaluation, ce dont apparemment on n’incline guère encore à se plaindre. De même le lycée demande à l’université d’honorer d’abord les disciplines générales qui constituent l’instruction et la culture, qui ainsi doivent naturellement nourrir le programme du baccalauréat. Entendons-nous bien. Il ne peut s’agir de condamner toute spécialisation et toute option. Dans l’ordre de la spéculation et de la profession, et quelle que puisse être la divergence des deux voies, les exigences de la compétence passent bien par une spécialisation progressive. Mais d’une part la spécialisation ne peut surmonter ses vices ordinaires qu’à la condition de reposer sur une base solide et de ne pas mépriser les généralités fondatrices. D’autre part l’enseignement, jusqu’au plus haut sommet, se doit d’assurer les conditions d’une communication universelle. Voilà pourquoi, quelles que soient leurs différences nécessaires, les divers ordres d’enseignement doivent poursuivre des fins communes et se référer à des critères commensurables entre eux. Par delà toute nécessaire diversification ou adaptation, une même idée doit demeurer vigilante, qui soit relative à la qualité et à la dignité des esprits. Le rôle de l’université pourrait être en particulier de réduire l’écart entre la culture générale et la recherche spécialisée, comme entre la disponibilité d’esprit et l’efficacité professionnelle. Sans doute appartiendrait-il à l’enseignement supérieur de rendre vigueur à la vieille et généreuse idée d’université populaire qui rendrait alors superflue l’inflation dérisoire des diplômes. Des hommes ayant fait des études courtes pourraient, une fois engagés dans la profession, accéder à une activité spéculative qui auparavant leur paraissait étrangère. Ainsi ne serait pas seulement visé le perfectionnement professionnel, mais aussi l’enrichissement personnel. Rappelons qu’Auguste Comte s’adressant à un public d’ouvriers ne songeait nullement à les entretenir de leur métier : il leur proposait un Cours d’astronomie populaire ! Mais notre société est-elle encore capable d’attention pour les biens les plus précieux ? C’est toute la question.


L'entonnoir et la bouteille vide


Il s’agit là sans doute d’un premier état du texte publié sous le titre
« L’école doit instruire » dans le journal Le Monde du 18 décembre 1984.


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Que l’école soit faite pour transmettre le savoir et pour instruire, qu’en outre il ne soit pas raisonnable d’y jeter un voile pudique sur les réussites du travail et du talent, ce sont des déclarations aujourd’hui inattendues dans la bouche d’un Ministre de l’Éducation nationale. Quoi d’étonnant si cette dissonance scandalise des pédagogues ayant pignon sur rue ? Mais que ceux-ci croient déconsidérer l’instruction en exhumant l’image de l’entonnoir et de la bouteille vide, voilà bien la preuve, pour qui en doutait encore, qu’ils n’ont pas fini de s’acharner sur une caricature.

L’audace de rappeler l’école à la mission qui n’aurait jamais dû cesser d’être la sienne est en soi un événement. Car depuis peut-être un demi-siècle les réformes successives tendent presque toutes à faire que l’école soit de moins en moins l’école. Des groupes de pression opiniâtres continuent d’occuper les tribunes dont ils ont l’exclusivité. Mais les maîtres, ou simplement le public, soudain réconfortés par des propos aussi insolites, ne peuvent, sauf exception remarquable, qu’exprimer en privé, et presque en secret, leur soulagement.

Il s’agit de savoir ce qu’est une école laïque. Que peut et que doit l’école à laquelle sont confiés indistinctement, sous la garantie de l’État républicain, les enfants du peuple ? Elle doit simplement, mais résolument, instruire les esprits et ainsi les libérer pour des tâches qu’il appartient ensuite à chacun de fixer. Il n’en résulte pas que l’école renonce à l’éducation. Tant s’en faut ! Le projet même d’instruire est un acte de confiance dans la liberté qu’on ne se mêle pas de diriger, mais simplement d’éclairer pour qu’elle ait la capacité de trouver elle-même ses voies. S’il en découle une pédagogie, celle-ci ne doit pas tomber à la discrétion de ceux qui se font forts de scruter les consciences et de régenter les volontés.

En effet, dès que l’école a la prétention d’imiter la vie et de produire des comportements, elle s’arroge le droit de disposer des hommes. Le débraillé peut bien prêter au dressage les apparences de la liberté, il n’en change pas la nature. Il s’agit toujours de faire prévaloir les activités, habiletés ou habitudes caractéristiques d’une certaine société, tantôt présente et très réelle comme l’empire industriel avec ses contraintes, tantôt utopique comme la communauté conviviale avec ses licences. La prédilection pour la spontanéité, le groupe, le mélange occasionnel de savoirs empruntés, les acquisitions de circonstance, l’imagerie enveloppante, l’environnement, le « concret », suppose qu’un modèle de société soit imposé à tous, sans considération d’autres choix possibles, sans égard pour la liberté.

