Les pédagogues du ressentiment

Nous ne savons pas si ces pages – dont nous ne possédons qu’un tapuscrit – ont été publiées quelque part. On le verra, elles sont l’expression parfois violente d’une indignation contre la destruction de l’école par la société « libérale ». Il n’est pas sûr qu’un tel propos exagère la catastrophe scolaire, sociale et finalement politique qu’il dénonce.

Il porte sur le rapport de l'école et de la société moderne, comme le texte intitulé L’école et le politique. On pourrait les mettre sous le titre commun : la modernité contre l'école.


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La cause profonde des malheurs scolaires reste enfouie sous un amas de jugements improvisés, de propos se donnant des airs scientifiques, invoquant surtout les changements irrésistibles, le cours du monde. Il existe un vrai fatalisme, une superstition de la modernité dispensant de toute conviction réelle le consentement inconditionnel au seul spectacle du changement. La vie c’est tout ce qui bouge. L’insincérité patente des propos tenus en la matière n’est pas accidentelle mais, si l’on peut dire, constitutive.

Ainsi on sait très bien que trop souvent l’école renonce à instruire, qu’un écolier sans soutien familial a moins de chance qu’autrefois à l’école du canton d’acquérir les méthodes et les connaissances élémentaires sur lesquelles on doit pouvoir faire fond si l’on veut poursuivre raisonnablement des études. On sait aussi que les examens n’ont plus la même signification, que ce qu’on appelle qualification professionnelle peut souvent cacher les plus graves lacunes relatives aux connaissances de base qui commandent toute capacité d’adaptation aux tâches nouvelles. On sait encore que le kaléidoscope audio-visuel fonctionne comme un divertissement perpétuel, qu’il n’instruit pas, qu’il se présente non pas comme une invitation à penser, mais comme un objet de consommation condamné à s’abolir par l’acte même de s’en saisir. Mais on veut que l’enfant ne se sente pas dépaysé à l’école, qu’il y retrouve son monde quotidien, que dans cette garderie sans gardien il puisse acquérir les titres reconnus par la société productiviste et marchande, même et surtout si ces titres n’ont aucune valeur scolaire, s’ils ne participent ni de l’instruction proprement dite, ni de la culture. L’essentiel, c’est l’adaptation au monde comme il va, l’habileté de faire sans savoir, de prévoir sans comprendre, de tirer parti d’un mode d’emploi ou d’une recette, le flair de s’orienter dans le supermarché des nouveautés réelles et imaginaires.

Qui pouvait se douter que la société libérale, au sens des premiers physiocrates, nourrirait un principe d’intolérance, aurait l’ambition d’absorber l’humanité tout entière, de lui imposer une seule et même dimension, de l’enfermer dans une totalité sans dissidence possible quant à ses fins ? Les doctrinaires de la révolution sociale ont été relayés par les intégristes de la spontanéité et de la convivialité. Le malheur veut que les seconds se trouvent en accord avec l’économie de marché que leurs aînés rêvaient d’abolir. Tout ce qui singularisait l’école et la distinguait du reste de la société doit être écarté. C’est le rejet de l’idée même d’école qui demeure caché aux yeux de la plupart des pédagogues, ce qui paraît ainsi garantir leur pauvre sincérité. La nullité de la préoccupation pédagogique apparaît seulement quand on a compris cette collusion, cette adhésion irréfléchie aux exigences tyranniques de la société moderne.

Ce n’est pas en raison de ses lacunes et de ses faiblesses réelles que l’école d’autrefois est déconsidérée par ceux-là mêmes qui, à une génération près, lui doivent tout ce qu’ils peuvent être. Une haine inexpiable de la Troisième République habite les rejetons d’une mémoire malheureuse. Mais surtout la modernité a le culte de l’ingratitude ; elle a complètement renversé l’appréciation du passé. Il faut être Grec pour respecter les anciens, leur reconnaître l’autorité que leur confère le seul fait d’avoir déjà vécu, car toute vie est leçon. Le renouvellement saisonnier, non pas des techniques elles-mêmes, mais des produits de consommation courante, du moins de leur emballage, entretient le mépris, voire la haine des ancêtres, suscite une émeute permanente contre ceux qui nous ont faits. Les fanatiques des grandes surfaces trouvent ridicule qu’on se serve parfois à l’épicerie du coin où l’on vous dit encore bonjour et bonsoir. Le déclin de la connaissance au sens classique entraîne infailliblement celui de la reconnaissance. Les expressions à la mode, rétro, ringard, ou prétentieusement obsolète, en disent long sur la bonne conscience des nouveaux barbares. Le mal présent, c’est la faute au passé. D’ailleurs c’est toujours une faute d’avoir précédé. Car, contrairement au sens premier, précéder ce n’est plus être devant et frayer le chemin, c’est être derrière, dépassé, rejeté, à la traîne. La vie même ne veut plus se penser comme un don. On ne sait plus vivre sans humilier ceux qui nous ont donné la vie. L’honneur de la modernité, c’est de ne rien devoir ! Le nouveau venu éprouve l’originalité de son présent comme par une sorte de ressentiment. Il se veut causa sui ; rien avant !

