3. Désirer

Cette troisième partie d’un cours de philosophie de TS traite de l’action humaine considérée subjectivement, c’est-à-dire abstraction faite du problème moral des fins universelles de cette action. Nous partons de la passivité corporelle et animal, essentiellement avec Descartes et les cartésiens, pour s’élever ensuite jusqu’aux mobiles les plus élevés des actions purement individuelles, l’orgueil et la vanité, où nous trouverons alors l’anthropologie rousseauiste et la question du luxe. Ce cours donne lieu à des remarques substantielles sur Spinoza et Kant

Remarques préliminaires

 Autour de la dissertation sur table « Sommes-nous maîtres de nos désirs ?» ; d’où une première question, qu’est ce qu’un maître ? Qu’appelle-t-on être maître de quelque chose?

Maîtrise et responsabilité

le maître est d’abord celui qui est responsable (le dominus latin est maître de ses esclaves et de son domaine car il en répond.) II faut donc noter que l’on peut être en ce sens maître et impuissant, par exemple dans le cas du père de famille responsable de ses enfants, mais qui ne peut tout le temps les surveiller (responsabilité parentale), on doit souvent plus qu’on ne peut ; et c’est bien le sens de l’exigence morale, qui est d’agir à hauteur de ses responsabilités.

A l’inverse le fou a pu tuer sans qu’on l’estime pour autant être maître de ses actes. L’homme n’est pas responsable des actes commis sous l’emprise de la démence, d’où la complexité juridique de procès dans lesquels il s’agit d’abord d’établir si l’accusé pouvait être consideré comme maître de ses actes au moment des faits afin de pouvoir les lui imputer.

Maîtrise et capacité

II faut donc distinguer le droit du fait, la responsabilité de l’agent de ses actes eux-mêmes. Un adolescent peut faire beaucoup de choses, il ne sera jamais absolument maître de ses actes (minorité juridique). Pourtant, il est une forme de maîtrise visible dans les actes eux-mêmes, c’est la maîtrise technique d’un art, ou la capacité à accomplir telle ou telle action. Le virtuose est maître de son instrument, le gymnaste de son corps, le chef militaire de ses hommes, lorsqu’il sait les manier et les manoeuvrer adéquatement pendant la bataille, et cela indépendamment de toute considération de droit (ainsi le vrai chef n’est pas toujours celui qui doit commander d’apres la hiérarchie, mais celui qui en est capable) ou d’âge (ex. les enfants virtuoses n’ont aucun droit sur leur salaires). La maîtrise est ici un savoir-faire, elle implique une discipline, un entraînement, en un mot, une habitude. L’exemple du gymnaste parle de lui-même.

Maîtrise et connaissance

On peut enfin distinguer ce savoir faire d’un authentique savoir. En effet, celui qui sait ce qui doit être fait (comment doivent être profilées les piles d’un pont pour offrir une moindre résistance au vent) est rarement celui qui peut le faire (faire le ciment, dresser les armatures…). Il faut distinguer l’ingénieur de l’ouvrier, l’architecte du maçon. Mais de la même manière, on peut connaître beaucoup de choses de la théorie musicale, sans être capable de jouer d’un instrument en virtuose. Le savoir n’est donc pas une maîtrise du monde au même sens que celle impliquée par l’habitude et l’entraînement. La technique n’a ainsi pas les mêmes exigences que la science ; il n’est pas nécessaire de comprendre pour faire, et la puissance industrielle nous aveugle désormais complètement sur ce que nous croyons réellement savoir de la réalité.

Maîtriser ses désirs, est-ce donc être responsables de ses fautes? Capables de dominer nos élans comme le dresseur le lion? Ou bien est-ce se connaître soi-même? Telles sont les questions à garder en tête avant d’aborder l’idée de désir et d’action.

 

Introduction

Le désir est une réalité complexe, dans son sens le plus general, c’est une tendance à l’action. Désirer quelque chose, c’est en effet déjà se préparer à l’obtenir. II est donc présent dès le stade de la perception : voir l’orage, c’est désirer s’en protéger, le fuir…

En un sens, le désir n’est donc que le prolongement de la perception. Un désir conscient est bien une forme d’assentiment donné à une représentation (je vois la pomme comme désirable, je veux l’obtenir…) Les perceptions du sage et du fou déterminent donc deux comportement, deux désirs.

Mais désirer, c’est également réagir à un milieu avant tout humain. Nous désirons ce que d’autres désirent : il y a dans nos actes les plus individuels la trace d’une destination ou d’une origine sociale. En ce sens, le désir est réalité culturelle, et nos tendances sociales, même les plus égoïstes (l’orgueil et la vanité témoignent d’un souci de soi qui passe par le rapport à l’autre), excluent de l’analyse de nos comportements tout individualisme abstrait. Nous ne nous connaîtrons jamais que comme animal social.

