2. Le public éclairé (§4-5)

Troisième partie de cette lecture suivie.

Qu’est-ce que Kant appelle « public »? En quoi l’audimat est-il tout autre chose, et même son exact contraire? Pourquoi la liberté d’expression est-elle la clé de voûte de la liberté civile, et pourquoi suppose-t-elle moins la liberté d’exprimer ses opinions que celle de les examiner en un lieu spécifiquement préservé des préjuges et des ambitions politiques? Voilà les problèmes que nous traiterons maintenant.

1. La revendication de la liberté d’expression

La liberté d’expression porte très exactement sur des conditions civiles : possibilité d’écrire, de publier, de ne pas être enfermé, persécuté, menacé pour toutes ces choses. Elle suppose un pouvoir public qui accepte de défendre les éditeurs, les auteurs, les lecteurs, sans céder à la pression des mécontents. C’est pourquoi Kant ici demande la liberté d’expression : sans doute mes pensées sont elles miennes, et je ne saurais être poursuivi pour des idées que je n’évoque pas (« je n’en pense pas moins » etc.). Mais cette liberté de conscience, qui est un fait de nature, n’a rien à voir ici, et peut même être mal interprétée : puisque vos opinions vous regarde, vous n’avez qu’à vous taire, plutôt que de « choquer ». Il faut ici bien comprendre pourquoi la liberté de conscience ne dispense pas de la liberté d’expression, mais au contraire l’exige.

  • Liberté de conscience et liberté d’expression

La censure tue en effet la pensée. On ne saurait séparer la liberté de conscience et la liberté d’expression sans détruire l’une et l’autre ; une pensée ne peut se connaître elle-même qu’en s’exprimant et en faisant ainsi l’épreuve du dialogue et de la critique. L’exil intérieur est une illusion ; les concessions finales de Galilée n’enlèvent rien à ce qu’il eu le courage d’écrire, Descartes renonça à son Traité du monde, et qu’en cela il avait éclairé des centaines de lecteurs. On ne pense pas pour soi, mais justement, « pour tout le monde » : ce que je comprends n’est une intelligence qu’en ce que justement ce n’est pas une opinion ou une fantaisie personnelle.

Rejet de l’égoïsme logique et maxime de la pensée ouverte (Critique de la faculté de juger §40). Le lien entre pensée et écrit est essentielle. La lecture comme moyen d’échapper aux passions du dialogue. Le texte plaide par lui-même, le lecteur s’y rapporte librement; il peut le méditer. Second point, le texte est intemporel (la lecture, « conversation avec les meilleurs hommes du passe » Descartes, voir aussi Sénèque à la fin de la brièveté de la vie) ; il éduque ainsi a la relativité historique, condition de la sortie du préjugé.

S’attaquer au livre, à l’écrit, à tout ce qui permet d’assurer l’esprit dans ses essais et ses réflexions revient nécessairement à occulter les esprits. Espérer qu’une société puisse être tolérante tout en criminalisant la critique et la pensée, c’est rêver éveillé. Les suites ne tardent pas ; on n’a plus alors ni tolérance, ni pensée. Il faut ici résister à la « pitié » ou « l’empathie », qui par bon sentiment, entrave l’expression de la pensée au nom de la sensibilité de chacun : cette sensibilité prépare toutes les intolérances.

  • Force de la liberté d’expression

Seulement pourquoi placer dans la seule liberté d’expression le destin du progrès de l’Humanité ? Le développement économique ne serait-il pas plus favorable à la liberté, et même à la culture?

Critères négatifs. Sur quelles autres institutions s’appuyer pour éveiller l’homme à sa dignité d’esprit libre ? Famille, Etat ? D’une part, l’autonomie du jugement n’est pas une valeur de l’education familiale.  Destination sociale de la première éducation (ex. religion des ancêtres en Chine); les parents se soucient « de l’avenir». (Note, Kant a été précepteur ! S’il peut souhaiter une école publique, c’est précisément afin de libérer l’instruction de la tutelle et de l’emprise des parents d’élèves… Mot de Canguilhem, éclairant sur la situation de l’institution scolaire contemporaine) Les parents souhaitent la santé, le bonheur, une « situation » à leurs enfants ; ils ne veulent pas des esprits libres qui pourraient les juger et les quitter. De là une tension possible chez le professeur qui est aussi père! De même l’enfant et l’élève, ce n’est pas la même chose! D’autre part, la liberté morale n’est pas une fin politique. Le Prince a tout intérêt à user des préjugés pour asseoir sa politique; aucun pouvoir politique ne peut réellement promouvoir la citoyenneté ; elle ne peut jamais être qu’une conquête des citoyens eux-mêmes. C’est un statut que l’on se donne, non un état dont on hériterait « naturellement » (Cf. Comte à Barbès « appelez vous Monsieur, mais soyez citoyens ») Toute institution mène ainsi une guerre secrète contre l’autonomie d’esprit de ses membres ; tout métier a ses mythes qui l’aveuglent (cela vaut pour les professeurs de philosophie!) Il ne faut pas attendre d’un État qu’il institue des lieux pour saper ses propres mythes!