Il est clair que rappeler l’école à sa fonction première, l’instruction, c’est revenir – il était temps ! – à l’idée républicaine qui n’impose aucune conception de la vie individuelle ou collective, mais demande des citoyens et des hommes libres. S’agit-il vraiment, comme on a pu récemment lire, d’un grand bond en arrière ? Est-ce nostalgie que de préférer à l’obscurité la lumière et de donner pour tâche à l’école de faciliter ce passage de l’une à l’autre, que les hommes de progrès nommaient jadis civilisation ?

Mais, rétorquent nos pédagogues, vous jetez l’enfant dans l’abstraction qui contredit sa nature : il s’y sent dépaysé. Et, contre la conviction des vieux maîtres, le plus lointain – histoire, culture, rationalité – n’est pas ce qui permet de prendre la mesure du plus proche : le détour n’est pas libérateur, car toute distance est déportation. Maintenons donc l’enfant dans son environnement, son milieu immédiat, son chez soi familier. L’école traditionnelle – ô Barrès ! – faisait des déracinés : rendons l’enfant à son terroir.

A son terroir comme à un ghetto. Et cet enfermement dissimulera les inégalités, le temps passé à l’école exclusivement. Cette pédagogie de quartier donne la mesure de la culture populaire quand on l’oppose à la culture intellectuelle. A-t-on oublié que Vichy dénonçait déjà en Descartes « le grand péché français » ? Depuis cet anathème Maurras n’a cessé de prendre l’avantage sur Condorcet. L’universel, voilà l’ennemi ! Qui donc a parlé d’extrême-droite en matière de pédagogie ?

Que des théoriciens fassent carrière en falsifiant l’histoire de l’école républicaine, ce pourrait être tolérable si les réformes qu’ils inspiraient naguère encore ne faisaient des millions de victimes. « L’éducation » qu’ils continuent de préconiser désigne la version « scientifique » de l’intégration au monde comme il va, avec ses enfers, ses purgatoires, ses paradis artificiels. Le mot sert de caution au nouvel obscurantisme.

Il y aura toujours des maîtres ennuyeux, comme des médecins inefficaces. Il faut certes qu’il y en ait le moins possible. Il y aura toujours des élèves difficiles et qui reviendront de loin. Mais l’ennui ne tient pas au savoir. Le maître s’ennuie s’il est étranger à ce qu’il enseigne et l’élève s’il est étranger à ce qu’il apprend, quand est substituée à la connaissance organisée une accumulation d’informations inertes. On le répète depuis des siècles : instruire n’est pas verser une provision de connaissances toutes faites dans un entendement vide, mais c’est accompagner l’élève sur le chemin et lui apprendre à mettre de l’ordre dans ses pensées. Instruire, c’est révéler l’esprit à lui-même, l’inviter à se redresser pour aller au vrai, le faire participer à des richesses qui depuis toujours et pour toujours lui appartiennent.

La métaphore de l’entonnoir et de la bouteille vide est loin de représenter aujourd’hui la réalité scolaire. Son emploi déplacé indique plutôt le niveau de pensée où descend ce qu’on a le front d’appeler pédagogie. On ne peut tomber aussi bas dans la polémique sans déshonorer et discréditer les doctrines ou réformes qu’on prétendait défendre.

Courage donc aux maîtres qui osent enseigner et puisse la République – enfin – leur prêter main forte !


Apprendre et enseigner

Ces pages qui n’ont jamais été publiées – probablement écrites entre 1990 et 1995 – peuvent servir d’introduction à la pensée de Jacques Muglioni. La proposition qu’on y trouve : « La vraie question n’est donc pas comment enseigner ?, mais qu’est-ce qu’apprendre ? » a été a été proposée par Jacques Muglioni à l’oral de l’agrégation de 1978. Jacques Muglioni expose ici clairement sa philosophie : il montre les principes – toujours ignorés – et les conséquences – aujourd’hui patentes – de ce qu’il faut bien appeler la fin de l’école – l’école disparaît parce qu’elle a renoncé à sa finalité, sous la pression de la modernité. Par exemple, la pédagogie conçue indépendamment du contenu et de l’intelligibilité du savoir, c’est-à-dire l’oubli de ce que c’est qu’instruire, est fondamentalement liée à l’obsession de la nouveauté qui coupe nos sociétés de leur passé : ce qui permet de comprendre qu’aujourd’hui soit apparue la « cancel culture ». Ces pages écrites pourtant avant les réseaux sociaux montrent quelle évolution technique et économique de la société nous a menés là.