 

1. Désir et volonté

Notre regard se porte sur une infinité de choses, déterminant des désirs multiples et souvent contradictoires. Le poète est donc fondé à nous décrire comme inconstants, et esclaves de nos désirs : le désir serait même précisément ce par quoi nous ne sommes plus maître de nous-mêmes (rappel de l’exemple de Phèdre) ; par là nous finissons, sinon par excuser complètement la folie des passions, du moins par compatir et à pardonner le colèrique ou l’amoureux : c’est qu’ils ne sont eux-mêmes qu’un portrait éloquent de nos propres actions, auxquelles manquent surtout l’énergie et la constance des héros tragiques.

C’est pourquoi nous aimons les romans et les tragédies ; c’est pourquoi les fous nous émeuvent moins qu’ils ne nous scandalisent. Seulement s’accrédite par ces poésies l’idée qu’au fond nos actes échappent à la volonté. Qui n’a voulu croire ainsi que ces fautes n’étaient qu’un emportement, et ainsi s’en dédouaner sur le compte de la faiblesse humaine? L’analyse du désir met immédiatement en jeu l’idée de responsabilité, et donc de volonté.

 

1. Personnalité du désir

Tout désir est volontaire au sens où il est toujours vécu et réclamé comme mien. Car si mon désir m’emporte, c’est bien que c’est mon désir. C’est moi qu’il engage et entraîne ; c’est moi qui me prononce sur son objet, même si je ne suis pas toujours libre d’y être indifferent ou d’y penser froidement, par la force des choses.

Phèdre ne peut par exemple s’empecher de parer le fils de Thésée de toutes les vertus mais son désir est volontaire si l’on veut bien comprendre qu’elle en est le sujet ; elle en tire d’ailleurs un infini plaisir. Aimer n’est pas seulement subir une attraction, mais chérir cet entraînement parce qu’il nous touche, nous, parce que c’est nous que l’amour fait parler. C’est bien le mélange de soumission exaltée et d’élévation de soi que fait entendre Phèdre devant Oenone.

Mon mal vient de plus loin. A peine au fils d’Egée, Sous ses lois de l’hymen je m’étais engagée, Mon repos, mon bonheur semblait être affermi ; Athènes me montra mon superbe ennemi : Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ; Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ; Je sentis tout mon corps et transir et brûler ; Je reconnus Vénus et ses feux redoutables, D’un sang qu’elle poursuit, tourments inévitables. Par des vœux assidus je crus les détourner : Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ; De victimes moi-même à toute heure entourée, Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée : D’un incurable amour remèdes impuissants ! En vain sur les autels ma main brûlait l’encens : Quand ma bouche implorait le nom de la déesse, J’adorais Hippolyte ; et, le voyant sans cesse, Même au pied des autels que je faisais fumer, J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer. Je l’évitais partout. O comble de misère ! Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.          

Racine, Phèdre (1677) acte I scène 3

Il n’est donc pas de désir sans une volonté désirante ; sans subjectivité accueillant et reconnaissant comme sien  son désir. On notera que cela traduit l’aspect personnel du désir. Il arrive ainsi souvent que l’on ne comprenne pas la passion d’un ami pour une personne selon nous fort commune, c’est ce qui rend les amoureux bavards et parfois agaçant si l’on en croit le début de la comédie de Machiavel, la Mandragore. Mais c’est précisément qu’il faudrait voir le monde par les yeux de l’amoureux, « se mettre à sa place », pour comprendre son désir. Les animaux sont portés par des instincts naturels ; ils ne sont pas sources de leurs actes (voir 2) ; là se trouve le véritable involontaire (c’est pourquoi il est absurde de juger un animal!). Mais lorsque l’acte s’explique par la nature du sujet, il y a volonté, et non instinct aveugle.

 

2. Le mécanisme de la passion : Descartes

Nous touchons alors la vraie difficulté. Car cette « personnalité » du désir n’en fait pas pour autant une réalité transparente et malléable. Si l’amour m’exalte, son objet me reste obscur. Sait-on au fond les raisons d’une passion? Aussi la volonté se borne-t-elle à donner une forme commune à tous nos désirs (le fait qu’ils sont justement nôtres), mais le contenu de nos désirs nous échappe presque complètement, étant la suite d’une mécanique complexe. Nous ne sommes en général guère libres de désirer ceci plutôt que cela ; mais seulement d’approuver ou de résister à des tendances qui tirent leur origines des profondeurs de notre passé.

Ainsi, les préférences amoureuses ne s’expliquent sans doute pas par des délibérations volontaires, l’exemple de la «jeune fille louche » donné par Descartes signifie que le type d’objets vers lequel se portent nos désirs demande à être expliqué par des circonstances extérieures, des hasards et des associations d’idées. Voir également plus bas l’exemple du degoût pour la viande dans les passions de l’âme, I§50. II y a une détermination secrète de nos préférences, de nos choix ; en ce sens, le désir n’est pas fruit de la volonté, mais produit de l’expérience et du vécu. II s’explique par autre chose que ma volonté consciente. Ma passivité parle et se manifeste en lui. Mais cette passivité même est docile à sa propre mise en forme : les passions ne doivent point être éradiquées, par impossible, mais conduites et maniées comme une subtile mécanique.

art.50. Qu’il n’y a point d’âme si faible qu’elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions.