Conclusion de Kant, lucide. II ne faut pas trop attendre d’une reforme scolaire ou politique (Conclusion §5). Le politique est impuissant à induire tout progrès véritable (aussi s’en tient-il à de plate abstraction comme la « croissance »). L’enjeu véritable, c’est la reforme des mœurs, et celle-ci ne peut être portée que par des individus écrivant et enseignant librement, sans administration ou concile! Le gouvernement n’a pas l’initiative du progrès humain, c’est également cela la leçon des lumières. Mais s’ajoute un sens immédiatement moral : ce n’est que librement que l’on peut se libérer. Il n’est pas d’institutions qui puissent nous dispenser de l’effort de comprendre. Sous ce rapport, le suffrage universel n’a aucune valeur sans espace public pour exercer sa pensée à l’universel. De même le caractère obligatoire de l’instruction publique ne saurait assurer que le peuple s’éclaire véritablement : les lumières communes ne s’établissent pas par des statistiques de réussite à un examen, elles se développent au niveau des mœurs civiques : place laissée à l’examen, au temps, au jugement, à la noblesse. On juge une civilisation non par des statistiques, mais par ce qu’elle honore et méprise. Tout le reste est poudre aux yeux.

Critères positifs. Espace public, lieu où peut s’exprimer la prétention à l’universel. Idée majeure de Kant: le vrai est à lui-même sa propre pédagogie. L’homme est naturellement sensible au vrai (Descartes, Spinoza) ; aussi une vérité dite se propage sans qu’on ait besoin de la rendre séduisante ou attractive. Le progrès des sciences est incompréhensible si on ne suppose pas que l’homme puisse librement reconnaître le vrai là où il le voit, et ainsi le préférer à l’illusion.

Croire que l’histoire des sciences est une histoire sociale, ou qu’on peut expliquer une découverte par sa réduction à un contexte n’a pas de sens. Les chaires ou les institutions ne peuvent éclairer que si des esprits y voit l’occasion d’éprouver leur courage. L’histoire des sciences est ainsi une chaîne d’individus, non une chaîne de théorèmes impersonnels ; il a fallu des hommes pour penser la pensée, et celle-ci doit son développement à ce que la vérité peut enthousiasmer le coeur humain.

Il suffit donc de laisser à une petite communauté de savants le droit d’exprimer leurs pensées pour que le public puisse lentement s’éclairer et vaincre l’irrationnalite des préjugés. Le moteur du progrès des lumières n’est pas l’encasernement des masses dans des « écoles » où on leur apprend le minimum, mais dans la préservation d’une continuité réelle et d’une exigence entière dans un groupes d’esprit libres. C’est cette sensibilité à l’intelligence qui ne doit pas être perdue, car c’est elle qui peut donner un sens à une éducation des masses, et ne pas la transformer en système de sélection sociale dont les fins sont rien moins que morales et spirituelles, mais politiques et économiques. Le respect des grands textes, des grandes pensées, respect vivant et signifié, est plus efficace pour éclairer le peuple que mille « réformes »! Admirer et comprendre  réellement Descartes, aimer Dante : voilà l’objet d’une instruction réelle.

Remarque sur l’espace public contemporain

Nous jouissons d’une relative liberté d’expression, on ne brûle plus Descartes ou Rousseau,  et pourtant, notre époque semble ravagée par de nouvelles superstitions. N’est-ce pas une réfutation, par les faits de la thèse kantienne ? N’est-ce pas dire que la pensée et la culture sont sans force, face aux médias ou à la politique? Deux limitations sont nécessaires ici.

D’une part, l’espace public est aujourd’hui étouffé par la masse d’informations; le sens critique ne sait où s’ exercer (ésotérisme et spécialisation de la science, instruction scientifique qui se focalise sur les résultats et les techniques, jamais sur les méthodes ; multiplicité de contenus contradictoires acculant l’homme du commun au scepticisme ou à l’indifférence). Rigoureusement, l’espace public n’existe pas dans notre société ; il n’est plus que le lieu d’expression de passions privées (instructive et ironique apparait à cet égard l’usage du terme même de « publicité », dont la fonction n’est pas de nous instruire à l’universel, mais de flatter les passions à la fois communes et subjectives de l’individu). De même, parler « d’opinion publique » revient a nier toute possibilité de progrès des Lumières. Cette abondance désoriente, car la critique n’est pas réfutation stérile, mais capacité à situer un propos. Le présupposé de tout espace public de discussion, c’est une représentation encyclopédique de l’ordre du discours. La multiplicité serait inoffensive pour l’esprit s’il savait toujours lui assigner une place, et s’orienter en son sein. Notre époque vit une crise de l’encyclopédisme qui n’est pas sans dépendre de notre économie de l’enseignement (encore tributaire d’une structure médiévale où la question encyclopédique était résolue par le dogme chrétien)