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L’une des perversions de l’esprit qui affecte en particulier le discours ordinaire sur l’école réside dans la conviction que, s’agissant des affaires humaines, il n’existe aucune permanence, que rien n’est plus comme avant, qu’il faut donc savoir entériner tout changement, réel ou apparent, qui se présente. Un haussement d’épaule invalide tout propos évoquant la fonction originelle de l’école, sa signification, son essence et sa fin. Voilà pourquoi les meilleurs esprits peuvent accueillir sans broncher les pires sottises et renouveler les plus grossiers sophismes, sans même paraître se douter qu’ils ont été depuis longtemps réfutés. On n’arrête pas le progrès. L’irréversibilité du temps est invoquée pour justifier parfois des destructions qui renvoient à un passé barbare. Le jugement portant sur les choses les plus simples est paralysé. On craint par-dessus tout de se retrouver seul devant l’événement et d’avoir à juger.

On sait que la préoccupation pédagogique, qui certes ne date pas d’aujourd’hui revient, pour commencer, à déplacer l’attention de l’objet vers le sujet, de la discipline enseignée vers les procédures psychologiques et les circonstances, de l’intérêt immanent au contenu vers les motivations antérieures à tout savoir et indépendantes de lui. Or la psychologie, pour ne citer qu’elle, ne fournit aucune fin. Et d’ailleurs il n’est plus question de se référer, comme Kant le recommande, à l’homme tel qu’il doit être.

C’est assez dire qu’on tend de plus en plus à relativiser, à réduire, à effacer les programmes d’enseignement au profit de situations, d’attitudes, d’objectifs, bref de comportements dont une société de fait fournit le modèle imposé. Ce repli de l’objet substantiel vers le sujet empirique, de la matière vers la manière, explique assez bien le destin d’une école qui est ainsi de moins en moins incitée à instruire. D’innombrables publications, dont les auteurs sont parfois de véritables porte-drapeau, exercent depuis longtemps une pression apparemment irrésistible sur les hauts responsables de l’école et finalement, à la faveur de stages répétés, sur ceux d’entre les instituteurs, les professeurs, dont la conviction est la moins assurée.

La critique de l’érudition livresque, du conformisme scolastique, du dogmatisme et de l’académisme, se trouve certes chez Montaigne comme chez Rousseau. Mais on finit par faire dire à ces auteurs le contraire de ce qu’ils pensaient. Leur propos n’était pas d’abolir le savoir ni de fonder une sorte de « puerocentrisme », mais de rendre vie à un enseignement sclérosé, paralysé par ses routines. Le pédagogisme est plutôt une tendance du XIXe siècle : il s’est développé en même temps que s’est posée la question sociale. Resterait à savoir pourquoi il a dû attendre la seconde moitié de notre siècle, du moins en France, pour s’emparer du pouvoir.

Le trait majeur de la société contemporaine n’est certainement pas la nouveauté considérée en elle-même. Toute grande époque a eu sa part essentielle de nouveauté et elle a souvent su revendiquer cette nouveauté. Mais la nôtre a peut-être inventé quelque chose de plus, non pas seulement la satisfaction d’un progrès ouvrant les perspectives d’une recherche ou d’un travail, mais l’euphorie d’un changement ayant sa valeur en lui-même, parce qu’apparemment coupé de toute référence au passé. Aucune époque plus que la Renaissance n’a voulu annoncer ces temps nouveaux. Mais c’était par la redécouverte de sources perdues, comme si l’on sortait enfin de la nuit. Nous savons bien maintenant que cette nuit n’était pas aussi obscure qu’on a cru devoir longtemps l’enseigner. L’essentiel reste que la nouveauté plongeait ses racines dans l’histoire et se gardait bien de ressembler à une table rase. De nos jours, au contraire, la nouveauté se présente comme l’inédit qui invalide avec légèreté tout ce qui a précédé. C’est une sorte de fin en soi qui s’exprime à travers les expressions du jour : évoluer, changer, bouger. Il est exclu de jamais dire pourquoi et comment. Un devenir sans référence : ni passé ni avenir défini. Rien n’étant plus comme avant, l’impératif inconditionnel porte à l’adaptation permanente, non pas par une action orientée, mais par une agitation sans fin. C’est la notion même d’enseignement qui s’est perdue puisqu’il n’y a plus la référence d’un savoir et d’une culture précédant l’acte d’enseigner, précédant l’école elle-même, et que toute permanence se présente comme un outrage à la modernité. Un même ressentiment porte à mépriser les classiques et à détruire la classe.

