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À l'occasion de l'entrée en vigueur du nouveau programme

Ce texte ainsi que Définition des finalités et des objectifs de l'enseignement philosophique qui le reprend en partie, sont l'exposé de l'idée de la philosophie et de son enseignement qui a présidé au travail de Jacques Muglioni comme professeur et comme inspecteur.

Texte publié dans : 

  • Revue de l’enseignement philosophique, 25e année, n°1, octobre-novembre 1974, pages 44 sq.

  • L’école ou le loisir de penser, CNDP, 1993, L’enseignement philosophique, pages 92-99 (absent de la réédition, Minerve, 2007).

Texte adopté : L’école ou le loisir de penser, CNDP, 1993



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Exposé de M. l’Inspecteur général Muglioni radiodiffusé le 3 octobre 1974 au cours de la première de la série d’émissions destinées aux professeurs de philosophie et inscrites au programme de l’O.F.R.A.T.E.M.E. pour l’année scolaire 1974-1975. 


Les professeurs de philosophie expérimentent depuis quelques jours, dans toutes les classes terminales des lycées, un programme entièrement rénové. L’an dernier, presque jour pour jour, j’ai présenté les grandes lignes de ce qui n’était encore qu’un projet. Le texte du programme devait paraître au Bulletin Officiel moins d’un mois plus tard et, depuis lors, nous n’avons cessé de multiplier réunions et stages, au cours desquels nous avons pu amplement débattre ensemble des questions soulevées par cette rénovation. Nous aurons donc eu, les uns et les autres, tous les délais de réflexion souhaitable, d’abord pour dégager les principes directeurs du programme en projet, ensuite pour en étudier le texte et en prévoir la mise en œuvre. Pourtant cette réflexion doit se poursuivre : lors des entretiens que nous aurons dans les prochains mois et à l’occasion de rencontres collectives, nous examinerons les questions ou les difficultés que l’entrée en vigueur du nouveau programme peut susciter dans la pratique quotidienne de l’enseignement. C’est donc dans l’intention de préparer ces échanges de vues que je consacrerai cet exposé à ce qui, en ces premiers jours de l’année scolaire, a valeur d’inauguration.

Et, puisque l’inspection générale de philosophie, selon un usage désormais établi, s’adresse, en ce début d’année, à tous les professeurs de philosophie, qu’il me soit permis de dire l’attention que paraît, à nos jeux, mériter la mise en place du nouveau programme. En effet, il ne s’agit plus seulement, cette fois, d’allégement, encore moins d’amputation, mais d’une refonte complète visant à rénover en profondeur et à stimuler l’enseignement philosophique, à lui permettre ainsi de faire la preuve éclatante de sa vitalité, de sa capacité de progrès, de son actualité. Ce faisant, l’enseignement philosophique entend certes qu’il a besoin de dispositions propres à lui garantir, au terme des études secondaires, non seulement une existence de principe (cette institution, notent les Instructions de 1925, n’est plus discutée aujourd’hui et n’a jamais été battue en brèche que par les gouvernements hostiles à toute conception libérale), mais encore des conditions d’existence sans lesquelles il ne pourrait pas remplir de façon efficace sa fonction formatrice. Mais cette fonction, il lui appartient – il nous appartient à tous – de la définir, de reconnaître les exigences fondamentales auxquelles elle répond, de dégager les règles sûres de son exercice.

