Seconde partie de cette lecture suivie.
1. Majorité et autonomie du jugement
«Oses savoir». Il n’y a pas de liberté sans jugement autonome. Qu’est-ce que cela veut dire? La métaphore de la majorité est temporelle : nous ne pensons pas pour accéder à une vérité préexistante, mais pour mûrir. La formation intellectuelle est formation d’une personne complète : elle n’est pas « information », « mise à jour », mais patience et construction. Derrière toute idée du savoir, il y a donc une certaine idée de ce que c’est qu’être adulte. Demandez-vous ce que la société attend des adultes, par les épreuves qu’elle impose aux élèves, et vous saurez ce que notre époque tient pour la maturité.
Mais il faut aller moins vite. Qu’est-ce qu’être « majeur » ? Pour comprendre, en passer par l’analogie avec la majorité naturelle et juridique : une vie serve est d’abord sous tutelle. L’enfant est celui qui ne sait être sans un adulte : l’adulte rend possible l’enfance.
Minorité naturelle
Tutelle naturelle, débilité du nouveau-né, néoténie humaine ; la santé et la maîtrise de son corps sont constamment présupposées dans tous nos actes moraux (la vie soutient la pensée sans la déterminer de manière réductive, il y a là le type même d’une condition ). De là ceci que la liberté s’éprouve d’abord comme une certaine force : un être faible n’est pas libre de ses actes. Il y a un sens moral de la dépendance physique, elle doit être dépassée afin d’accomplir notre autonomie. Sous ce rapport, le handicap est bien un problème moral, il s’agit de rendre possible une conquête de l’autonomie, non de maintenir indéfiniment sous tutelle… De là un danger dans le soin qui est de maintenir toujours le handicap en situation de dépendance. Il y a une vertu morale dans l’éducation physique (à distinguer de la compétition).
minorité juridique
Le « mineur » n’est pas reconnu responsable de ses actes : c’est une question de droit, indépendante des puissances réelles d’un adolescent par exemple. Ici il y a un problème. La loi doit supposer la liberté et la responsabilité d’un être pour le juger : quel sens cela aurait-il que de juger un animal ou un fou?
Mais il faut donc déterminer légalement la responsabilité : l’idée de majorité (ou d’éphébie ) traduit la nécessité qu’à une société de décrèter une maturité qu’elle ne saurait toujours définir ou reconnaître. La loi ne traduit donc aucune réalité (il y a des individus qui ne seront jamais majeurs…) mais manifeste une exigence proprement juridique au sein de la société. « Il faut tenir l’homme pour responsable de ses actes » ; que le droit ne soit pas réaliste, c’est une bonne chose ! Le réalisme entendu ainsi reviendrait à nier la liberté humaine et à prétendre faire règner les « faits » (en général peu reluisants). Un tribunal qui regarderait l’accusé comme une maladie à traiter et non comme une responsabilité à assumer nierait le droit : la justice ne serait plus que l’administration de la force.
La contingence des limites de la majorité juridique n’est pas le signe de son absurdité, mais de sa force propre, qui est celle de faire de nos sociétés des ordre réglés par les déclarations et les discours, et non par les faits.
la majorité kantienne
L’idée de majorité suppose donc deux idées : une notion de puissance (penser, c’est être capable de surmonter la difficulté de penser) et une notion de responsabilité, d’exigence (nous devons considérer nos pensées comme nos oeuvres et nos tâches). L’autonomie du jugement est ainsi une certaine force d’âme (voir b) ; une puissance de conception qui doit être développée par l’exercice (ainsi nous avons développé notre force musculaire), et c’est la tâche de l’école que de nous exercer à concevoir, analyser, mémoriser etc ; et une exigence à l’égard de soi-même : cette force nous engage, elle implique des devoirs. Nous ne pouvons nous vouloir idiot, quoique notre paresse puisse nous faire renoncer à nous instruire.
Mais il y a une difficulté supplémentaire. Nous pouvons reconnaître notre faiblesse naturelle (notre débilité), nous pouvons admettre notre irresponsabilité juridique ; nous ne cessons de méconnaître notre minorité morale. Peu d’hommes s’avouent ignorants, et moins encore crédules et puériles. C’est d’ailleurs le sens du » nul ne doute d’en être suffisamment pourvu » du Descartes du Discours… Nous pensons communément que nos pensées, nos passions, sont bien nôtres ; le mineur ici, c’est toujours l’autre : le maladroit qui ne pense pas comme nous. D’où la possibilité de ne lire Kant que comme un plat publiciste, « penser par soi-même! », la belle affaire, est-ce si difficile? Je sais bien ce que je pense, j’ai mon avis sur tout… Le préjugé de facilité est ici mortel. Ajoutons qu’une certaine vulgarisation des lumières a pu l’entretenir (assumer sa pensée est devenu une manière de fuir le dialogue et l’examen dans l’exigence relativiste du « droit aux préjugés » : « c’est mon choix » n’est pas une raison) parce que justement on a dissocié l’exigence kantienne d’autonomie spirituelle de la nécessité de fonder celle-ci dans l’existence d’une école, ou d’un espace réel d’examen et d’épreuve du jugement. La foire médiatique n’est pas un espace propice à l’esprit critique!