L’école a su réussir dans une société hostile dont elle combattait avec résolution les préjugés et l’ignorance. Elle s’enlise aujourd’hui dans une société qui lui impose ses propres normes et lui conteste toute indépendance. Reproduire, est-ce émanciper des esprits, les mettre sur le chemin de la connaissance, ou bien entretenir un lieu de vie et d’adaptation, copie conforme de l’environnement, sauf pour la minorité qui a les moyens d’échapper à la fatalité commune ? De qui se moque-t-on lorsque, chiffres en main, on compare « scientifiquement » ce qui n’est pas comparable, ce qui n’a pas de mesure commune ? On compare l’école aux prises avec la condition prolétarienne, qui forçait à gagner sa vie le plus tôt possible, et l’école dévorée par la société de consommation, qui incite à travailler le plus tard possible. La première a su s’imposer à une société difficile et c’est en cela qu’elle a réussi, n’en déplaise à nos sociologues férus de statistiques. Il faut être veule, amnésique ou de mauvaise foi pour ne pas reconnaître dans la trop célèbre théorie de la reproduction le plus grossier truquage. Réussir, cela voulait dire au temps du petit père Combes instruire directement en français des écoliers dont il n’était pas alors la langue maternelle, Bretons, Basques ou Corses. Et par bonheur les instituteurs n’avaient pas suivi de stage particulier qui les eût certainement empêchés d’accomplir leur tâche ; ils enseignaient le français en français, élément par élément, et ils l’enseignaient à des Français, non pas comme une langue étrangère, mais comme s’il s’agissait de leur propre langue. À l’un d’entre eux, sorti de l’école normale d’Ajaccio en 1905 au moment de la séparation des Églises et de l’État, fut demandé un mémoire sur la meilleure manière de s’y prendre pour enseigner le français aux écoliers du cours préparatoire ; il répondit qu’il suffisait de leur faire la classe en français, y compris pour régler la discipline courante. Par chance il n’avait aucune notion de ses pseudo-sciences qui servent aujourd’hui à empêcher l’enseignement. Mais les instituteurs à tour de rôle vérifiaient que des écoliers ne traînaient pas dans les chemins creux au lieu de faire leurs devoirs après la classe.

Réussir, cela veut dire aussi que l’école avait alors la capacité de changer le monde extérieur ; c’est elle qui, par exemple, enseignait la propreté élémentaire du corps, l’hygiène générale, et dans une large mesure elle a contribué à modifier des habitudes, même dans l’agriculture. Mais alors le maître d’école était le messager de la république ; il avait derrière lui toute la nation. Voilà qui ne figure pas dans les statistiques. Apprendre à se tenir, à suivre une règle et à la faire sienne ; le désir de s’instruire et la volonté d’instruire. Noblesse du devoir aujourd’hui brocardée et présentée comme aveuglement servile. C’était le contraire d’une école stérile, devenue incapable d’assurer sa propre reproduction. Il suffirait de revoir des bandes d’actualité sur la sortie d’une école en 1930 pour avoir sous les yeux la différence. Les statistiques, c’est bon pour mentir ou pour régler des comptes par ressentiment. On se souvient encore dans un village de montagne perdu dans une île qu’il y a beaucoup moins d’un demi-siècle il avait fallu sortir les baquets un dimanche matin pour laver à fond les enfants, car l’instituteur avait annoncé son intention de les passer en revue le lundi. L’école savait faire honte à la société extérieure qui, aujourd’hui, fait honte à l’école. Qu’on dise quelle statistique peut vérifier ce fait.

Sans doute l’école n’est-elle pas seule en cause. S’il arrive aujourd’hui que la famille s’en prenne au maître, c’est que la société a bien changé, Autrefois c’est l’enfant qui était corrigé ; aujourd’hui c’est le maître. La faute a changé de camp. La bonne conscience aussi. Et comme le maître ne veut pas être pris en faute, comme il a mauvaise conscience, il peut arriver qu’il n’enseigne plus rien. L’école se met au niveau de la société ; elle exclut de se distinguer, de faire bande à part. Comment peut-il être encore question de chasser les poux quand la drogue circule ? La classe prend le métro ou va au cinéma, comme tout le monde. Ce n’est plus entre les quatre murs nus d’une classe qu’on enjambe le temps et l’espace, qu’on salue l’infini, qu’on change le monde. Il faut vivre avec son temps, se cloîtrer dans l’environnement, même bête et ignare. De la maison, de la rue à l’école, nul dépaysement. L’école est de plain-pied.

L’écolier qui autrefois était chargé de mettre les bûches dans le poêle ne savait guère faire autre chose. Mais alors l’idiot du village se disait au singulier. Et il ne fréquentait pas encore le bistrot du coin qui était dépourvu de machine à sous. Au temps des bordels, la discothèque n’était pas l’annexe du collège et l’on ne vendait pas la drogue à la porte de la classe. Il était plus difficile de tromper la vigilance du concierge qu’aujourd’hui de traverser un cordon de C.R.S.

Ce que les statistiques cachent effrontément, c’est qu’une école qui conduisait un enfant d’illettré jusqu’au certificat d’études devait être beaucoup plus solide qu’aujourd’hui une école accueillant un fils de bachelier jusqu’à une licence dérisoire. Bac + n serait-elle la formule moderne de l’inculture ? L’école qui ne sait plus apprendre à lire, qui parfois même ne s’en soucie guère, l’école de la calculette et de la télévision, l’école à tu et à toi, l’école lieu de vie, échappe à toutes les statistiques. On nous assure que le niveau monte. Il était idiot d’apprendre ses départements ; est-il sublime d’ignorer que Lyon est au confluent de deux fleuves, que l’Europe est comprise entre l’Atlantique et l’Oural ? Il paraît que les enfants savent autre chose que nous ne savions pas. Que savent-ils donc ? Mais on ne veut surtout pas savoir ce que veut dire savoir. La calculette dispense d’apprendre que « deux et deux sont quatre ». L’école naturalise toutes les décadences ; le ton traînard, gouailleur, la prononciation asyllabique… Si l’on s’étonne, on s’entend répondre : « et puis après ? ». Toute règle est conventionnelle, donc arbitraire : le progrès consiste à répudier tout ce qui précède. Dès que, s’agissant d’une règle de grammaire ou simplement de politesse, on entend dire qu’il faut savoir évoluer, il est sûr qu’on fait peu de cas de l’humanité.

La mauvaise foi conduit à dire qu’il faut prendre les enfants « tels qu’ils sont aujourd’hui », comme s’ils étaient nés ainsi, comme si parents et maîtres ne portaient pas l’entière responsabilité de ce qu’ils sont. Les adultes, si l’on peut dire qu’il en existe encore, attribuent à la nouvelle génération des caractéristiques dont ils feignent d’être les premiers surpris, comme s’ils n’y étaient pour rien. Ils ne veulent absolument pas voir que les enfants sont conformes à l’éducation qu’ils leur ont donnée. Les chenapans de Sartrouville ou d’ailleurs sont copie conforme.