Il en résulte que la formation des maîtres, d’abord fondée sur des concours théoriques et axée sur les grandes disciplines, est de plus en plus appelée à se convertir en une sorte d’apprentissage comportemental doublé d’informations sur les rouages de ce qui désormais, n’étant plus une institution, est baptisé par l’aplomb technocratique système éducatif. Car il importe moins de bien savoir les mathématiques ou l’histoire pour les enseigner selon leur rigueur propre que d’être initié aux procédés permettant d’instaurer des modes de vie au sein d’un groupe. Bref l’instituteur et le professeur font place à l’animateur, terme emprunté subrepticement au vocabulaire du vieux music hall et qui a aujourd’hui en pédagogie la fortune que l’on sait.

Mais sous cette apparence moderne revient, à peine voilée, l’ambition toute cléricale d’un gouvernement, des âmes et des volontés. Les techniques de manipulations se substituent à la maîtrise du savoir, le mimétisme gestuel à la culture. On ne cesse de proclamer que l’école est d’abord un lieu de vie où l’on s’épanouit, un « libre service » où l’on peut choisir à volonté sa nourriture et ses plaisirs, bref un monde sans contrainte. Tel était le projet formulé avec humour en mai 68 : sous le pavé la plage ! En réalité cette école sans maîtres, sans tâches et sans contenus n’est qu’un mauvais décor de théâtre, un pur jeu d’apparences. Si la contrainte y paraît absente, c’est qu’elle n’a pas la forme d’une discipline explicite et qui ose dire son nom. On sait que les influences les plus impérieuses sont celles qui restent inaperçues.

Car l’école enfin émancipée est à la merci de la plus impitoyable tyrannie, la pression, l’arbitraire du groupe sans responsabilité. Bien plus, elle est sommée par des directives officielles inspirées par les faussaires consacrés par la mode de ne plus être une école : les techniques pédagogiques et les programmes mis en place apprennent à ne pas savoir lire (le lecturisme et la globalité opposés à l’alphabétisme jugé fasciste) ou écrire (dessiner les mots avant d’apprendre les lettres), à ne pas savoir compter (le système décimal un temps déconsidéré comme simple cas particulier et convention arbitraire), à ignorer la suite d’événements mémorables qui constituent l’histoire (les thèmes généraux et la longue durée où il ne se passe rien), à mépriser le dessin dont Ingres disait qu’il est la probité de l’art, à ne pas se douter que nous devons notre langue aux œuvres mémorables, aux grands livres du passé. La plupart des disciplines sont plus ou moins atteintes selon la servilité ou, au contraire la rigueur, la conviction des maîtres. A quelle extrémité se trouve donc réduite une institution dans laquelle seuls des caractères exceptionnels trouvent la force de faire leur devoir ?

D’ailleurs on veut en même temps faire de l’école un lieu de formation, comme on dit, entendons de simple dressage où se montent, le plus souvent sans relation avec le savoir théorique et la raison cultivée, les comportements professionnels. Car la « qualification » comme seul objectif rend nécessairement peu exigeant quant à la culture et à la rigueur intellectuelle. On voit mal, par exemple, l’intérêt qu’on pourrait réserver en mathématiques à la démonstration qui, il est vrai, n’est jamais entrée comme telle dans un procédé de fabrication. On ne paraît pas s’aviser de ce que la réussite économique n’est peut-être pas une bonne indication sur le niveau de l’instruction intellectuelle ou de culture d’un peuple. La nullité de l’enseignement pour le plus grand nombre aux États-Unis n’a pas empêché des prodiges dans l’ordre de la technique et de l’économie. Des ignorants spécialisés, bardés de formules, de recettes et de procédés performants, intégrés et asservis à un système contrôlé par quelques têtes, peuvent bien produire des résultats spectaculaires.

Mais que reste-t-il alors d’une culture désormais réputée hors usage parce qu’elle aurait été naguère inséparable d’un critère de distinction et d’une ségrégation sociale qu’on fait aujourd’hui semblant de réprouver ? Sans souci de cohérence sont ainsi amalgamés d’une part le projet de libérer l’école, d’en faire un lieu de vie, et d’autre part le souci de la consacrer aux dressages exigés par les besoins d’une société productiviste et affairiste. Tels sont les objectifs apparemment contradictoires, en réalité complices et ensemble inlassablement prônées d’une éducation qui fait paraître archaïque ou caduque, le projet d’instruire. Telles sont en même temps les références exclusives qui donnent sa parfaite unité à la langue de bois pratiquée par les réformateurs et leurs relais médiatiques.