Et il est utile ici de savoir que, comme il a déjà été dit ci-dessus, encore que chaque mouvement de la glande semble avoir été joint par la nature à chacune de nos pensées dès le commencement de notre vie, on les peut toutefois joindre à d’autres par habitude, ainsi que l’expérience fait voir aux paroles qui excitent des mouvements en la glande, lesquels, selon l’institution de la nature, ne représentent à l’âme que leur son lorsqu’elles sont proférées de la voix, ou la figure de leurs lettres lorsqu’elles sont écrites, et qui, néanmoins, par l’habitude qu’on a acquise en pensant à ce qu’elles signifient lorsqu’on a ouï leur son ou bien qu’on a vu leurs lettres, ont coutume de faire concevoir cette signification plutôt que la figure de leurs lettres ou bien le son de leurs syllabes. Il est utile aussi de savoir qu’encore que les mouvements, tant de la glande que des esprits et du cerveau, qui représentent à l’âme certains objets, soient naturellement joints avec ceux qui excitent en elle certaines passions, ils peuvent toutefois par habitude en être séparés et joints à d’autres fort différents, et même que cette habitude peut être acquise par une seule action et ne requiert point un long usage. Ainsi, lorsqu’on rencontre inopinément quelque chose de fort sale en une viande qu’on mange avec appétit, la surprise de cette rencontre peut tellement changer la disposition du cerveau qu’on ne pourra plus voir par après de telle viande qu’avec horreur, au lieu qu’on la mangeait auparavant avec plaisir. Et on peut remarquer la même chose dans les bêtes ; car encore qu’elles n’aient point de raison, ni peut-être aussi aucune pensée, tous les mouvements des esprits et de la glande qui excitent en nous les passions ne laissent pas d’être en elles et d’y servir à entretenir et fortifier, non pas comme en nous, les passions, mais les mouvements des nerfs et des muscles qui ont coutume de les accompagner. Ainsi, lorsqu’un chien voit une perdrix, il est naturellement porté à courir vers elle ; et lorsqu’il oit tirer un fusil, ce bruit l’incite naturellement à s’enfuir ; mais néanmoins on dresse ordinairement les chiens couchants en telle sorte que la vue d’une perdrix fait qu’ils s’arrêtent, et que le bruit qu’ils oient après, lorsqu’on tire sur elle, fait qu’ils y accourent. Or ces choses sont utiles à savoir pour donner le courage à un chacun d’étudier à régler ses passions. Car, puisqu’on peut, avec un peu d’industrie, changer les mouvements du cerveau dans les animaux dépourvus de raison, il est évident qu’on le peut encore mieux dans les hommes, et que ceux même qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très absolu sur toutes leurs passions, si on employait assez d’industrie à les dresser et à les conduire.

Descartes, Les passions de l’âme, première partie, article 50

Aussi l’effort de Descartes pour rendre raison de cette mécanique du désir, qui n’est que la secrète mémoire de notre corps, et de ses habitudes, des sillons creusés en lui par l’expérience, doit nous libérer de la superstition du désir, superstition toute verbale, et qui est, devant nos fautes,  de se croire comme « possédés » par quelques esprits malins et fatals. Cette peur de soi, (« je suis comme ça! ») cette surprise au coeur de nos désirs, les rend ingouvernables, car on croit devoir prier ce qu’il faudrait plier. Nous ne sommes pour nous-mêmes une fatalité que par consentement, et par paresse.

Nous n’avons ainsi pas à négocier avec nous-mêmes comme avec un ennemi, comme si nous étions doubles. Nous sommes seuls possesseurs de nos vies, et si elles nous échappent souvent, c’est que nous méconnaissons les plis qui nous dominent malgré nous, ou désespérons de nous saisir de notre propre mécanisme. C’est faute de considérer son comportement comme une tâche à achever que nous nous perdons en excuses et en casuistiques. Ainsi l’élève paresseux promet, à l’approche du conseil de classe, de travailler comme jamais, promesse toute verbale et sans force. Que ne s’impose-t-il un quart d’heure quotidien de révision, jusqu’à ce que sa paresse s’estompe d’elle-même ! Le passionné jure et crie qu’il est de bonne foi, mais qu’il n’y peut rien ; que ne part-il un moment en voyage, ou ne s’impose-t-il une petite distraction qui en fera naître d’autres et l’assagira sans qu’il ne s’en aperçoive même?