Les adultes font les enfants à leur image. Il arrive alors un moment où la résistance à l’éducation devient la chance de l’éducation. Le happy few parvient alors à s’en tirer. Mais si tous les enfants étaient conformes à l’éducation ordinaire, la barbarie ne serait pas loin. Nature n’est pas barbarie. L’enfant peut encore être transporté par Mozart ; encore faut-il qu’il ait eu l’occasion de le rencontrer ! Mais les adultes sont persuadés que Mozart n’est pas de son âge, comme si Mozart avait perdu son temps à jouer et à écrire de la musique qui n’était pas de son âge ! S’étonnera-t-on de ce que, dans une école de musique aujourd’hui, avec instrument et partition, les enfants sont aussi dociles qu’il y a cent ans. Pourquoi n’en est-il pas de même au collège et au lycée ? Il suffirait, d’examiner cette question pour conclure qu’il faut abolir toutes les réformes en cours.

Les réformateurs tournent le dos à l’évidence ; au-delà du seuil de l’instruction élémentaire due au futur citoyen, nul ne doit être forcé d’apprendre, ou de faire semblant, sinon de quoi exercer honnêtement une profession. On doit suivre jusqu’au bout l’idée qu’il faut apprendre, mais que, si cela ne plait pas ou rencontre trop de résistance, on fasse nécessairement autre chose. Mais voilà ; il n’y a plus rien à faire, car ramasser les ordures aujourd’hui, c’est juste bon pour les Arabes ou pour les Nègres ! Notre société libérale, si harmonieuse qu’elle paraît être discrètement gouvernée par la providence, est incapable de retenir à l’école ceux qui peut-être y apprendrait encore quelque chose à condition d’être invités à la discipline et à l’instruction ; elle est également incapable de leur offrir l’emploi, même le plus modeste, car on leur reproche de manquer de qualification ; on a aboli l’antique devise fabricando fit faber, et dans une société qui méprise l’école on exige étrangement un titre universitaire pour balayer la cour, pour tout simplement gagner sa vie. Un nombre croissant d’adolescents découvrent que la société n’a pas besoin d’eux, qu’ils sont de trop. Ils n’ont plus d’autre ressource que de casser, de détruire symboliquement un monde qu’on leur interdit d’habiter, qui n’a rien à leur dire, qui leur fait honte d’exister. Cette société sans principe, si contente d’elle-même, fomente en réalité toute les subversions. Elle paraît n’avoir aucune idée de son extrême fragilité.

Et pendant ce temps-là nos pédagogues poussent à la roue. Ils se font les commis voyageurs de l’incompétence, de l’ignorance, de l’inculture conviviale. Ils ne voient même pas que l’économie de marché n’a pas besoin d’eux, que le système a la capacité d’assurer sa reproduction, et même son expansion, que la raison d’être de l’école ne doit pas être cherchée dans la déroutante modernité, car elle est plusieurs fois millénaire. Mais le jeu parfois subtil, il est vrai, des mécanismes économiques et sociaux leur est une bonne raison d’en finir une fois pour toutes avec l’intelligence. Et quel bonheur de se croire dans un monde post-historique, sans passé et sans obligation !


Où va la sociologie française? Armand Cuvillier

Texte publié dans La revue socialiste, revue mensuelle de culture politique et sociale, n°71, novembre 1953, pages 441-443.

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Cuvillier (Armand). – Où va la sociologie française ? Avec une étude d’Émile Durkheim sur la sociologie formaliste. Paris, M. Rivière, 1953, 18,5 x 12, 208 p.

Tout se résume dans le titre de « physique sociale » si cher à Saint-Simon et à Comte. Les mœurs, les croyances et les institutions peuvent être observées et expliquées comme on fait les phénomènes physiques : ils constituent une « nature », on veut dire une réalité permanente dont les changements même obéissent à des causes ou à des lois qui ne dépendent pas du temps. On voit comment la sociologie s’appuie sur l’ethnologie et sur l’histoire. Partant des données concrètes de leurs descriptions ou narrations, elle se hausse, par des comparaisons méthodiques à des relations abstraites et générales. Ainsi la méthode expérimentale lui convient aussi -bien qu’à la physique et à la biologie. Elle use de l’induction car elle éclaire le fait par l’idée et rattache le singulier à sa loi ; elle est capable de vérification, c’est-à-dire qu’elle peut en retour prévoir les phénomènes généraux d’un ordre déterminé d’avance. On citera pour illustrer cette méthode les travaux classiques de Durkheim, Mauss, Simiand, Halbwachs, etc.

Cette entreprise, qui eut son heure de gloire, fut très tôt discréditée. L’Église dénonça une doctrine qui prétendait étudier la religion comme un simple fait et la ramener aux conditions naturelles de la vie sociale. Mais, comme elle finit par accepter la représentation de l’univers ébauchée par Galilée, comme elle reprit à son compte l’idée d’évolution biologique, l’Église porte aujourd’hui en son sein de scrupuleux sociologues. Elle a compris que le progrès et le renouvellement des sciences – même des sciences de l’homme – ne mettait pas en péril la foi religieuse. L’idée a enfin prévalu que la science avait son domaine propre où elle était vraie, voire utile, sans jamais poser le problème de l’être et de la destinée.

Contre le « sociologisme », ce sont les philosophes qui ont proposé les objections valables. Ils montrèrent que la sociologie devait limiter son ambition à celle d’une science : décrire un objet, l’expliquer non en lui-même, mais au moyen des relations générales dans lesquelles il se trouve pris et vérifier par l’expérience méthodique toute assertion. Mais aucune science ne saurait produire une doctrine universelle du monde et de l’homme ; pas davantage la sociologie ne peut résoudre le problème de la connaissance, fournir une théorie de l’art ou déduire une morale. Expliquer les phénomènes n’est pas connaître les choses en elles-mêmes et constater des lois n’est pas affirmer une sagesse. Ce n’est pas la sociologie mais le positivisme qui en avait inspiré les premières formes que la réflexion contemporaine a répudiées.