Ce paradoxe est instructif, car le propre de la minorité est justement de s’ignorer elle-même comme état de servitude. De même l’enfant ne doute pas du caractère « sérieux » de ses caprices. Le pressentiment de la maturité, c’est la défiance envers soi-même. L’intelligence suppose une humilité à l’égard de soi, qui est le soupçon d’une « erreur de compte » dans nos idées ; ainsi Descartes s’éveille à la pensée par la colère contre ses réussites scolaires. Les bons élèves ne font pas les bons philosophes, car l’intelligence veut la remise en cause des hiérarchies intellectuelles produites socialement. Voir encore dans le Discours, le jugement sur l’érudition.
D’où également la nécessaire violence contre soi qui fait le tout de l’esprit critique. La majorité n’est pas une chose dont on se prévaut : on ne saurait faire parade du jugement, mais seulement l’exercer contre soi, contre ses amis mêmes. Il ne saurait y avoir de cabale kantienne, ni de « parti » des philosophes (c’est l’hypocrisie du « retour à Kant » et de la « nouvelle philosophie », mais c’est un détail). Les pensées ne volent pas en escadrille. Un philosophe n’est pas un chef de bande.
L’effort que Kant défend n’est pas une facilité accessible au premier venu, qui serait doué de jugement uniquement par le hasard d’une naissance : les préjugés démocratiques ne font pas le véritable démocrate (c’est cela l’idée républicaine). Kant sait qu’il défend une tâche ardue et redoutable puisqu’elle s’attaque à notre vanité première et plus encore à nos sentiments familiaux, religieux ou patriotiques ; car la critique ne veut aucun respect.
Ce qu’il faut comprendre alors, c’est que sans liberté de l’esprit ; aucune liberté ne vaut. L’argent, le droit etc. ne vallent rien si l’emploi qu’on en fait est déterminé par des tutelles et des préjugés. Pour qui est dominé et esclave en ses propres pensées, toutes les libertés ne seront jamais que des dérisions.
2. les tutelles : paresse et lâcheté (§2)
Mesurer ici la difficulté de la tâche n’est toutefois pas désespérant, puisque cela permet de distinguer opinion et jugement. Quand bien même nous ne serions pas assez forts et courageux pour penser par nous-mêmes, du moins nous pourrions reconnaître nos préjugés pour tels et cesser d’importuner le voisin par des raisons qui n’en sont pas. Comprendre que le subjectif, la doxa, c’est le collectif, comprendre que l‘expression « opinion personnelle» est contradictoire, pacifie donc absolument car la violence ne tient pas de ce que nous sommes sots, mais de ce que nous tenons nos sottises pour des vérités.
Se connaître soi-même, modèle socratique de la critique de soi, comme condition de la paix sociale. La liberté de culte et de conscience consiste justement à accorder à chacun le loisir d’avoir ses préjugés ; mais aussi de ne pas prétendre faire de ses opinions la loi commune. La laïcité, on le verra, ne consiste pas à rendre l’apostasie obligatoire, c’est un contre sens, mais d’une part à accorder des hommes politiquement, lorsqu’ils divergent intellectuellement (c’est la neutralité de l’État) et d’autre part à ménager un espace de réflexion commune où faire l’épreuve du doute. En ce sens l’école, quand elle existe, n’est pas un service public, mais une institution organique de la République, distinct de l’appareil idéologique d’État qu’elle devient lorsque sa finalité n’est plus la pensée et le doute en eux-mêmes, mais des objectifs de transformations sociales…
Aussi Kant n’attribue-t-il jamais la minorité au défaut d’intelligence. Les hommes mettent des trésors de sagacité et d’invention à justifier leurs maîtres et à gloser sur leurs préjugés (ainsi la scolastique médiévale, qui peut être sauvée historiquement toutefois.) Les intelligences brillantes n’ont jamais manquées ; c’est le coeur qui fait défaut. Paresse et lâcheté sont donc en dernière analyse les raisons de nos faiblesses et de toutes servitudes. La philosophie, si elle est autonomie du jugement, maturité de la personne humaine, n’est pas affaire d’intelligence mais de résolution ; c’est une discipline d’abord morale avant d’être intellectuelle. Il faut se déprendre ici de l’illusion entretenue par l’université (et qui n’est qu’une autre forme de paresse et de lâcheté).