La maîtrise de soi est certes un privilège des dieux s’il s’agit de régler notre action par des mots et des velléités, mais elle est une tâche humaine et commune, si elle n’est que l’art de former en soi, par quelques ruses et par vigilance, une habitude de courage et de détermination. Aussi faut-il juger les bavards une bonne fois. A fructibus eorum cognoscetis eos.

On peut donc conclure que le désir apparaît comme ce qui, en moi, m’est étranger. Mon désir m’appartient, mais il m’est comme imposé par les circonstances. II traduit la part de passivité présente dans ma conscience et ma liberté même. Cela explique la difficulté de savoir ce que l’on désire vraiment, (car les objets de mes désirs ne peuvent pas m’apparaître autrement que comme confus ou contingents) et le paradoxe de toute passion, à la fois subie comme une fatalité extérieure et voulue comme une exigence personnelle, intime.

C’est ainsi d’abord de la rhétorique du procès, du volontaire et de l’involontaire, qu’il faut parvenir à se désaisir afin de prendre en main nos actes. La maturité cartésienne résiderait ainsi dans la capacité à repousser la paresse des arguties et des excuses pour se regarder toujours à former, afin que le courage ou la tempérance n’aient plus à nous apparaître comme des idéaux inaccessibles, mais comme notre naturel et notre force propre.

 

2. Désir et instinct

Descartes chasse les avocats et les juges de la morale personnelle : il place la vie sous une lumière froide, mais dépourvue des ombres ou des secrets qui font prospérer les mystères et les drames. L’homme est libre ; il lui appartient de se former. Ses actes le jugeront.

Il reste toutefois une catégorie de prêcheurs de servitude, et ce sont les naturalistes de tout poil (biologistes, médecins etc.) qui diront qu’en deçà des intentions et des actes sommeille un maître impératif, source de nos comportements, qui est l’instinct et la nature. L’amour devrait s’expliquait par l’hormone, la violence par quelque pulsion incivilisable ; en toute chose, c’est littéralement qu’il faudrait prendre la formule de Hobbes, « l’homme est un loup pour l’homme ».

Il est clair que ces thèses ont pour elles une misanthropie matérialiste qui justifie par avance tous les abandons et toutes les lâchetés. Mais il y a sans doute aussi une idéologie accréditant insidieusement que la société est une jungle sans droit. Le travail n’a donc rien d’une association solidaire, c’est une lutte concurrentielle où il s’agit de survivre ; le criminel ne doit pas être jugé comme un homme, mais traité comme la nuisance qu’il est. Belle idée et dont on voit assez les conséquences. Lorsque Comte ou Tolstoï s’en prennent au matérialisme moral des médecins de leurs époques, c’est bien parce que derrière un certain discours scientifique, c’est l’idée même de liberté individuelle et sociale qui se perd.

Mais revenons sur le terrain du naturaliste : comment s’atteste le comportement instinctif chez les animaux?

  1. l’instinct est inné (contraire, acquis), quoiqu’il puisse supposer maturation, comme les instincts sexuels, absents pendant l’existence pré-pubère du vivant, et ne soit pas étranger, parfois, au perfectionnement (l’instinct de chasseur est inné, mais il s’exerce dans le jeu).

  2. l’instinct est spécifique : il définit un des caractères de l’espèce (par exemple, un trait spécifique du coucou est l’instinct particulier le poussant à nidifler dans les nids fabriqués par d’autres espèces). L’instinct ne fait que se réaliser dans un individu (quoiqu’il puisse exister des individus « monstrueux », louve elevant un agneau etc…) et demeure donc indifférent à la « personnalité » du vivant.

  3.  Enfin, il est aveugle. Le propre de l’instinct est de nous porter immédiatement à son objet, sans délibération ni choix. II s’apparente donc au réflexe ou à l’automatisme. C’est pourquoi on peut admirer l’efficacité de l’instinct animal, songeons aux espèces de migrateurs, mais en réalité, c’est bien l’absence de jugement (d’esprit) qui est ici gage de cette infaillibilité. L’instinct chez l’homme survient quand il n’est plus temps de déliberer : le corps agit pour nous dans l’imminence du danger. L’expérience du péril va en effet de pair avec le sentiment que l’on « se regarde agir ». La nature prend le relai, c’est la force de l’espèce qui parle en nous, notre individualité est alors comme niée par la nature. Concluons que l’instinct est un moyen pour l’espece dont l’efficience en garantit la survie.

L’instinct ne saurait donc définir le désir puisque ce dernier est, nous l’avons vu, acquis (les contenus de nos désirs sont présentés par l’expérience), individuel (non spécifique, puisque Phèdre aime Hyppolite parce qu’elle est Phèdre non par ce qu’elle est un être humain, sans quoi je devrais egalement l’aimer…) et tire son origine d’un choix, d’un jugement.

