nécessité

D'abord décréter l'homme

Billet n°12 – 15 mai 1959. Version pdf.

Nous voyons que le monde nous ignore à bien des signes qui ne trompent que les enfants. C’est pour avoir méconnu cette vérité qu’on a commenté jadis avec tant de passion le tremblement de terre de Lisbonne. S’il y avait une providence, ses desseins seraient vraiment impénétrables. Mais s’irriter contre cette marâtre nature, c’est encore lui prêter un projet, une liberté qu’elle n’a pas. On ne peut s’indigner non plus de ce que le monde ne se soucie pas des hommes, de ce que nous ne pouvons pas attendre de lui secours et compréhension. Cette révolte trahirait une revendication insensée, un enfantillage. Il faut comprendre enfin que le monde ne nous veut rien, ne veut rien. Ce silence du monde, terre et ciel, Pascal s’en effrayait. Comment se consoler de n’être pas Dieu et, peut-être, qu’il n’y ait pas de Dieu ? C’est difficile, car l’homme enfant est d’abord Dieu, entouré, choyé, au centre de tout. Cette habitude pervertit encore le jugement du vieillard.

La nature n’est donc pas injustice, mais nécessité. La souffrance, la maladie, la mort signifient d’une part que nous ne comptons pas plus que des choses, d’autre part que nous ne nous en consolons jamais. Nous tenons là une des sources de la religion qui veut nous réconcilier avec le monde par le sentiment. Mais les plus forts ont inventé la sagesse qui nous commande d’abord d’accepter le monde en le pensant selon le vrai. Toutefois, si l’âme stoïque est grande, elle ne connaît pas encore l’homme. Bien plus, elle prend désespérément contre soi le parti de la nature. Cette résignation nous touche sans nous saisir.

Il faut donc opposer ce refus qui fait l’homme grand, face à la nature qui l’ignore. Il faut opposer au règne de l’aveugle nécessité celui de l’homme qui refuse de prendre modèle sur la nature homicide et de traiter son semblable, comme elle le fait, par le mépris. Mais qui prouvera ce pouvoir de l’homme et qui le justifiera ? Car toute l’histoire contredit la raison solitaire. Elle nous offre le constant spectacle de l’oppression et de la guerre qui n’ont certes pas l’innocence des catastrophes naturelles. Elle nous persuade que le mal profond, le mal haïssable vient des hommes et non des choses. Mais cela suffit bien, car qui répand le mal peut seul le conjurer. Or ici point de preuves ; il faut vouloir. Les faits ne parlent pas – ou parlent trop – et les raisonnements sont débiles. Décréter l’homme est un acte du cœur. Ce sublime décret, cette foi inexplicable commande tout.