Mais cette contestation prit un tour différent sous l’influence de la philosophie allemande. Si l’on peut regretter parfois l’accent nationaliste de sa critique, il faut savoir gré à Cuvillier de dénoncer les confusions de langage et de pensée qui ont dénaturé en France depuis quelques années les études sociales après avoir martyrisé la philosophie. Car les philosophes français d’aujourd’hui n’ont pas fini de digérer la métaphysique allemande (ou son jargon !), et cette opération ne se fait pas sans tremblements ni cauchemars.

Depuis que l’Introduction aux sciences de l’Esprit de Wilhelm Dilthey, publiée en 1883, fut connue en France, il y a une quinzaine d’années seulement, il semble aller de soi que les « sciences de l’Esprit » forment un groupe, à part des autres sciences. La nature des choses nous est étrangère, nous l’observons du dehors et construisons à partir des faits séparés des systèmes de figures et de nombres qui nous l’expliquent. Mais l’explication même lui fait perdre son sens : l’induction supprime le sens au profit d’un ordre muet. Au contraire le phénomène humain est immédiatement compris par nous, parce qu’il n’est pas distinct de nous. Si j’« explique » ce geste par des contractions musculaires, celles-ci par un ébranlement nerveux, etc., je ne « comprends » pas ce geste, je n’en vois pas le sens. Mais avant toute explication abstraite le sens m’était donné : ce mouvement du corps « signifie » la colère ou la vanité, la timidité ou la joie. Ces données intimes sont vécues plutôt que pensées. Elles n’en sont pas moins une authentique connaissance, plus forte même que la science positive, parce qu’elle nous dévoile le sens métaphysique de l’homme.

Le souci de dévoiler directement le sens profond des phénomènes humains va définir avec Husserl la phénoménologie. Un geste, une parole, une institution, une coutume n’est pas la somme de faits séparables, mais un tout donné immédiatement à la pensée qui le comprend. D’où cette « mise entre parenthèse » de tous les faits, que la phénoménologie impose pour rendre possible « l’intuition des essences ». Le principal bénéfice de cette intuition serait de nous dévoiler l’expérience vécue dans sa pureté première, préservée des contre-sens de la pensée discursive. Il va de soi qu’elle se contente de décrire et que si elle s’efforce d’exprimer le « concret », c’est sans le moindre respect pour les faits observables. Ce paradoxe signifie qu’une telle étude prend parfois une saveur poétique, mais jamais une valeur de vérité au sens où la science et la philosophie ont toujours pris ce mot. Il est grave aussi qu’elle se prive de l’histoire pour établir des comparaisons et retrouver la genèse des phénomènes.

Cette méthode n’a pas été appliquée seulement – et accessoirement – à l’expérience sociale. Elle a inspiré toute une « sociologie nouvelle » dont M. Gurvitch est en France le chef de file. C’est à la critique de celle-ci que Cuvillier consacre son chapitre le plus long et dont la lecture exige le plus d’attention. Contentons-nous de noter deux problèmes.

Tout l’effort du XIXe siècle avait été d’établir l’originalité du fait social. Les conduites et les croyances collectives, les institutions, ont une réalité propre qui s’impose du dehors à nous. D’où un conflit essentiel entre l’individu et le groupe ; c’est-à-dire une solution de continuité entre la psychologie et la sociologie. Selon M. Gurvitch au contraire, la société est intérieure à nous ; c’est des « profondeurs du moi » qu’elle inspire nos comportements et nos pensées. C’est pourquoi d’ailleurs nous pouvons la comprendre par un effort personnel de sympathie. Devant cette prétention, Cuvillier montre aisément que le « moi profond » est amorphe et ne saurait révéler les formes sociales. Il faut bien chercher la société où elle est, c’est-à-dire hors de nous, dans ce qui nous résiste et nous blesse. Mais est-il sûr, que la société est ce qui nous fait homme ? Les « préjugés de notre enfance » dont parlait Descartes sont-ils dus seulement aux illusions de la sensation et aux besoins vitaux ? La pression sociale n’a-t-elle pas modifié très tôt ce moi primitif et, après tout, imaginaire ? C’est en refusant tout conformisme qu’on devient homme et sociologue. Le fou n’est pas un homme dont la société se serait retirée : la société est toujours en lui et autour de lui, mais il ne la comprend plus. Et la seule chose que la sociologie ne peut expliquer, c’est pourquoi la société prend un sens pour nous...

Mais nous suivrons volontiers l’auteur lorsqu’il défend les principes d’une étude positive : l’observation méthodique et la recherche de relations constantes. Le problème n’est pas métaphysique : ni le sens du destin, ni la liberté ne sont en cause. Il y a une sociologie, cela veut dire que nous dépendons d’un certain ordre de conditions qu’il est intéressant et peut-être utile de connaître. Et puisque nous savons que le déterminisme n’est rien qu’une méthode, l’adopter est seulement reconnaître avec rigueur ces conditions dont nous dépendons et cette méthode doit l’emporter sur toute conception « a priori » de la réalité sociale ou de l’histoire. D’ailleurs une société ne peut elle-même se libérer que si elle connaît sa genèse et les lois auxquelles elle obéit.

Enfin il y a « l’autre danger » qui est sans doute moins grave puisqu’il trahit l’absence d’idées plutôt qu’il n’introduit de fausses idées. C’est l’ethnologie purement descriptive, chère aux américains dont les moyens raffinés d’investigation sont considérables. Collections de faits, monographies, statistiques donnent des renseignements précis et joignent parfois le pittoresque à l’objectivité, mais faute de recourir à l’histoire et aux comparaisons méthodiques, elles n’offrent aucune conclusion positive. L’ethnologie doit résolument se tourner vers l’explication sociologique. « Pas de faits sans idées, pas d’idées sans faits » ; c’est par cette formule de François Simiand que l’auteur avait précisé d’avance l’intention de son ouvrage.