En effet, le désir nous porte vers l’objet parce qu’il a été jugé bon, ou profitable, ou estimable etc… Nous ne sommes pas portés immédiatement à un acte de passion comme le veau l’est au pis de sa mère, mais médiatement, par l’intermédiaire d’un jugement (le désir traduit un sens, individualisé, la nature en elle-même n’a pas d’autre sens que la survie de l’espèce: l’instinct ne définit que des moyens,car la fin est toujours la même. Le désir, et la liberté, consiste justement à se proposer ses propres fins).

Remarque en passant sur Freud, p.73 et 94

Distinguons désir et pulsions. La pulsion est produite (elle suppose un travail d’élaboration dans l’inconscient), individuelle (elle est propre a chacun, la « pulsion de mort » est différente en chacun ; c’est un faisceau de tendances à la violence) et elle suppose un sens inconscient. Limite de Freud ? Qu’est ce qu’un sens précédant, en droit, un jugement ? Sur ce point, voir le débat de Sartre avec Freud dans  l’Etre et le néant.

Remarque sur l’instinct de conservation

« Tout être tend à persévérer dans son être » Spinoza. On peut prendre superficiellement cette sentence comme l’idée que toute action individuelle a pour objet la conservation. Si cet instinct général recouvrirait alors les fonctions alimentaires, sexuelles, il est pris dans le langage courant comme la justification d’une représentation « naturaliste » de la vie humaine : chacun pour soi, l’intérêt individuel gouverne seul dans la jungle sociale. La notion spinoziste de conatus (désir, force, élan) incarne pourtant, nous le verrons, une réfutation complète de cette vision de la nature comme lutte avaricieuse, désormais portée par nombre d’avocats nantis du monde comme il va.

Car si, du point de vue de l’espèce, on peut juger que la fin ultime est en effet la simple pérénité (et encore ce serait discutable dans le cas de l’espèce humaine dont le développement manifeste d’autres tendances), pour l’individu, même animal, la vie n’est pas conservation (défense contre la nature), mais élan vers le monde. Elle est force et vitalité.

La vie est tendance, non défense. Aucun élan ne pousse d’abord à se conserver soi, car le vivant s’intéresse en premier lieu à rien moins qu’à lui-même. Le mouvement spontané de la vie est plutôt de nous jeter vers certains objets : la soif vers l’eau, le danger vers la sécurité, l’ambition vers le pouvoir etc. Toujours l’homme se développe dans ses actions et ses désirs. Le conatus spinoziste n’est pas une cripsation sur l’être, mais une persévérance dans la dépense : une force. Car la conservation implique l’immobilité, elle est seconde sur la tendance première à la vitalité, à l’action. Aussi le souci de conservation apparaît-il lorsque le vivant est devenu impropre à tout autre activité, du fait de l’âge (l’avarice est une passion de vieillard, la jeunesse est, elle, naturellement prodigue, cf. Moliere, L ‘avare) ou de la maladie (Tolstoï, la mort d’lvan Illitch, l’homme occupé par le monde ne songe pas à sa vie, mais aux affaires, cependant, cloué au lit, il découvre l’angoisse de sa mortalité, du souci de soi et de la conservation.) L’instinct de conservation témoigne d’un vivant diminué, corrompu. La vie, dans sa spontanéité, est force insouciante, ne tendant qu’à son propre développement.

Ajoutons que la survie est ainsi davantage une idée qu’un instinct ; l’attachement à soi est solidaire de la culture et de l’intelligence, pour le meilleur et le pire. Car c’est l’expérience qui rend juge du danger, l’homme mûr reste en effet moins téméraire que le jeune fou : la conservation s’apprend, elle n’est pas un instinct inné, mais une capacité construite par la maturité et l’expérience. Le revers du “vécu” est alors le cynisme, l’aigreur du vieillard qui croit trop savoir que rien n’est possible (cf. Balzac, la corruption de la jeunesse par l’expérience du monde). De même, le vieillard est porté à l’hypocondrie (Molière, le malade imaginaire). L’homme d’expérience voit partout des preuves du danger, l’hypocondriaque a trop lu d’ouvrages de medecine. En ce sens, précis, Nietzsche a raison de dire que la science peut être hostile à la vie, ou qu’une part d’illusions est nécessaire à l’activité du vivant humain. Seulement cette inconscience n’est que générosité et volonté à l’oeuvre.

On conclut que l’instinct de conservation n’est pas une réalité biologique mais sociologique, il consiste en une capacité acquise, réglée par l’expérience du monde (ce n’est donc pas seulement qu’une question d’âge : il est de jeunes blasés et avares…). Le souci de soi implique l’ordre social et le jugement sur le monde. Toutefois,  la sentence de Spinoza témoigne de l’existence en nous d’une force qui cherche à se développer (nous sommes des êtres de tendance), et par laquelle l’individu participe d’une nature plus vaste, active et généreuse, que l’étroitesse de notre “vécu” ou de notre « milieu ». Elle exprime alors le développement d’un élan, niché pour Spinoza au coeur de l’être, et qui est la joie même, non la crispation sur soi, proprement contre-nature, par laquelle s’achève l’aigreur des vies sacrifiées à leur égoïsme. La croyance en un « instinct de conservation », l’évidence qui semble entourer la rhétorique du “chacun pour soi”, est bien en cela une opinion sociale, solidaire d’une certaine conception de l’avarice comme vertu économique, par laquelle on devine comment la civilisation peut faire taire la voix de la nature, pour la transformer et l’orienter selon ses propres fins. 

