philosophie

Enseigner la philosophie


Le titre est de l’auteur. Ce texte publié en introduction de la revue n’avait pas de titre.

Texte publié dans La Philosophie, N°4 - Décembre 1979, Les amis de Sèvres, Revue trimestrielle, 96e numéro, coordonné par Henri Peña-Ruiz.


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Sous sa forme actuelle, l’enseignement philosophique est l’un des plus neufs parmi les enseignements dispensés dans les lycées et dans les écoles normales d’instituteurs. Il doit cette nouveauté et cette vitalité à l’action persévérante, profonde, le plus souvent obscure – je veux dire connue seulement d’un public restreint d’élèves – de quelques professeurs de philosophie conscients de ce que l’institution leur donne l’occasion et les moyens de véritablement philosopher en classe sans se départir de leur fonction même. Ainsi l’enseignement philosophique contemporain a produit, non pas à proprement parler des modèles, car il ne peut en exister en philosophie, mais des exemples capables de susciter des initiatives et d’inspirer des courages. S’est alors développé un mode de philosopher indissociable de l’enseignement et d’un attachement pour la classe qui dissipe une fois pour toutes l’illusion de croire que le temps passé avec les élèves est du temps perdu. La classe, lieu de l’enseignement philosophique, est en même temps le lieu de la philosophie la plus vivante et la plus présente.

S’il en est ainsi, il peut sembler paradoxal de constater d’un côté la fragilité manifeste d’une institution exposée aux persécutions d’un réformateur qui poursuivrait en fait une politique rétrograde, ou encore le déclin des études classiques, voire le mépris dans lequel est parfois tenue aujourd’hui à l’école la pensée spéculative, – et, de l’autre, dans la pratique courante de l’enseignement philosophique, une assurance nouvelle, une vigueur accrue, une démarche résolue à la croisée de la tradition et de l’actualité. En même temps qu’il cesse d’apparaître comme le couronnement, que ses détracteurs estimaient surtout rhétorique ou ornemental, des études littéraires, l’enseignement philosophique approfondit davantage les exigences fondamentales qui le distinguent d’études scientifiques et techniques nécessairement multiples et très diverses. D’un même mouvement encore, il prend une conscience plus aiguë de sa spécificité et il s’ouvre à tous les aspects de la culture contemporaine. Loin de subir la tentation de renoncer à ses exigences propres pour tenter maladroitement de survivre, il n’hésite pas à affirmer sa différence en vue de mettre en pleine lumière l’intérêt, la nécessité, l’urgence d’une réflexion critique et constructive dont il vise à stimuler la pratique et à produire les moyens. D’où le contraste, qui déconcerte toujours, entre sa faiblesse apparente et sa force très réelle. Les professeurs savent bien que c’est la fermeté de leur conviction philosophique qui décide finalement du choix entre cette apparence et cette réalité.

Comment, dans ces conditions, s’étonnerait-on d’assister aux progrès d’un enseignement qui – je tiens à en témoigner – est actuellement meilleur que par le passé ? Cette appréciation, en apparence hasardeuse, est en fait fondée sur deux constatations. D’une part, en effet, l’abandon presque général du manuel conduit les professeurs à prendre la pleine responsabilité de leur enseignement. Le programme de 1973 qui consacre cette obligation, ou plutôt cette liberté, fait explicitement appel à l’initiative de chacun pour le choix et la formulation des problèmes philosophiques que la liste des notions invite à poser. Les inconvénients que cette liberté peut comporter sont largement compensés par la qualité de l’invention et de l’approfondissement personnels qui sont gages de rénovation. D’autre part, l’étude des grands textes, autrefois presque inconnue, incite l’enseignement à se régénérer sans cesse, à renoncer à la platitude à laquelle habituent les abrégés et à remonter aux sources vives de la pensée philosophique. Ici encore, la difficulté de ce genre d’exercice, qui demande a être situé et conduit avec beaucoup de rigueur, ne doit pas faire oublier le capacité de renouvellement qu’il apporte. Et ces deux réformes ne procèdent pas d’un arbitraire décret : elles résultent avant tout d’un effort progressif et observable dans la pratique quotidienne de l’enseignement philosophique. Il convenait seulement de reconnaître cet effort, de lui donner le champ libre et de l’encourager ; ce qui fut fait.