D’autre part, la complète privatisation de l’espace public, à commencer par celle de l’école, s’affirme lorsque le jugement universel ne trouve plus à s’exprimer ailleurs que dans l’ordre privé des professionnalismes (cela vaut même pour le cours de philosophie : le professeur est chargé d’une mission de service public, c’est un professionnel dont, bien naturellement, l’usage privé de la Raison se trouve limité – programme, examens, devoirs de réserve etc.) Notre société a perdu le sens du « dehors » : l’histoire elle-même est soit ignorée, soit lue au prisme des passions du présent (les « mémoires »). La publication est également essentiellement conditionnée par des critères sociaux (titres ou position d’influence) ou économiques (le droit d’auteur, et les royalties, sont des entraves à l’expression d’une pensée libre ; selon le mot de Comte, « on ne vend pas la vérité »). En somme, l’intelligence s’est professionnalisée, et par là s’est travestie en corporatisme. Il est donc naturel que le débat universitaire, et même le débat d’idées, n’intéresse plus personne : il n’est plus fait que de discours de position.

Notre époque réfute donc moins Kant qu’elle ne le confirme. La liberté d’expression n’existe guère désormais car on ne désigne plus sous son nom qu’un bavardage calculateur ou imbécile. La leçon de notre temps serait que le droit de s’exprimer ne pouvait toutefois se comprendre sans des devoirs que Kant n’a pas omis (maxime de la pensée ouverte etc.) mais qu’il a peut-être moins caractérisé politiquement : a) devoir d’expliciter la position de son propos à l’égard de tous les autres possibles (principe d’encyclopédisme) ; b) devoir de ne point vivre de son discours, par revenus ou position (« séparation du temporel et du spirituel », “suppression des budgets théoriques” Comte ) etc.

 

2.  la distinction du public et du privé (§5)

Tout repose en effet, et en définitive, sur la détermination de ce qui est de l’ordre de la pensée libre et de l’institution. De ce qui est philosophie, et de ce qui est politique.

Elément central de l’argumentation : dissocier l’usage de sa pensée dans le cadre de son métier et celui en tant que savant (usage public). Difficulté d’entendre ceci pour nous (cf. plus haut). Notre être public est celui qui a accès à l’universel. L’ordre social implique l’obéissance, la passivité (exemple du soldat). On ne discute pas dans une tranchée, on ne fait pas d’économie lorsqu’on paye ses impôts. Kant reconnaît l’emprise du politique, mais lui assigne comme limite son incapacité à régir les consciences. L’obéissance laisse libre le jugement (« Obéissez, mais ne respectez pas » Alain) ; notre pensée ne se réduit pas a notre profession (« placer son jugement au dessus de son empire » Montaigne, Essais III 7, « de ménager sa volonté »).

L’homme libre doit donc se vouloir double, cœur du problème. L’homme « sincère » qui tout d’une pièce exprime ce qu’il est ou fait n’est pas libre, car il ne sait dissocier en lui-même ce qui ne concerne que lui et ce qui témoigne de son humanité. « être sincère avec soi-même », « assumer ce qu’on est », autant d’injonctions qui, sous couvert d’émancipation, prône en réalité l’indistinction, le consentement à soi, la passivité. Gloire à l’hypocrite qui, au moins, a deux pensées, et devine ce que c’est que penser !

De même une société sans dehors, sans envers, sans capacité d’échapper à une homogénéité radicale n’est pas propice à la liberté. Concevoir la valeur d’un homme par son salaire ou sa position économique, prétendre classer les hommes par une valeur unique, tel est le rêve des aristocraties. Une ploutocratie pensera économie ; une timocratie, guerre et politique. Mais une république veut la dissociation de l’être et de la valeur, de la fonction et du mérite. Ainsi Pascal donne-t-il, dans les Discours sur la condition des Grands, une leçon de républicanisme à un jeune aristocrate : être libre ensemble, c’est veiller à dissocier établissement et nature etc. L’idée d’ascension sociale est serve car elle laisse croire que la seule valeur qui est estimable, c’est la « réussite sociale » ; en cela l’école devient maîtresse de servitude : nous ne sommes pas là pour sélectionner des chefs, mais apprendre qu’on ne juge pas un homme sur son salaire! Ou bien avouons qu’il est non seulement difficile, mais encore honteux et indigne d’être ouvrier ou paysan! Je conçois qu’un prince méprise son valet, est-ce pourtant le mépris de classe qui doit présider au jugement commun?