 

3. Désir et besoin : l’anthropologie de Rousseau

L’action humaine, dans sa richesse et sa diversité, ne s’explique ainsi pas par le vivant (l’instinct) mais par la nature humaine, c’est donc elle qu’il faut interroger pour déterminer ce qui dans cette nature est anthropologique (relevant de la nature humaine) et sociologique (relevant de la culture de l’homme : ce qu’il a fait de lui-même).

Rousseau et l’état de nature

On a pu faire de Rousseau un des premiers anthropologues (Lévi-Strauss), ce sont des querelles d’historiens, mais il est vrai que l’originalité de Jean-Jacques tient à l’effort d’éclairer l’homme par lui-même, sans plus passer par Dieu, pas même pour le nier. Les Confessions et l’Emile sont deux traités de la nature humaine, dans son dédoublement constant de sociabilité et de subjectivité. « Il faut connaître l’homme par la société, et la société par l’homme ».

On en retient surtout l’idée d’état de nature (qui existe déjà chez Hobbes toutefois) et les tableaux d’un homme sauvage innocent et paisible. Il faut aller au delà. Rousseau use en effet de la fiction de l’état de nature pour déterminer le fond anthropologique commun à toutes les sociétés. Par ce procédé négatif, on ôte à l’homme toute qualité acquise, sociale, pour imaginer un homme indépendant, étranger à tout commerce social afin d’en scruter la nature (l’amour de soi et la pitié). L’idée d’état de nature est ainsi moins historique (“écartons les faits”) que méthodologique : le but de Rousseau est d’éclairer la nature humaine et la moralité, non de mener une enquête paléographique.

 

Portrait en regard de l’homme sauvage et de l’homme civilisé

L’homme sauvage, quand il a dîné, est en paix avec la nature, et l’ami de tous ses semblables. S’agit-il quelque fois de disputer son repas, il n’en vient jamais aux coups sans avoir auparavant comparé la difficulté de vaincre avec celle de trouver ailleurs sa pitance ; et, comme l’orgueil ne se mêle pas au combat, il se termine par quelques coups de poing ; le vainqueur mange, le vaincu va chercher fortune, et tout est pacifié. Mais, chez l’homme en société, ce sont bien d’autres affaires. Il s’agit premièrement de pourvoir au nécessaire, et puis au superflu : ensuite viennent les délices, et puis les immenses richesses, et puis des sujets, et puis des esclaves ; il n’a pas un moment de relâche. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que moins les besoins sont naturels et pressants, plus les passions augmentent, et , qui pis est, le pouvoir de les satisfaire ; de sorte qu’après de longues prospérités, après avoir englouti bien des trésors et désolés bien des hommes, mon héros finira par tout égorger jusqu’à ce qu’il soit l’unique maître de l’univers. Tel est, en abrégé, le tableau moral, sinon de la vie humaine, au moins des prétentions secrètes de tout homme civilisé.

Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, I

Dans l’homme sauvage, on voit la pureté du besoin, c’est-à-dire ce qui exprime les tendances de notre nature. Celui-ci définit la pure tendance :

  1. tournée  vers le monde (le sauvage est donc toujours actif, il ignore l’oisiveté, qui n’existe que par le capital, la réserve, cf. le poème de Valéry, Robinson)

  2.  toujours déterminée. La faim porte vers la satiété qui est une condition précise, liée à la nature de l’individu. Rassasié, il se porte ailleurs. De même pour tous les appétits (faim, soif, reproduction), ils cessent dès qu’ils sont assouvis, pour renaître périodiquement. Par suite, pas d’agressivité, le conflit n’est que le moyen d’obtenir une fin définie par le besoin, s’il est trop inégal, il cesse aussitôt, sans rancune. Dans la fiction de Rousseau, les hommes sauvages sont étrangers les uns aux autres, ils ne sont que des obstacles ou des alliés naturels (de même que la hauteur de l’arbre ou le bâton pour faire tomber la pomme…)

  3. le besoin est donc moralement neutre, et c‘est en ce sens qu’il y a « bon sauvage ». Un besoin exprime un simple rapport entre l’homme et la nature ; il est nécessaire, c’est-à-dire ni bon ni mauvais, rien d’humain ou de moral n’y est présupposé.