Encore faut-il ne pas se tromper sur la nature du rapport que notre enseignement entretient avec la tradition philosophique ou, si l’on préfère, avec l’histoire de la philosophie. L’enseignement philosophique contemporain, en effet, institue une nouvelle sorte de respect pour les textes, qui exclut aussi bien les méthodes réductrices que la tentation dogmatique. L’objet de l’enseignement philosophique n’est pas le texte, mais ce dont il est question dans le texte ; et, dans un texte philosophique, il est toujours question de la vérité. Nous ne demandons pas à un grand philosophe ce qu’il faut penser, mais comment il peut être utile à l’esprit de s’y prendre pour penser. Nous ne sommes pas des disciples qui n’auraient d’autre tâche que de commenter indéfiniment les écrits de leur maître, mais des élèves qui n’ont jamais fini d’apprendre d’eux-mêmes, pour peu qu’on leur indique le chemin. Ainsi seulement la tradition nous apprend à penser notre présent. Quant au traditionalisme, il nous enchaîne au passé parce qu’il a perdu le sens vrai de la tradition. Car celle-ci nous donne constamment l’exemple de la recherche, de la critique, voire de la rupture, et nos lectures assidues nous apprennent essentiellement la liberté de l’esprit. C’est ainsi que la raison cultivée peut se tourner à loisir vers les problèmes du présent, qui sont ses vrais problèmes, sans craindre de succomber à l’opinion ou à la mode. Et certes les modes traversent plus que jamais la pensée philosophique. Mais l’enseignement philosophique, plus que tout autre sensible à l’actualité et aux problèmes du monde, doit à son enracinement dans les œuvres des grands philosophes le capacité de s’instruire et d’instruire sur cela même qui fait aujourd’hui question.

Ce paradoxe montre pourquoi le professeur de philosophie ne peut guère espérer trouver compréhension ou appui hors de classe. On n’apprend à lire, en effet, qu’à des élèves qui ont à la fois le désir et le loisir d’aller jusqu’au terme de l’exercice. Il faut avoir véritablement entrepris cette aventure de la pensée, comme font jour après jour le professeur et ses élèves, pour en pénétrer le sens et en recueillir le bienfait. Mais il faut aussi se persuader que les élèves ne sont jamais seulement ce qu’ils peuvent paraître, et qu’ils attendent tout. Car attendre d’eux quelque secours, c’est renverser les rôles et s’exposer à perdre tout courage. II est vrai, en un sens, que la classe terminale n’est plus ce qu’elle était quand elle accueillait un petit nombre d’élèves choisis, instruits aux lettres comme aux sciences, préparés dès l’enfance à remplir les devoirs élémentaires de la lecture et de l’écriture. Les professeurs de philosophie sont aujourd’hui unanimes pour constater que leurs élèves ont encore presque tout à apprendre, surtout dans l’ordre essentiel de l’élémentaire. Il leur serait alors facile de pleurer sur la misère du temps. Mais nombreux sont ceux qui, loin de sombrer dans un misérabilisme qui est de mode, relèvent le défi. L’enseignement philosophique, un effet, introduit un certain ordre de questions, de concepts, de discours, ce qui lui permet de ne presque rien présupposer et d’assumer pourtant, avec les élèves tels qu’ils sont, toute la culture. Qu’on ne dise pas cette vue arbitraire ou irréaliste. Il ne s’agit que d’un constat ; le constat d’une pratique effective et assez répandue pour fournir à l’enseignement philosophique sa pleine justification.