Alain et Freud : comparaison n'est pas raison

Cet article dont le tapuscrit est daté de février 1992 a été écrit afin d’être inséré dans le Post-scriptum des actes de la journée de rencontres Alain-Freud du 24 novembre 1990 organisée par l’Institut Alain à l’hôtel de ville du Vésinet. Le titre original en était : « Comparaison n'est pas raison ». Nous l’avons modifié pour plus de clarté. 

Texte publié dans Alain - Freud. Essai pour mesurer un déplacement anthropologique, Institut Alain, 1992, actes de la journée de rencontres Alain-Freud du 24 novembre 1990 à l’hôtel de ville du Vésinet, pages 180-182.

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Peut-être la seule question qui demeure est-elle de savoir à quelle condition il est légitime de comparer deux auteurs. Alain n’était pas docteur. Est-il alors permis de rapprocher ou d’opposer celui qui se veut clinicien de l’âme et celui qui ne cesse d’être professeur jusque dans ses écrits ? Car on peut toujours trouver des points de comparaison, par exemple en confrontant deux listes lexicales. Mais c’est un procédé mécanique qui fait paraître les occurrences sans toucher pour autant au sens des œuvres. Alain est inaccessible à l’érudit. Freud, je ne sais pas. La pertinence, si elle existe, de leur confrontation ne peut s’offrir qu’au lecteur assidu et vraiment philosophe.

Alain, on le sait, reprend volontiers la maxime préférée de Comte : « régler le dedans sur le dehors ». Comme le dedans c’est tout ce que l’on veut, il est ainsi parfaitement juge de son rapport avec Freud et tous ceux qui contreviennent à la loi encyclopédique en imaginant entre le monde et l’homme une subjectivité digne de nos soins, des soins mêmes de la science et de ce qu’elle promet, l’art d’aménager et de corriger. La question n’est donc pas de savoir s’il y a compatibilité ou non entre des théories et finalement, s’agissant de l’indémontrable, entre des manières de voir. Elle est bien plutôt de savoir si le projet d’une telle confrontation est pertinent. On se demandera alors ce qu’en enseignant et en écrivant le philosophe voulait faire qui sans doute n’est jamais entré dans le projet de Freud, ou de Piaget qu’on aime encore citer. Et si ces deux auteurs ont eu un succès incomparable en leur temps et au-delà de leur temps à la différence d’Alain, ne faut-il pas en chercher la raison dans ce que notre siècle attend et que précisément le simple philosophe ne pouvait promettre. 

Car Alain n’est pas moderne, du moins au sens actuel, en ce qu’il refuse de se jeter dans les nouveautés comme si elles étaient des cadeaux toujours bons à prendre. On sait qu’il ne suit pas les commentateurs d’Einstein qui entendaient tirer une rente interminable d’un capital qu’ils se gardaient d’exposer en plein jour. Plus encore il ne se laisse jamais circonvenir par les charmes d’une scientificité nouvelle, celle des sciences, toujours annoncées, qui prétendent traiter de l’homme en lieu et place de la philosophie. Que la psychanalyse veuille prétendre à la scientificité n’est précisément pas fait pour le rassurer. Il est trop proche de Comte pour estimer que la psychologie puisse être une science et même avoir un semblant d’objet. Nous voulons dire que la divergence des démarches et des pensées fondatrices rend tout à fait aléatoires des rencontres d’apparence, comme celles par exemple qui toucheraient à l’interprétation des mythes et des fables. L’herméneutique d’Alain est sans hermétisme : quand le sens nous échappe, il n’appartient qu’à nous de le retrouver par lecture et médiation. La connaissance de soi ne résulte pas d’une cure, mais d’un enseignement et d’une réflexion.

Mais surtout Alain sait toujours préserver cette part de matérialisme, qui est à l’opposé de la superstition scientiste, car son unique fin est de nous rendre la maîtrise de soi. S’il n’est pas la meilleure philosophie, il est au moins un recours pour l’esprit et qui sauve l’esprit. L’on peut ainsi comprendre que la clinique soit d’essence somatique : quand elle prétend à l’âme, elle n’est plus qu’une perversion de la médecine. Donc s’agissant de l’âme et non pas du corps, le philosophe refuse le clinicien qui nécessairement doit faire du sujet une chose et conclure ainsi à l’inconscient, ce qui n’est pas seulement une erreur mais une faute Or ce qu’on nomme névrose, ou bien c’est le corps et il faut agir en conséquence par médication ; ou bien cela relève de l’éducation, des mœurs, de la maîtrise de soi. Certes Descartes nous apprend que l’unité substantielle de l’âme et du corps rend difficile de démêler ce qui appartient à l’une et ce qui relève de l’autre. Pourtant la médecine et la morale, qui achèvent l’arbre de la connaissance, ne doivent pas se confondre. On ne médicalise pas l’esprit.

Entre Alain et Freud la méconnaissance mutuelle n’est donc pas accidentelle. Leurs chemins ne peuvent même pas se croiser. Ils ne parlaient pas de la même chose et l’homme, pour l’un et l’autre, n’habite pas la même planète. Sartre est plus proche de Freud quand il veut sauver l’inconscient par la mauvaise foi. Alain estime que toute psychologie fait l’économie de la volonté, et même qu’on ne l’invente jamais qu’à cette fin. Se complaire à soi conduit à l’idolâtrie du corps. Qu’il examine son semblable ou soi-même, nul n’a le droit de dire : c’est ainsi. Le pessimisme spéculatif appelle impérieusement un optimisme pratique qui est l’âme même de l’éducation. On a ainsi d’un côté une pédagogie toujours portée à dire : les enfants aujourd’hui sont ainsi et il faut les prendre comme ils sont ; à l’opposé celle qui n’en veut rien croire, qui refuse de sacraliser l’enfance en tant que telle et par cette attention indiscrète de perpétuer l’enfance dans l’enfant. Les psychologues s’attardent interminablement sur ce qui ne mérite pas attention. Au plus petit enfant, il faut savoir dire : tu es grand !