Il est fort possible que le nouveau style de l’école rende certains maîtres heureux. Mais beaucoup d’autres sont désorientés jusqu’au point de mettre en cause le bien fondé de leur conviction. Il faut avoir un caractère vigoureux pour ne pas broncher quand la fonction que l’on continue d’exercer est déconsidérée aux yeux d’un large public encouragé à cet égard par l’ensemble de la presse et, à sa suite, par le discours officiel.

S’attarder à faire construire et comprendre des notions de base qui n’ont guère d’autre intérêt que de satisfaire et de fortifier l’esprit, donner présence à un grand texte, à un poème consacré par le temps, qui suppose un recueillement peu compatible avec l’insensibilité entretenue par le miroitement de surface, par l’agitation audio-visuelle, ce sont maintenant des audaces que parfois il peut sembler hasardeux de se permettre. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause de la désaffection à l’égard de l’enseignement. C’est qu’on doute s’il y a encore un enseignement et même si un enseignement est encore possible. Pourquoi y aurait-il des candidats pour une fonction qui n’existe plus, ou qui du moins, pour survivre, doit se couvrir d’une demi-clandestinité ? Ce n’est pas une publicité de bas étage, aux relents médiatiques, comme celle qu’on entreprend depuis peu, qui risque d’attirer les meilleurs. La crise du recrutement prend une telle ampleur qu’on peut se demander si le temps n’approche pas où les enseignants, comme on dit par antiphrase, seront les gens les moins lettrés et les moins savants de la nation.

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On ne peut enseigner si l’on n’a pas soi-même appris et si l’on n’est pas encore capable d’apprendre. L’enseignement n’est pas un métier. Il n’est pas, comme les métiers proprement mécaniques, une capacité fortifiée par l’appropriation de procédés, par l’exercice et la répétition. Il est un art, comme la médecine, c’est-à-dire la capacité, fondée cette fois sur un savoir théorique, de porter des jugements singuliers sur les cas qui se présentent. On enseigne à des élèves qu’il faut être capable de voir et d’écouter au lieu de se croire seul et de se fermer sur soi. Or Kant nous rappelle ici opportunément qu’on n’apprend pas à juger, qu’on peut seulement fortifier le jugement en l’exerçant. L’autorité n’est pas l’objet d’un apprentissage. Il en résulte que, mises à part cette présence personnelle et cette attention à autrui, qui certes ne doivent pas faire défaut, l’aptitude à enseigner ne se distingue pas de l’aptitude à apprendre soi-même, entendons apprendre véritablement selon un ordre des pensées communicable à soi d’abord. A l’opposé, ce qu’on appelle aujourd’hui pédagogie, c’est l’ensemble des expédients destinés à palier les carences du savoir et de l’autorité. Toutes les réformes de l’enseignement consistent à chercher comment l’on pourrait bien dispenser les maîtres d’être respectés pour eux-mêmes.

Il peut arriver qu’un polytechnicien rencontre quelque difficulté pour expliquer la division à son fils. Ce n’est pas du tout parce qu’il en sait trop en mathématiques et pas assez en pédagogie. II ne lui manque rien. Ou plutôt il lui manque de savoir revenir au moment de l’ignorance pour recommencer, comme par plaisir, à apprendre ce qu’il sait déjà. Il est incapable de faire comme s’il ne savait pas afin d’apprendre de nouveau et de refaire le chemin du savoir. Car son savoir est comme détaché, coupé de l’esprit : savoir trop facile qui n’est plus fait de l’étoffe de la pensée. Le savoir sans pensée, la science sans l’esprit n’enseigne pas. Le plus grand savant du monde ne peut enseigner si, allant tout droit au résultat, il est incapable de rebrousser chemin. Alors prend tout son sens ce paradoxe : celui qui sait le moins, si du moins il sait vraiment quelque chose, peut encore apprendre à celui qui croit savoir le plus.

Voilà en quel sens il peut arriver qu’on enseigne mal parce que tout simplement, et malgré l’apparence de brillants résultats, on sait mal. Il peut arriver qu’on enseigne mal parce qu’on a trop d’habileté pour s’arrêter aux difficultés de la pensée. Par exemple on peut être un calculateur virtuose et ne pas connaître les nombres, ne pas savoir les enseigner pour cette raison même, ou encore parce qu’emporté par la facilité du calcul on n’a aucune attention pour une pensée qui s’interposerait comme un obstacle entre les données et le résultat. Alain peut alors dire que « le comptable ne connaît pas les nombres ». Qui n’a pas commencé lui-même par ne pas comprendre ne pourra jamais enseigner. Voilà pourquoi il faut être capable d’apprendre soi-même, d’apprendre même ce qu’on sait et de le réapprendre sans cesse. C’est en cela que l’enseignement le plus élémentaire exclut la répétition. Il veut un constant renouvellement, il faut être tout neuf avant chaque leçon, comme si on allait la conduire pour la première fois. Il est vrai que cette patience de l’esprit n’est pas à la portée de tout le monde et c’est bien en cela que l’enseignement requiert une vocation.