Mais un enseignement peut-il vivre seulement des progrès qu’il accomplit, des succès qu’il remporte, de l’audience qu’il obtient ? Son avenir dépend certes, en premier lieu, de l’autorité intellectuelle et morale des professeurs qui s’y consacrent. Il n’en est pas moins tributaire de l’institution, de sa solidité, de sa cohérence, des conditions qu’elle détermine et qui ordonnent l’effort quotidien. Or on sait que, pour les professeurs de philosophie, les conditions de travail n’ont cessé de se dégrader depuis quinze ans. La diminution de l’horaire hebdomadaire dans certaines classes, l’augmentation du nombre de classes comportant un horaire de philosophie très étroit, le démantèlement, puis l’écrasement délibéré et concerté, avec la complicité de toutes les parties en cause, de la terminale A, ont eu pour effet d’accroître les charges de l’immense majorité des professeurs de philosophie : un plus grand nombre de classes dans un même service (le service composé de quatre à neuf classes tend à se généraliser) et, en conséquence, des effectifs très accrus, ce qui en particulier rend de plus en plus lourde, en fin d’année scolaire, la correction du baccalauréat. Une telle situation crée un grave préjudice pédagogique qui est ressenti à la fois par les élèves et par leurs professeurs. Avons-nous assez dit que ce qui est mauvais pour les professeurs ne peut pas être bon pour les élèves ? L’enseignement philosophique exige un effort de renouvellement, une constante mise à jour, un loisir ou, si l’on veut, un temps suffisant pour une libre réflexion et de vastes lectures, qui supposent des conditions d’exercice dangereusement compromises. Son avenir dépend des solutions qui seront apportées à cette difficulté croissante, sur laquelle l’Inspection générale de philosophie, pour sa part, ne cesse, depuis des années, d’appeler l’attention.

Cet enseignement a besoin, avant tout, d’un horaire hebdomadaire suffisamment étoffé (faut-il rappeler qu’il est concentré dans la seule année terminale ?) pour que la réflexion ait le temps de se former, de progresser avec suite, de se fortifier par la conscience de ce progrès même. Cette question de l’horaire, dans l’ensemble des terminales scientifiques et techniques, prime toutes les autres. Un professeur de philosophie peut certes souhaiter que ses élèves sachent lire et écrire, peut-être aussi qu’ils ne soient pas démunis de toute culture littéraire et scientifique ; quant à la philosophie, c’est son affaire et il sait qu’il peut la mener à bien, si du moins le temps ne lui est pas injustement mesuré.

C’est surtout après la classe terminale que la philosophie n’a pas encore la place qu’elle mérite d’avoir. Comme la formation des instituteurs, qui demande une constante référence aux exigences de la culture et de la pensée philosophiques, les diverses formations données par l’Université et par les Grandes Écoles devraient comporter une part de philosophie, sans laquelle elles demeurent tronquées et incomplètes. Est-il besoin de le répéter ? L’enseignement philosophique ne se propose pas de former des philosophes, c’est-à-dire d’assurer sa propre reproduction, mais de contribuer à rendre la pensée de chacun attentive aux exigences majeures de liberté et d’universalité.

Il existe donc en France, dans l’institution scolaire, un enseignement qui ne se laisse pas définir dans la seule limite des nécessites scolaires, un enseignement dont la capacité de renouvellement témoigne de sa relation privilégiée avec le temps présent et dont le lien original avec la tradition garantit le pluralisme et la liberté de style, un enseignement visant, non pas à compléter simplement une culture, mais à instruire véritablement dans l’ordre des idées représenté et médité pour lui-même. Sa jeunesse tient à sa capacité de réinventer son propre contenu, d’intégrer et de surmonter les modes qui le traversent. Mais, tandis que la plupart des autres enseignements sont soutenus par la société dont ils paraissent exprimer ou servir les intérêts immédiats, l’enseignement philosophique a besoin, pour exister et pour avoir les moyens de remplir ses obligations, d’un projet et d’une volonté politiques. Sa misère ou sa prospérité témoignent de la médiocrité ou de la qualité des ambitions que nourrit une société et qui lui donnent son sens.


Alain (1868-1951) Émile Chartier


Cet article a été rédigé pour l’
Encyclopédie de la culture française, Eclectis, 1991, publiée sous la direction de Bernard Willerval et Pierre Anglade.


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Toute la carrière d’Alain est celle d’un professeur de lycée. Il ne cesse d’enseigner la philosophie, même hors de sa classe comme en témoigne l’œuvre si féconde des Propos. Ces courts développements visent toujours à instruire, à dégager l’idée du fatras des opinions pour arracher l’esprit au sommeil, l’inciter à la vigilance. Ce grand professeur est naturellement un grand lecteur, l’essentiel étant toujours de sauver le meilleur de la sagesse humaine tel qu’on le trouve dans l’œuvre des philosophes. D’où une méthode de lecture directe qui irrite les chercheurs scolastiques. Platon, Descartes, Hegel et Comte sont les chapitres d’Idées (1932). Alain est en France le premier à lire Hegel en philosophe, et surtout Comte dont les dix volumes ne quittent pas sa table de travail. Nous lui devons de savoir un peu mieux lire les grands textes, en cherchant toujours leur vérité philosophique, en renonçant aux objections comme aux explications réductrices. Mais Alain, c’est aussi l’écriture quotidienne, le style qui exprime sans cesse la fidélité de l’esprit à soi. Inséparables sont donc le professeur, le philosophe, l’écrivain.