L’œuvre d’Alain développe de part en part une philosophie pratique. Et il pense toujours, s’agissant de l’homme, dans l’enfant aussi bien : qui n’en croit que ses yeux n’a ni foi ni loi. C’est pourquoi la scientificité est renvoyée vers les astres où d’ailleurs elle a très bien réussi. Quant à l’humanité, elle n’est pas donnée : elle est à faire.


La religion de Proudhon


Cet article a été rédigé au moment où Jacques Muglioni travaillait aux morceaux choisis de Proudhon,
Justice et liberté, publiés en 1962 aux PUF, dans la collection Les Grands textes.


Texte publié dans La Revue Socialiste, n°132, avril 1960, pages 398-404. 


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Proudhon a tout lu tout seul. Il n’a pas été formé par l’école à l’admiration et à la rigueur. De ce lecteur sans maître qui croit pouvoir tout corriger et qui se donne des peines infinies pour retrouver des idées depuis longtemps formées, l’œuvre sort à peine de la poussière qui recouvre tant d’auteurs de son époque, alchimistes du socialisme et rêveurs incontinents. Son influence sur quelques syndicalistes, il la doit surtout à sa personnalité de militant et à quelques formules mal comprises. Il faut être tombé par hasard sur une page admirable pour soupçonner qu’un génie se cache dans ces volumes inutiles. Alors on prend courage, on cherche ce qu’il veut dire par cette « justice » qui revient presque à chaque page comme un cri dont l’écho ne finit pas. On devine à la source de cette cosmogonie verbale un sentiment plus fort que les mots et qui s’annonce comme une prédication. Cette pensée sans système fait songer à Nietzsche par le goût du scandale et de la contradiction, mais plus encore à Rabelais par la passion inséparable de la pensée, par la violence, le caprice et l’effusion du cœur. Ennemi juré de Dieu et du pouvoir, Proudhon veut d’abord sauver l’esprit du respect. Et s’il a assez d’orgueil pour se croire, il n’est pas assez crédule pour disposer du genre humain. Cet orgueil même explique à la fois qu’il oppose aux plus grands maîtres son opinion dérisoire et qu’il ne renonce jamais à sa révolte première. « Je n’adore rien, pas même ce que je crois ». Il se veut conscience inaliénable, et s’il n’a que trop tendance à dire son mot, c’est qu’il met la liberté du jugement au-dessus de tout système. Il y a du Montaigne, malgré tout, dans ce mauvais lecteur. Se prêter aux autres, mais ne se donner qu’à soi-même, c’est pour lui aussi la règle de vie. Au moins sait-il se reprendre, et, quand le pouvoir un moment l’a séduit, il a la force de dire non. Proudhon est un esprit libre.

Retenons ici cette idée de lui que la religion n’est pas faite pour s’épanouir mais pour mourir, que son dépérissement se confond avec le progrès de l’humanité. Ajoutons aussitôt : la mort purifie pour accomplir, car, dit Proudhon, la révélation de Dieu n’est pas au commencement mais à la fin. Dieu dépouillé des mythes, sans statue et sans inquisition, est une idée vraie conquise par la réflexion séculaire sur le rêve. Mais la religion est de sa propre nature immobile ; cette pensée première de l’homme craint le doute qui déplace le regard et détourne d’adorer. Le mouvement de la pensée n’est donc pas le fait de la religion elle-même ; il s’exerce contre elle, substitue à sa prière la révolte. Penser la religion, c’est donc tout à la fois l’abolir et la sauver — non pas la sauver comme on l’aime d’abord, mais l’abolir comme elle se donne d’abord. Voilà en quel sens Dieu s’en va, en quel autre sens Dieu vient. Mais ce qui reste de la religion première au cœur de l’homme et dans les institutions tend à s’opposer toujours à l’intelligence. Ce qu’en langage politique on appelle réaction n’est autre chose que le vieil homme qui ne veut pas mourir et prend des précautions contre le péril de penser.

Le principe d’autorité, chez les anciens, s’exerçait au nom du destin ; dans le christianisme il s’exerce au nom du salut. Mais c’est toujours la raison d’État qui règle l’emploi du pouvoir. Puisque la justice n’est pas de ce monde, la politique reste l’art de maintenir les privilèges et de s’arranger de l’ordre existant. Elle est faite d’habileté, de violences, d’expédients. Le bon plaisir, imité de la Providence, remplace l’antique nécessité. Il aggrave le mal politique, corollaire de l’aliénation religieuse. On voit donc pourquoi la critique du pouvoir suppose la critique préalable de la religion. Il faut que l’homme reprenne l’initiative, retrouve en soi la source de toute providence et fonde sur sa liberté l’organisation sociale. Le crime de la religion, c’est de consacrer l’inhumain et de justifier l’injustifiable au nom d’une providence étrangère. Si le sens des choses est transcendant, la politique ne peut que se résigner à l’arbitraire et à l’oppression. Toute dictature est, d’une certaine manière, théocratique.

Mais Proudhon ne conçoit pas un humanisme qui justifierait à son tour la terreur politique ni une liberté qui pèserait sur l’homme comme une condamnation. Car le christianisme a bien fait de rabaisser l’orgueil humain. Il ne reste donc plus, maintenant, qu’à relever l’homme de sa chute. La justice est aussi compromise si l’individu n’est rien que s’il est tout, et l’humilité n’est pas plus une vertu que l’orgueil. Ce mouvement pascalien qui rabaisse l’humanité, puis l’élève, conduit à rechercher la formule d’équilibre, la mesure vraie de l’homme. Conservant donc de la religion ce qui mérite de l’être et du gouvernement ce qu’il faut pour permettre le jeu des libertés, la société nouvelle sera préservée des deux vices contraires de toute politique, la démesure et la résignation.