Le sauvage n’a ainsi aucun désir, car la conscience qu’il a de lui-même ne va pas plus loin que de suivre les élans de sa nature ; il se consacre tout entier au monde. Le désir, quant à lui, suppose un moi qui se rapporte à lui-même, et se donne des droits sur le monde. Comme ceux-ci n’ont de sens que reconnus, nos actes et nos désirs sont dès lors effets et moyens de culture. Aussi le désir s’oppose-t-il presque trait pour trait au besoin.

a) le désir n’a pas pour fin l’objet extérieur (la pomme), mais un certain état de la personne (le plaisir que j’aurais à la manger). Nous ne nous suffisons ainsi jamais de boire, nous avons des préférences, toutes les boissons, tous les mets, toutes les femmes, ne se valent pas. C’est pourquoi nous désirons ceci plutôt que cela. C’est donc le désir, et non le besoin qui est egoïste, puisqu’il procède seul de l’idée qu’on se fait de son plaisir. L’égoïsme consiste à voir en toute chose un moyen pour son plaisir, ce qui est le propre du désir (pour le besoin, les choses sont des fins ; tirer de la nature et de l’animalité une théorie morale de l’égoïsme humain est un sophisme intéressé ou une naïveté.)

Par suite, le désir est b) indéterminé, car il dépend de l’idée que l’on se fait de son bonheur, idée vague et changeante, au gré du vécu (le caractère insatiable du désir tient d’abord à ce qu’on ne peut lui assigner une mesure, sinon celle, complètement floue, de “mon bonheur”, cf. Kant, l’idée du bonheur comme “idéal de l’imagination »),

et c) moralement déterminé : il y a choix, jugement, nous sommes comptables de nos désirs, de ce que nous choisissons comme moyen de satisfaction. La morale consiste justement à juger nos désirs ; il n’y a pas de besoins immoraux.

 

Orgueil et amour propre

La violence ne naît pas de la nature. La loi de la jungle ne prescrit ni duel à mort, ni génocide. La torture et la guerre ne s’expliquent que par l’exigence morale qui nous pousse à désirer davantage la reconnaissance de nos désirs que leurs satisfactions. Orgueil et vanité, amour propre, sont au fond de nos actes comme leur secret principe.

Que nous vaudrait des plaisirs que nul n’approuverait ou n’admirerait? Dans l’amour même, nous ne cherchons pas la satisfaction des sens, mais un libre don de l’autre : un amour vénal ou contraint ne peut plaire au coeur.

Par là nos désirs sont toujours tournés vers la société humaine, dont ils émanent. L’ambitieux veut triompher dans sa ville, et n’a cure d’être roi sur une île. Delà un mélange de conformisme dans nos désirs (c’est la vérité de la mode que de nous faire éprouver la dimension collective de nos aspirations) et de volonté d’en triompher par la « distinction ». C’est le sens de l’idée de luxe et de classement social.

 La société est en effet un ordre de désir, c’est-à-dire reposant sur la comparaison ; la réalité du lien social est éminément subjective (Comte) : on se fait par exemple une certaine idée du bonheur d’autrui (envie) qui implique orgueil et conformisme. Nos vices sont encore des expressions de la vocation sociale de nos existences. Le luxe est le type même d’un plaisir qui ne vaut qu’en ce qu’il est public. Robinson sur son île n’a pas le désir d’un palais, mais surgit Vendredi etc… On lira pour approfondir le Discours sur les Sciences et les arts qui développe une analyse classique du luxe, celui de l’esprit comme celui du corps.

Concluons. Le principe du désir n’est donc pas dans la nature humaine, mais dans l‘idée qu’il se fait de son bonheur (non la tendance corporelle, mais l’esprit, en sa dimension sociale, collective), c’est-à-dire dans la culture humaine. Comme cette idée est d’abord trouvée dans l’opinion, la représentation sociale du bonheur à un moment historiquement donné, nos désirs les plus violents sont souvent impersonnels : la subjectivité radicale d’un désir de gloire par exemple, ne fait qu’exprimer une passion collective pour la distinction.

Juger ses désirs implique donc de connaître et juger notre société (notre « culture » comme on dit), c’est-à-dire se placer au dessus de ses valeurs. Marc Aurèle, se parlant à lui-même, s’exerce à mépriser la gloire dont on le pare ; jugeant sa culture (martiale, glorieuse) il se place au dessus d’elle et peut se saisir de lui-même. La critique des préjugés sociaux est la condition d’une maîtrise de ses actes. Non qu’il faille rompre avec la mode ou les passions de l’époque, mais encore faut-il les reconnaître pour telles, sans plus s’y laisser prendre. Voir Descartes, morale par provision, sur les coutumes des temps dans le Discours de la méthode.

Conclusion

On doit donc conclure, au terme de l’analyse, que la quête intellectuelle d’émancipation par rapport à l’opinion et la quête morale de maîtrise des désirs, se rejoignent. II n’y a qu’une vraie connaissance de ce qu’est le bien qui peut régler mes désirs, par delà les confusions de nos aspirations et les pressions sociales ; car  mes vices témoignent  simultanément de mes erreurs et de mes préjugés.