Les grands titres

L’homme intérieur se montre surtout dans Souvenirs concernant Jules Lagneau et Histoire de mes pensées. Dans le Système des Beaux-Arts (1920), il avertit qu’il y a seulement système par le lien des différences. Cette suite de la Critique du jugement de Kant, mais aussi de Descartes dont la théorie de l’imagination ne touchait pas à l’esthétique, cherche à surmonter le divorce qui s’est accompli entre les beaux-arts et la pensée. Dans Les idées et les âges (1927), c’est encore imagination et poésie qui disent le vrai de l’homme. Toute fable est sauvée par une pensée rigoureuse et généreuse, toujours attentive à retrouver l’humanité et à la décrire. Les Entretiens au bord de la mer (1931), dialogue métaphysique écrit au Pouldu, partent de la géométrie et de la mécanique pour s’élever, par physique et poésie, c’est-à-dire en libre penseur, à la plus pure religion. Les Dieux (1934) montrent encore que les contes nous instruisent toujours sur l’homme, que rapportée à l’ordre réel l’imagination n’est pas ennemie de le sagesse et qu’elle purifie la foi. Déjà reprise après Platon par Hegel et Comte, cette méditation philosophique des mythes réconcilie poésie et vérité.

Autres œuvres

Les deux volumes de La Pléiade sont encore loin de rassembler la totalité des Propos dont la publication est désormais assurée par l’Institut Alain du Vésinet : le premier cahier s’intitule Mythes et Fables (1985). Le lecteur Alain publie En lisant Balzac et il commente l’œuvre poétique de Paul Valéry.

Repères

Né à Mortagne-au-Perche, Émile Chartier est au lycée de Vanves l’élève de Jules Lagneau, « le seul Grand Homme que j’aie rencontré ». Après l’École Normale Supérieure et l’agrégation il enseigne dans les lycées de Pontivy, Lorient et Rouen, puis à Paris au lycée Condorcet et en classe de Première supérieure au lycée Henry IV. Alain écrit notamment dans La Dépêche de Rouen (Propos d’un Normand) et le radical se mêle au débat politique. Pacifiste engagé volontaire en 1914, il publie au retour Mars ou la guerre jugée. Il s’intéresse de près à l’école primaire et aux instituteurs. Son enseignement suscite des vocations philosophiques, mais n’a guère alors d’écho à la Sorbonne. Il meurt au Vésinet, « cette .campagne où je vis avec des fleurs et des oiseaux... Mon monastère »...


L’école ou le loisir de penser, recension par Edith Fuchs

Nous remercions Yves Bottineau de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger, T. 185 n°1, janvier-mars 1995, pages 113-114.


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Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris, Centre national de Documentation pédagogique, 1993, 270 p., 110 F.

Sous ce titre, à lui seul intempestif, se trouvent enfin accessibles des écrits multiples de J. Muglioni rédigée entre 1958 et 1993 : textes de conférences, articles parus dans diverses revues, pages jamais publiées sans doute, courts propos, sans oublier les patientes notes à l’intention « du » ministre. Le volume s’achève sur des lignes écrites en 1958 : évoquant une ultime fois la République, J. M. rappelle que « la vraie constitution n’est jamais écrite, car elle est la substance du peuple et le caractère des citoyens. »

La chronologie ne dicte donc pas l’ordre de présentation. C’est qu’en effet J. M., avec ardeur et grandeur, répète inlassablement et socratiquement toujours la même chose, précisément parce que le grand verrouillage des esprits et des cœurs, baptisé modernité, emprunte, lui, mille et mille tours. Il n’est donc pas seulement question de la réformation indéfinie de l’enseignement ni non plus des croyances fanatiques à l’échine courbée, qui portent et appellent ces réformes ; il n’est pas seulement question de l’ascension des sciences de l’éducation – et avec elles, de l’apparition de l’élève, et avec lui, des parents d’élèves, et avec eux, de la communauté éducative. Non. J. M. défend l’intelligence parce qu’elle est liberté ; c’est la raison qui l’oblige à rappeler la solidarité qui soude ensemble le sort de l’instruction et celui de la République. Si beaucoup de ces écrits s’opposent à des projets et décisions politiques repérables, leur portée « militante » pourtant est proprement philosophique : il ne saurait y avoir de philosophie vivante sans enseignement philosophique. Voilà en quoi, jusque dans la rigueur et le bonheur de la formulation, c’est plus qu’un air de famille qui unit à Alain J. M. méditant, librement, Platon, Descartes, Kant ou A. Comte.