Mais la grande affaire est de reprendre aux mythes l’être aliéné de l’homme. « Dieu en religion, écrit Proudhon, l’État en politique, la Propriété en économie, telle est la triple forme sous laquelle l’humanité, devenue étrangère à elle-même, n’a cessé de se déchirer de ses propres mains ». D’où ces formules de révolte : « Dieu, c’est le mal », « la propriété, c’est le vol »… Mais l’humanité doit retrouver dans le mythe sa propre substance et, s’élevant ainsi à la conscience d’elle-même, préférer l’affirmation à la négation. Athéisme, anarchisme et communisme sont trois négations de l’homme que Proudhon ne manque jamais de dénoncer. Pascal disait de l’athéisme qu’il était la « marque d’une certaine force d’esprit, mais jusqu’à un certain degré seulement ». Sans citer cette pensée, il arrive plus d’une fois à Proudhon de la commenter et, en quelque sorte, de la faire sienne. Bien plus, il note que la société actuelle, vivant d’expédients sur des traditions mortes, échangeant sa liberté contre un destin absurde, est profondément athée. Bref, la révolte ne nie pas les valeurs mais les sauve. Passion du cœur qui s’indigne de les voir méconnues ou opprimées, la révolte vaut mieux que la révolution. Car elle ne détruit rien, elle ne promet rien, elle ne trompe personne. La révolte est la conscience même.

Dans ces conditions on s’étonnera moins de cette continuelle volte-face qui est toute la méthode de Proudhon. La religion désespère l’homme, mais ce que l’homme cherche en elle et qu’il appelle Dieu, c’est lui-même. Il convient donc à la fois de la combattre et de la réaliser. De même tout pouvoir opprime le citoyen ; mais ce que le citoyen cherche dans le prince, c’est encore lui-même, c’est-à- dire la liberté. « Le problème, dit Proudhon, n’est pas de savoir comment nous serons le mieux gouvernés, mais comment nous serons le plus libres ». Enfin la propriété est l’exploitation de l’homme par l’homme, mais ce que le travailleur cherche dans la propriété, c’est l’identité du travail et du capital et sa propre reconnaissance. Ainsi se découvre dans la fiction de Dieu la profondeur humaine du sentiment religieux, dans la fiction du gouvernement l’image renversée de la liberté politique, dans la fiction de la propriété le sens de la liberté personnelle et du travail.

Comme Lucrèce. Proudhon ne tarit pas sur les crimes de la religion. Il les juge, il les dénonce à la manière d’une âme qui a cessé d’être sous le charme. Comme Marx, il ne sépare pas la religion de la société et il rend celle-là solidaire des crimes de celle-ci. Mais comme Comte il retient ce qu’elle a de positif. En définitive rien n’est perdu et Proudhon se sent le cœur de célébrer la religion à sa dernière heure. Berceau des sociétés, c’est en elle que se sont noués les liens humains. Elle fit l’unité des peuples en leur inspirant les mêmes prières et en les conviant aux mêmes fêtes. Elle découvrit aux hommes le génie des arts, la noblesse du travail, le sens de la souffrance et de l’amour, la chasteté qui arrache la femme à l’état de nature, c’est-à-dire à la prostitution. La religion a créé des types humains qui ne passeront pas. Non seulement la science n’y ajoutera rien, mais peut-on être assuré qu’elle entretienne une foi à laquelle il restait encore à produire ses œuvres ?

Proudhon n’est pas voltairien. S’interrogeant sur un fait religieux, par exemple le dogme du péché originel, il inaugure, comme Comte, la méthode qui sera celle d’Alain dans Les Dieux. Moins attentif à ce qui contredit le fait qu’à ce qui lui donne un sens, il ne se contente pas de condamner les superstitions et la vanité des rites, mais par une analyse positive il cherche « le surnaturalisme dans la nature, le ciel dans la société, Dieu dans l’homme ». Prendre au sérieux tous les signes que fait l’homme, telle est la seule règle pour une philosophie de la religion.

Or le péché originel n’est rien que la « fausse conscience », accompagnée de remords, l’aliénation du cœur, l’antagonisme en l’homme. La jouissance n’est pas l’amour ni la propriété possession vraie. La peine n’est pas plus le travail que l’ivresse n’est la joie. Le mal est un état de séparation, d’hostilité, d’isolement dans l’homme et dans la société. Mais, comme le mal n’est pas plus transitoire qu’il n’est absolu, la conciliation sera l’œuvre toujours reprise de la philosophie et de la révolution. Car ni l’individualisme, fait primordial de la nature, ni l’association, son terme complémentaire, n’est en soi un bien. Et, à la différence de Hegel, Proudhon ne prétend pas résoudre les contradictions. Plus près d’Héraclite, ou, si l’on veut, plus soucieux de la mesure, il conserve au devenir la tension et la vie. Il n’y a pas de dépassement, de sorte que la dissidence et l’harmonie ne sont pas deux périodes distinctes de l’histoire, mais « deux faces de notre nature, toujours adverses, toujours en œuvre de réconciliation, mais jamais entièrement réconciliées ».

Or si la justice est une force en nous, on ne saurait voir dans l’inclination au mal, pourtant réelle, un défi radical. En fait Proudhon accorde trop à la société pour pouvoir condamner la nature, de même qu’il est trop attaché aux institutions de la justice pour croire assez à la loi d’amour. Il semble qu’il n’ait pas le sens du péché et qu’il se donne parfois du christianisme une image un peu simpliste, comme lorsqu’il ne voit dans la prédication de Jésus qu’un appel a la conscience. D’autre part il ne peut se défendre tout à fait contre l’optimisme de son temps, qui croyait renouveler à sa manière le messianisme et voyait dans la solution des contradictions historiques l’assurance d’une parfaite rédemption. Cependant Proudhon ne met pas, comme fait Comte, dans un état définitif du savoir le terme de tout progrès humain, et il ne prétend pas, comme Hegel, que l’histoire effacera ses cicatrices dans un total accomplissement. II a suffisamment d’inconséquence, c’est-à-dire de liberté, pour échapper aux systèmes et pour ne pas croire qu’il y ait une fin de toutes les pensées. Il ignore surtout cette frénésie du dépassement et cette bonne conscience chirurgicale qui autorisent tant de philosophes et de politiques, en notre temps, à mutiler l’homme. Car si le mal n’a pas de solution définitive, le penseur doit garder au cœur assez d’indignation pour recommencer sans cesse sa méditation du monde.