Paresse
Car la société, comme tradition, division du travail, ne peut manquer de me vouer à un confort qui est celui de l’enfance : demander plutôt que prendre ; se reposer sur autrui quand on peut obtenir par soi-même. Le médecin me dispense d’apprendre la médecine, le cordonnier l’art de faire les chaussures. La coopération sociale semble exclure l’usage souverain du jugement (ex. des médecins de Molière). Il y a là un paradoxe, que Proudhon étudie dans le troisième chapitre III du Système des contradictions économiques, la division du travail libère l’homme par la production, mais le rend esclave en son travail même :
« Le travail parcellaire est une occupation d’esclave, mais c’est le seul véritablement fécond ; le travail non divisé n’appartient qu’à l’homme libre ; mais il ne rend pas ses frais. » (p. 127)
La paresse augmente en raison de la civilisation. Mais parce que le travail libère du loisir, il n’appartient qu’à nous d’y céder. Libre à chacun de faire de son temps libre un remède à la passivité induite par la spécialité dont il vit. Encore faut-il avoir pu prendre un peu l’habitude de travailler pour soi, et non pour « un salaire » ; là encore, cette paresse ne peut être vaincue que si une école nous a habitué à faire effort pour penser et par principe. (La division du travail scolaire, l’orientation précoce, peut donc être vue comme un refus d’armer les citoyens contre leurs propres paresses en cédant à la pression des spécialités.)
Lâcheté
Il y a un courage de la vérité .(Foucault le découvre un peu tard, une fois au Collège de France – soyons prudent!-, mais il dit dans ses derniers cours de belles choses là-dessus.) Ce courage tient à ce que les hommes s’attachent à leurs préjugés plus qu’à eux-mêmes. Il faut en effet s’étonner de ce que nous soyons capables de haïr quelqu’un sur la simple mention de ses opinions politiques ou religieuses : pire, on tue pour un drapeau, un maillot, un bout de tissu.
Dès lors l’esprit critique est nécessairement polémique. On ne peut respecter les hommes et les opinions simultanément. Une instruction qui s’attacherait à ne heurter aucun préjugé n’aurait pas de sens. Il est naturel qu’un livre ou un cours puissent bouleverser, diviser des familles et des pays ; car vivre ensemble n’implique pas que l’on pense ensemble. Il n’y a pas de philosophie nationale, ou de philosophe « patriote ». Socrate a été jugé parce qu’il jugeait Athènes, et en relativisait la taille, l’importance. De même, penser les droits de l’homme, ce n’est pas célébrer une histoire nationale ou une culture “occidentale”.
Tout cela suppose du courage, et de l’espèce la plus rare, car il faut ici aller contre ses propres frères. Le courage contre la nature ou l’ennemi se trouvent, en effet. Nous ne sommes point jugés par la tempête, l’animal, par l’ennemi non plus dont on sait ce qu’il faut savoir : le courage compte moins qu’ailleurs en ces circonstances, car même la défaite est belle, héroïque. La philosophie n’a rien d’héroïque : le courage qu’elle demande consiste à supporter ou à envisager que les proches et les amis ne verront en votre pensée qu’une défection, une traîtrise. Socrate, traître à la patrie, Comte, traître à la science lorsqu’il place son jugement plus haut que le professionnalisme universitaire, Proudhon, traître à la démocratie sociale lorsqu’il refuse de cautionner la politique des nationalités et l’étatisme républicain, Kant également, traître aux lumières a-t-on dit lorsqu’il rédige sa Religion et pense le mal en l’homme… L’histoire de la pensée est jalonnée de « traîtrises » qui ne sont que les actes par lesquels l’esprit refuse les facilités de l’amitié et du pouvoir.
Paresse, fuite de la peine. Lâcheté, fuite du danger. La morale s’oppose au bonheur puisqu’elle affirme que la sécurité n’est pas le bien souverain pour l’homme, il est des bonheurs d’esclaves (Apologie de Socrate, 29d, l’exemple d’Achille, ou encore Socrate à Potidée). Ce courage est-il humain? L’histoire n’a pas dix philosophes au plein sens du mot à nommer, et les moments de courage intellectuel ne sont pas si fréquent qu’on puisse trouver réellement une centaine d’ouvrages qui en soient nés et peuvent donc réellement le susciter.
L’homme paraît bien voué, comme individu, à la minorité ; nous trouverons espoir non dans l’homme, mais dans l’humanité. C’est elle, en sa vie et son développement, qui permet de comprendre que les Lumières adviennent ou puissent être poursuivie. Tout l’argument repose sur le sens et la portée de la liberté d’expression, et sur la force de l’intelligence collective comme partage et libre examen. Relisons Kant.
Il est donc difficile pour chaque individu en particulier de travailler à sortir de la minorité qui lui est presque devenue une seconde nature. Il en est même arrivé à l’aimer, et provisoire ment il est tout à fait incapable de se servir de sa propre intel ligence, parce qu’on ne lui permet jamais d’en faire l’essai. Les règles et les formules, ces instruments mécaniques de l’usage rationnel, ou plutôt de l’abus de nos facultés naturelles, sont les fers qui nous retiennent dans une éternelle mi norité. Qui parviendrait à s’en débarrasser, ne franchirait en core que d’un saut mal assuré les fossés les plus étroits, car il n’est pas accoutumé à d’aussi libres mouvementé. Aussi n’arrive-t-il qu’à bien peu d’hommes de s’affranchir de leur minorité par le travail de leur propre esprit, pour marcher ensuite d’un pas sûr.
Mais que le public s’éclaire lui-même, c’est ce qui est plutôt possible ; cela même est presque inévitable, pourvu qu’on lui laisse la liberté.