Finalement, l’ouvrage esquisse un double portrait. Au portrait spirituel d’un homme de cœur fait contrepoint le sombre visage du temps présent. J. M. se livre-t-il sans cesse à des diagnostics contrastés, en distinguant avec force instruction et formation, enseignement et pédagogie, école et lieux de vie, République et démocratie, les élèves et les jeunes, etc. ? On aurait grand tort de voir là un parti pris passéiste. Quand ici et là J. M. évoque avec tendresse l’école qu’il connut élève, nulle idéalisation chimérique du jadis, nulle dépréciation abusive de l’indéfini chantier de la rénovation contemporaine. Non, l’école, à laquelle J. M. se consacre, cette héroïque foi en l’instruction, en la vitale nécessité pour chacun que lui soit, « une fois en la vie », rendu possible, à l’abri des puissances, des pressions, de l’urgence, le loisir de penser, cette nécessité humaine, est à l’évidence une Idée de la Raison – au nom de laquelle juger de l’état de choses et peser autant qu’il est en nous. Il en va de l’école comme de la République : inséparables – leur réalité est suspendue au sens de la grandeur qui habite l’âme des individus autant qu’elles contribuent à l’insuffler.

La philosophie, « passion de l’essentiel », voilà le fil d’Ariane. L’envers de cette conviction, relativisme culturaliste (« depuis qu’on nomme culture ce qu’autrefois on nommait préjugés » !), scepticisme éthico-politique et fanatisme terroriste sont à maintes reprises exécutés dans l’effarante solidarité qu’ils entretiennent (« quand le folklore prétend à l’histoire, c’est le triomphe assuré de la terreur »).

Tout l’ouvrage, dans l’extrême diversité des objets abordés, incarne ce qu’il défend comme culture véritable. L’originalité propre des méditations venues de loin, mille fois reprises, et finalement livrées avec la délicatesse qui fait grâce au lecteur des échafaudages et des repentirs ne saurait tromper.

Finalement, avouons notre préférence pour les écrits appelés lectures philosophiques et aussi deux vifs regrets. C’est qu’en effet, d’abord, quelques philosophes authentiques paraissent sans vraie raison philosophique trop malmenés, au détour de quelque phrase. L’Être et le Néant mérite d’être lu pour la philosophie de la liberté que Sartre élabore ; quel que soit le jugement porté sur la vie et le rôle public de l’auteur, l’œuvre ne peut avec bonne foi y être réduite. Quant aux politiques menées au nom du marxisme-léninisme, elles entretiennent un rapport souvent aussi éclairant avec l’œuvre de Marx que l’Inquisition avec les Évangiles. Il n’y a aucune raison de s’en tenir à la caricature dogmatique à laquelle S. Weil elle-même n’échappe pas pour parler des œuvres hautement problématiques dans lesquelles Marx n’a jamais achevé sa philosophie. D’autre part et par-dessus tout, quel regret que J. M. ait si peu livré ses « lectures ». Partout en effet, quel que soit l’objet, vibre et résonne Platon, mais aussi A. Comte, mais enfin Rousseau. Les pages modestement appelées En lisant Rousseau sont lumineuses : maîtrise et précision parviennent en moins de dix pages à tout tenir ensemble comme doigts de la main.

Bref, on sent bien une méfiance toute platonicienne à l’égard de l’écrit, et que ce style si ramassé, qui coupe élégamment toutes les amarres, est d’une façon d’écrire faite pour échapper au livre. Toutefois, l’union de la ferveur et de la connaissance rigoureuse des œuvres est si précieuse qu’il ne saurait déplaire aux dieux que J. M. fasse à ses contemporains le don gracieux d’autres lectures encore.