Cette réflexion sur le mal, Proudhon devait l’achever par une analyse de la grâce. Il est trop vrai que l’homme ne peut rien sans quelque secours. Que pourrions-nous sans l’expérience, l’industrie, la science et l’art ? Que ferait l’intelligence sans le langage, la volonté sans les institutions qui la soutiennent et lui donnent ses règles ? La liberté ne périt donc pas d’être secourue, mais il lui faut s’exercer d’abord. C’est par l’exercice du corps et de l’esprit que se montre la « grâce actuelle » qui favorise les passions d’ordre, la « grâce efficace » par laquelle la volonté se porte avec allégresse et amour au bien, grâce essentiellement « prémouvante », car sans elle l’homme n’est capable d’aucun bien. Laissons dire ici Proudhon : « Ainsi que le tyran dépeint par Platon, qui fut, lui aussi, un docteur de la grâce, l’homme porte en son sein mille monstres, que le culte de la justice et de la science, la musique et la gymnastique, toutes les grâces d’occasion et d’état, doivent lui faire vaincre ». Telle est donc l’éducation, cette grâce qui élève l’homme, le conduit et le rend libre.

Il est assez clair que Proudhon n’a pas voulu détruire la religion ni même cherché à lui faire sa part. Sa pensée est, dans sa totalité, une réflexion sur la religion. Obsédé par elle, il mêle dans la même page les cris de guerre et les accents de reconnaissance. Mais, au-delà d’une rhétorique un peu facile, se dessinent deux mouvements distincts. D’abord le progrès de la pensée rend caduques les croyances de la tradition. Incompatible avec la science, l’imagerie religieuse est incapable désormais de soutenir la foi des hommes. Mais, comme l’avait vu Comte, son sens demeure, purifié. Par exemple, l’image de la vierge-mère garde une valeur exemplaire dans une société dont le désordre économique et mental entraîne la dissolution des mœurs. Cette parenté entre la méditation de Proudhon et celle de Comte sur la femme et le mariage atteste leur dette commune envers le christianisme.

Mais s’il est vrai que le progrès conserve ainsi le meilleur, si l’unique et perpétuelle révolution de l’histoire consiste moins dans une mutation que dans une libération, la vérité doit être cherchée non plus à la fin, mais au commencement. On comprend là cette passion qui porte Proudhon à scruter sans cesse les origines du christianisme. Son zèle indiscret, et peut-être son goût de l’hérésie, va jusqu’à ajouter à la légende lorsque, par exemple, il imagine Jésus survivant au supplice et guidant les premiers pas d’une église clandestine. C’est qu’il veut retrouver la source pure des souillures de l’histoire, c’est-à-dire l’émotion religieuse dépouillée des systèmes, des ornements et des sophismes. Il voit à l’origine du messianisme l’idée révolutionnaire. Que la terre promise soit dans le cœur de l’homme, c’est ce qu’a oublié plus d’une fois une humanité rendue étrangère à elle-même. L’histoire n’est donc qu’un détour. Et, quand, invectivant l’« Église adultère », Proudhon remonte aux origines du christianisme comme pour retrouver une source abandonnée, on songe à Rousseau allant quérir son modèle politique dans les sociétés pures et statiques, antérieures au progrès, c’est-à-dire à l’histoire. Ils cherchent l’un et l’autre un principe de communion. Bien plus, l’anticléricalisme de Proudhon tend non pas à détruire, mais à purifier l’idée d’église. Que l’homme cesse d’être l’image renversée et affaiblie de Dieu, son double étranger, son aliénation, que la religion devienne la substance du peuple, alors le socialisme peut réaliser l’antique message, réconcilier l’humanité avec elle-même et la rendre à l’innocence.

Ce qui sauve cet optimisme si éloigné de ce que nous pouvons penser aujourd’hui, c’est le sentiment, souvent exprimé par Proudhon et plus ferme que tous ses discours, d’appartenir au monde et à son temps. S’il veut refaire la religion et la société, c’est par la pensée d’abord, pour se rendre intelligible et pour aimer le monde présent. Il ne songe nullement à une dialectique de la puissance, car « il n’est puissance qui ne puisse être vaincue par une autre ». Cette mécanique élémentaire contient toute la sagesse ; elle reconnaît l’esprit non dans les triomphes de l’histoire, mais sur le visage de Jésus mourant. Proudhon n’est donc pas de ceux qui disent : je ne suis pas de ce temps ni de ce pays, et qui ne peuvent penser à la justice, qu’en méprisant les hommes vivants. Marx veut changer le monde et sa postérité historique verra dans la terreur la condition d’un monde à naître. La pensée révolutionnaire est d’abord dévastatrice ; elle construit ensuite sur le désert une cité dont on ignore d’avance si elle aura un visage. Proudhon au contraire est fidèle à la terre et aux signes présents de l’homme. Il cherche le sens du monde comme une patrie perdue, mais qui se laisse deviner dans le désordre et même des institutions et des êtres. Au fond de sa révolte, il y a un consentement secret qui le préserve de haïr et qui le persuade que l’humanité sera sauvée non pas du dehors, mais du dedans. Bref, deux défauts disqualifient Proudhon comme révolutionnaire : la tendresse humaine et l’ironie. Sachant que la réforme des structures sociales ne dispense pas de la moralité individuelle, il ne spécule pas sur l’avenir. Il ne renonce pas au secours fabuleux de l’immortalité pour justifier ensuite le présent vécu par le futur. L’homme vraiment libre « se place volontairement dans le crépuscule in tenebris et in umbra mortis ». Il sait qu’il n’y a pas de lendemain. « Que je meure pour l’éternité, mais que du moins je sois homme, pendant une révolution de soleil ».