La vraie question n’est donc pas comment enseigner ?, mais qu’est-ce qu’apprendre ? Ceux qui apprennent trop vite et trop bien, économisant ainsi le travail de la pensée, ou plutôt ceux qui savent avant d’avoir appris, qui par conséquent n’ont jamais eu à s’arrêter, à s’interroger, à espérer ou à désespérer, ceux-là peuvent entrer dans des professions qui ont besoin de la science comme moyen ; il est rare qu’ils désirent enseigner ou qu’ils en aient la patience. La science est pour quelques-uns comme un cadeau des dieux, mais précisément la science infuse ne se communique pas aux hommes purement hommes. Il faut avoir soi-même séjourné dans l’ignorance, l’erreur ou la contradiction pour savoir bien ce que c’est qu’apprendre et se trouver ainsi en mesure d’apprendre aux autres. Si l’on tient le savoir et la culture pour quelque chose que l’on possède une fois pour toute, on se rend incapable d’enseigner. Le vrai maître d’école, le professeur, n’a pas son savoir derrière soi, mais devant soi, toujours neuf, toujours à conquérir d’abord pour soi-même.

Dans le De Magistro Saint-Augustin reprend l’idée platonicienne de la réminiscence. Enseigner, ce n’est pas transmettre quelque chose que l’on posséderait. L’enseignement n’est pas un fait de communication. Enseigner, c’est inviter notre semblable à retrouver en soi-même ce qui relève de l’esprit, à consulter le maître intérieur. C’est avoir la conviction que si du moins on a la patience de lui montrer le chemin, il saura finalement le suivre, car alors il retrouvera son pays d’origine, le reconnaîtra comme sa patrie jusqu’à éprouver en lui-même la parenté originelle de l’esprit et du vrai. Le vrai maître élit séjour dans les commencements. Ceux que les commencements ennuient et qui ne s’intéressent qu’aux résultats sont à jamais incapables d’enseigner.

Ne décidons pas si savoir trop vite et trop bien, c’est encore savoir. Mais qui se porte sans effort au terme n’est guère incité à recommencer ; les commencements l’ennuient et seul compte le résultat. Quand on parle aujourd’hui des savoirs au pluriel, il est à craindre que trop souvent l’on ait en tête les savoirs constitués, consignés, inertes et par là-même à la disposition permanente des utilisateurs. Ces savoirs conservés, congelés, surgelés, prêts à être réchauffés pour la consommation courante, peuvent être d’une grande efficacité technique et, du seul point de vue pragmatique, d’une utilité irremplaçable pour gagner sa vie, voire pour spéculer : ils sont, comme on dit, performants. Mais leur acquisition ne relève pas toujours d’un enseignement, au sens propre du mot. Il suffit de suivre ces recettes, d’où l’économie d’études approfondies et conduites avec méthode. Être privé de ces expédients, ce n’est pas simplement ignorer et peut-être alors désirer d’apprendre, c’est moins glorieusement se sentir démuni, frustré de puissance, non pas de pensée. L’illettrisme gestionnaire se reconnaît à l’étrange capacité de consulter un dossier portant sur une question dont on ignore tout, puis d’en tirer des conclusions jugées cependant pertinentes : tel est trop souvent le talent attribué aux décideurs. Mais ce qui parait réussir pour le suivi des affaires courantes s’avère parfois redoutable lorsqu’il y a lieu de décider sur une question de fond. Voyez la politique !

On va aujourd’hui jusqu’à prêter à ce genre d’expédient la valeur d’une méthode pédagogique. Par exemple au concours d’entrée dans une école normale d’instituteurs on propose comme épreuve scientifique un dossier technique très illustré sur les muscles, le candidat étant invité à répondre à quelques questions. On ne lui demande pas d’avoir étudié l’anatomie et la physiologie des muscles, mais de faire paraître la capacité de se débrouiller à partir de documents sur un sujet qu’il n’est pas censé connaître. L’habileté à s’orienter comme le chien dans la forêt, par simple flair, est actuellement prisée par dessus tout. Avec l’entretien reposant essentiellement sur la ruse et l’opportunité verbale, c’est aujourd’hui un mode de recrutement qui tend à supplanter l’examen ou le concours classique. Qui va encore prétendre qu’il faut étudier et s’armer de méthode pour savoir quelque chose ?