La maîtrise des désirs n’est donc ni de l’ordre du devoir impossible (je dois, mais je suis emporté), ni du pouvoir sur soi (par exemple, dans un entraînement à se refuser ce qu’on continue de trouver bon, comme dans le régime), mais du savoir, véritable condition, du reste, de toute discipline efficace. Seule la connaissance du vrai nous libère du conformisme et de l’égoïsme. La maîtrise des désirs est une pédagogie de l’esprit. Nous retrouvons ici le sans antique de la philosophie comme médecine de l’âme et sagesse (Epicure).

Il faudra donc enfin se poser réellement la question de ce que c’est que comprendre, ce sera le cours 4, afin de retrouver le sens général de nos actes dans le cours 5, une fois ce détour nécessaire accompli.

Deux remarques finales sur la notion de désir chez Kant

  • Puissance du désir

La vie est le pouvoir qu’à un être d’agir par les lois de la faculté de désirer. La faculté de désirer est le pouvoir qu’il a d’être par ses représentations la cause de la réalité de l’objet de ses représentations.

Kant, Critique de la raison pratique, note de la préface.

Le désir est toujours un certain effort par lequel est actualisée, concretisée, une idée. Cela permet de différencier les désirs sous ce rapport : le désir impossible qui réalise le moins adéquatement sa fin, puisqu’il ne produit que du chagrin et de la frustration en lieu et place de ce qu’il vise (je me désespère à souhaiter l’impossible), le désir possible qui nécessite un travail pour être effectif (je désire le baccalauréat, donc je travaille pour l’obtenir), enfin le désir moral qui réalise immédiatement son objet: il suffit de vouloir ne pas mentir pour être moral. En ce sens, la sincerité, qui est force morale, est le désir le plus puissant en l’homme car il réalise de lui-même, immédiatement son objet (paradoxe !) Il est donc absurde de reprocher à la morale de Kant d’être coupée de l’action comme dans le mot célèbre de Péguy (« la morale de Kant a les mains pures, mais elles n’a pas de main »), alors qu’elle est une méditation sur la puissance des mobiles moraux en l’homme. L’homme peut vouloir, désirer, la justice et celle-ci n’est d’ailleurs qu’une volonté juste et constante. Partout où il est des hommes pour vouloir la justice, celle-ci est déjà réalisée : l’injustice n’est que relâchement.

Sur la hiérarchie et la force des désirs, on pourra lire l’appendice de la Doctrine du Droit, et l’opuscule Théorie et pratique.

 

  • Qu’est ce qu’une prière ?

« Prier devant un être tout puissant, ce n’est rien d’autre que désirer », Religion dans les limites de la simple raison, quatrième section (1794).

L’ouvrage est une réflexion sur la signification rationnelle de la foi, et un effort pour la disinguer de ses formes corrompues ou superstitieuses. Enquête philosophique sur les pratiques religieuses.

En un sens, prier revient à faire de tous ses désirs des désirs impossibles, puisqu’il s’agit par là de laisser à d’autres (nature, dieux, parents), le soin de produire ce que je veux. La prière est le propre des êtres étrangers au travail (enfants, amoureux etc…), elle est donc un esclavage puisqu’elle m’interdit de me libérer par moi-même de mon impuissance, et conduit nécessairement au fatalisme, qui n’est que la négation de la rationalité du travail (ce qui m’arrive n’arrive pas parce que je l’ai produit causalement mais parce que cela devait en soi arriver) Jacques le fataliste, le travail est la seule manière de se libérer de la superstition. Le fatalisme est la racine de toute superstition, qui est de croire à la puissance causale des maux, plutôt qu’à celle des actes.

Cependant, la prière devient morale lorsqu’elle se fait Espérance. Car le spectacle de l’injustice humaine (les tricheurs recompensés etc.) ne peut manquer de décourager celui qui se plie honnêtement aux règles du travail. Je peux faire tout ce qu’il est en mon pouvoir de faire pour réaliser un désir, et pourtant échouer. II est des élèves méritant et travailleur qui n’ont pas le baccalauréat. Ce n’est qu’expérience commune. La foi est alors ce qui me permet de ne pas désespérer de mon propre travail, devant l’incertitude du sort, par la certitude subjective qu’il n’est pas vain. En ce sens, le moindre travail n’existe que par la foi en sa réussite quoi que tout effort demeure, sans remède, incertain du fait des hasards et de la puissance de la nature.

Aussi la foi religieuse libère-t-elle l’homme quand elle soutient son courage, en faisant de la prière un sentiment moral qui lui permet de résister au fatalisme, tandis qu’elle l’enchaîne dès qu’elle prétend se constituer en discours totalisant, sur l’ordre du monde et le destin.

La foi périt ainsi par la théologie, et se sauve par la moralité.