Cette tendance pédagogique de plus en plus répandue trahit la haine de l’élémentaire, c’est-à-dire de l’école. Ce qui ne paraît pas supportable, c’est d’aller à l’école, de se mettre à l’école, de commencer par le commencement, de se rendre capable de restituer toutes les étapes de la constitution d’un savoir. Il faut tout de suite se porter au terme en tirant parti du savoir des autres, d’un savoir à crédit, afin d’obtenir des effets utiles, par exemple dans l’exercice d’une profession. Ce genre d’esprit, à la fois aveugle et habile, n’est pas seulement de plus en plus répandu, il sert de modèle pédagogique destiné à mettre hors jeu l’école traditionnelle considérée comme désuète et inefficace. Sont ainsi rejetés de l’école, et plus gravement encore dans l’école, ceux qui ont besoin qu’on leur explique pour comprendre. Loin de faire la sélection des meilleurs, cette pédagogie réussit à un type d’homme sans grandes exigences intellectuelles et dont l’obscure habileté favorise l’instinct de domination.

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Le style pédagogique qui tend à s’imposer de plus en plus – il avait été inauguré entre les deux guerres pour l’enseignement des langues vivantes et aussi pour l’apprentissage de la lecture avec la méthode globale – atteste qu’on ne sait peut-être plus ce que c’est qu’apprendre ou, ce qui revient pratiquement au même, qu’on ne s’en soucie plus. Le verbe apprendre, à vrai dire, peut tromper si l’on ne distingue pas entre l’apprentissage proprement dit, qui vise à développer la capacité de simple exécution, et l’enseignement dont la fin est la maîtrise personnelle des concepts et la pratique d’une méthode grâce à laquelle la pensée peut, à chaque pas, rendre raison de sa démarche et de ses opérations.

Dans le premier cas, l’apprentissage manuel par exemple, le sujet est placé en relation directe avec l’objet : il ne vise pas l’intelligibilité théorique des opérations, mais il doit constamment tenir compte de la chose même qui décide de la validité de celles-ci. Car la réalité a parfois la rigueur impitoyable d’une sanction. Il est vrai qu’on peut ruser avec les choses comme avec les mots : c’est la fonction même de l’habileté. On ne peut pas ruser avec les idées considérées non pas comme objets de manipulation, mais prises en elles-mêmes. Telle est la part propre de l’enseignement.

Si l’on suit l’énoncé de Kant : « Dès qu’il suffit de savoir pour pouvoir et pour faire, cela n’est pas de l’art », on peut encore distinguer ce qui relève d’une instruction générale élémentaire, par exemple sur les circuits électriques, et ce qui appartient à l’habileté qui s’acquiert par imitation et répétition. L’apprentissage ne peut pas toujours se dispenser de l’élément théorique, si rudimentaire soit-il, mais pour l’essentiel il repose sur la pratique seule.

Dans le second cas il s’agit de ne jamais rien faire sans comprendre. La répétition peut être requise, pour la maîtrise du calcul numérique par exemple, mais elle n’est pas le fondement de l’instruction. Ici la capacité d’apprendre n’est pas mesurée d’après le rapport à la chose et à sa résistance. La relation entre la pensée et les objets qui lui sont propres, sans équivalent matériel, requiert une capacité d’attention aux seules relations intelligibles, qui varie beaucoup selon les sujets. Des élèves qui sont peu attentifs aux questions spéculatives, qui ne paraissent pas s’y intéresser, se sentent souvent libérés quand on leur permet de se mesurer avec la chose même. C’est alors une faute que de les tenir en lisière et, pour ainsi dire, de les assigner à résidence, sous prétexte que l’activité spéculative est en soi plus noble. Mieux vaut être un bon apprenti qu’un mauvais bachelier.

La formation visant une qualification professionnelle dans l’ordre des techniques modernes ou de la gestion ne suit ni l’un ni l’autre modèle. Les médiations techniques constituées et matérialisées notamment par des appareils très complexes tendent à éloigner l’élève à la fois de la chose et de l’idée. Ce type de formation, qui prévaut de plus en plus, risque d’être aussi indifférent à la réalité qu’à la culture intellectuelle.

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Le marxisme, sinon l’œuvre effective de Marx, a longtemps obscurci la grandeur et la servitude du travail. Il a fait oublier notamment ce qui demeure indépassable dans l’analyse de l’esclavage chez Aristote. L’auteur de La Politique distingue d’une part l’âme comme centre de la pensée qui conçoit, de la volonté qui ordonne, d’autre part les membres et l’ensemble du corps qui exécutent. L’organe est un outil au service de l’âme, mais un outil vivant et animé. Ainsi l’esclave est le vivant qui a la capacité d’exécuter ce que le maître veut et conçoit. Nul peut-être n’est désigné d’avance pour être esclave et l’on connaît la répartie de Beaumarchais sur les valets

qui pourraient être maîtres et inversement ; mais, sans toujours consulter les vocations, la société se divise elle-même selon les fonctions. Et maintenant que les navettes marchent presque toutes seules, la prétendue qualification ne consiste pas dans une libre instruction, mais dans la seule appropriation des recettes qui dispensent de l’effort physique sans aucunement libérer l’esprit.

Simone Weil examine directement le travail dans l’industrie moderne. Le caractère primordial du machinisme, c’est la séparation entre la conception qui est à l’origine de la machine et le fonctionnement qui a lieu sans pensée. Le service de la machine relève plutôt d’un dressage que d’une instruction. Il y a bien, en un sens, de la méthode dans la machine en tant qu’elle a été conçue. L’articulation des diverses opérations en vue d’une fin a dû être pensée avant d’être réalisée. Mais dans le fonctionnement de la machine une fois réalisée, la méthode se change en son contraire : elle est pur automatisme. Bref il n’y a pas de méthode, à proprement parler, dans la pensée du travailleur. Les mouvements physiques ne s’ordonnent pas comme les pensées. Voilà pourquoi il faut distinguer entre l’apprentissage et l’instruction. Le maniement d’une mécanique complexe requiert des mouvements qui relèvent d’un apprentissage, non pas d’une instruction proprement dite. L’efficacité même des mouvements exclut la compréhension rationnelle et la réflexion. Elle peut exiger une vigilance qui se réfère, par exemple, à des signaux (couper le courant à l’apparition d’un signal), mais cette vigilance même est obtenue par dressage plutôt que par une connaissance effective des principes.

Il y a même une différence de nature entre l’emploi d’une machine complexe et le travail manuel élémentaire. Celui-ci est immédiatement sanctionné par la chose même. La résistance de la matière remplit la fonction d’une règle immédiatement perçue et acceptée. L’habileté est une ruse apprise par l’exercice répété qui permet de maîtriser la chose en s’appuyant sur ses propres lois, non pas pensées, mais directement éprouvées. Le travail réel suppose le plus souvent l’art ou l’habileté que paralyserait sa subordination consciente et explicite à une théorie distincte. Val piu la pratica della grammatica.

Or les nouveaux « formés » ne connaissent le plus souvent ni l’enracinement rustique qui entretenait le sens de la réalité, ni la maîtrise du langage cultivé pouvant favoriser un début de vie spéculative. Ils sont emportés dans un monde qui n’est pas le monde réel, mais un monde factice et changeant qui fonctionne comme un écran : on ne voit plus le ciel, la mer, ni même la terre. II n’y a plus de choses, mais des objets manipulables uniquement d’après un code provisoire, un système de signes sans cesse remanié. C’est sans doute ce qu’on appelle l’ère communicationnelle. Et cette vie entièrement vouée à l’artifice n’a même pas la compensation d’une culture : elle ne peut pas l’avoir, car lorsque cesse l’activité professionnelle, se prolonge jusque dans la vie privée la fascination des objets et des signes par lesquels le monde moderne se ferme hermétiquement sur soi, s’entretient interminablement de soi. Comment ne pas voir que ce que les socio-pédagogues appellent environnement est un lieu clos, sans porte ni fenêtre. La génération des usagers du minitel ou de la télévision est pour l’heure absolument ravie de réussir ou de se divertir sans comprendre. Car chercher à comprendre, c’est toujours former secrètement le vœu de revenir à l’école, ce que précisément la modernité repousse avec horreur.

C’est donc au moment où l’on aurait le plus besoin d’une école résolument traditionnelle que celle-ci est mise en accusation, est sommée de se plier aux exigences et au style de l’environnement. Une telle société ne comporte alors que deux formes de contestation : d’une part la délinquance, d’autre part la superstition tantôt douce avec le retour en force de l’occulte, tantôt violente avec le retour des intégrismes, des fanatismes religieux et des nationalismes identitaires.

La faute irréparable, peut-être inévitable, a été de croire que l’école devait changer du tout au tout pour se mettre au service exclusif de l’artifice social. D’où un type d’éducation qui encourage la rupture avec le passé, avec l’humanité considérée dans son étendue, c’est-à-dire dans son histoire. Cette humanité déracinée d’elle-même n’aura sans doute qu’un temps, si par chance se maintiennent des foyers plus ou moins confidentiels de culture qui laisseront sans doute d’étroits mais libres passages pour d’autres lendemains.

Il faut donc souhaiter le retour d’une école où l’on ait de nouveau la patience d’apprendre et d’enseigner, où renaisse le désir de comprendre et d’admirer. Cette école n’aura qu’une devise, intempestive aujourd’hui : poésie et vérité.


Jacques Muglioni