La philosophie vise à porter la réflexion jusqu’aux limites de la lucidité dont l’esprit humain est capable, c’est-à-dire à lui permettre d’atteindre le plus haut degré de liberté. La réflexion philosophique se reconnaît à ce qu’elle ne se repose jamais sur un savoir déjà constitué et ne laisse aucun concept, aucune thèse, aucune doctrine à l’abri de l’examen critique. Cette liberté d’examen est l’âme même de l’enseignement philosophique. Elle exclut toute limite assignée d’avance au mouvement de l’analyse et ignore les préjugés qui maintiendraient certains sujets, pour quelque raison que ce soit, hors du champ de la réflexion. Cette liberté est absolue en ce sens que la pensée philosophique n’admet l’hypothèque d’aucun dogme et ne reconnaît aucune autorité, qu’il s’agisse de la science, de l’État ou de toute autre instance dont la compétence ou les prérogatives relèvent d’un ordre qui n’est pas le sien. Telle est donc la liberté du professeur, liberté de style, mais aussi d’initiative quant à l’itinéraire intellectuel qu’il entend suivre, de choix quant à l’orientation de ses analyses ou aux conclusions qu’il croit pouvoir tirer. Telle est, corrélativement, la liberté de l’élève, sans doute dans l’expression de sa pensée, mais plus profondément dans le processus de formation de cette pensée même, ce qui exclut l’exposé unilatéral d’une doctrine toute faite ou l’affirmation de certitudes univoques qui dispenseraient une bonne fois du libre examen. Il s’agit bien d’une liberté positive, capable d’entreprendre une œuvre constructive et de la conduire jusqu’à son terme, et surtout assez vigilante pour maintenir toujours actif le caractère fondamental de recherche, d’interrogation, d’incessante mise en question des conclusions mêmes qui est la marque à la fois de la philosophie et de son enseignement. Le corollaire ou plutôt le signe de cette liberté est donc le refus du dogmatisme et, plus encore, de ce souci d’influence qui, à travers les pensées ou plutôt les paroles, viserait à gouverner les volontés et à régir les actions. Liberté et réciprocité sont donc bien des principes qui justifient l’enseignement philosophique comme tel, c’est-à-dire comme institution.

Mais s’il est libre de façon aussi fondamentale, comment l’enseignement philosophique peut-il admettre, voire requérir un programme ? L’obligation d’étudier un certain nombre de notions déterminées et d’œuvres philosophiques choisies dans une liste limitative d’auteurs n’est-elle pas exactement contraire à la liberté reconnue à la réflexion ? La question ne se pose guère aux enseignements scientifiques, par exemple, trop évidemment soumis aux exigences d’une progression régulière dans l’acquisition des connaissances et la pratique des exercices, sans compter la sanction des applications qu’ils sont censés un jour ou l’autre rendre possibles. Il en résulte que les enseignements scientifiques et technologiques, dont la pédagogie n’est pas non plus sans poser des problèmes, sont finalement à l’abri d’extravagances persistantes qui les discréditeraient à coup sûr dans l’opinion. C’est que tout enseignement doit ainsi faire la preuve qu’il est communicable et qu’il peut, par suite, être utile au public. Il ne saurait donc exister, dans l’ordre commun de l’institution, un droit d’enseigner selon sa fantaisie. Ni la spécialisation des compétences, ni les préférences doctrinales, a fortiori l’humeur, ne donnent le droit incontrôlable de subordonner l’enseignement à des convenances personnelles. Un professeur n’est pas non plus chargé (et par qui le serait-il ?) de transmettre un message, de délivrer un témoignage, si authentique soit-il ou si essentiel à ses yeux.

La tentation charismatique est une des plus graves perversions de l’enseignement, car qui se croit une mission trahit sa fonction. Or celle- ci relève d’une déontologie dont l’un des principes est qu’il doit être possible de savoir d’avance ce qui sera enseigné sous couvert soit des mathématiques, soit de l’histoire, soit de la philosophie. Le programme doit donc être, pour ainsi dire, affiché à la porte de la classe et être le même pour tous, comme une charte qui garantit la liberté même.

Nous n’ignorons pas que le nouveau programme, qui a été généralement bien accueilli, a fait plus rarement l’objet de réserves d’ailleurs contradictoires. Les uns le trouvent trop contraignant, d’autres s’inquiètent de ses lacunes ou de ses ambiguïtés. Autoritarisme ou laxisme ? Il faudrait s’entendre. Qui songerait à dicter une philosophie, à supposer qu’il existât une philosophie qu’on pût apprendre, ou encore à prévoir le détail des questions, l’ensemble de leurs implications, l’ordre irréversible de leur étude ? Tout cela relève de l’initiative du professeur, de sa culture et de son style. Un enseignement se construit, une classe se conduit. Inversement, peut-on concevoir un enseignement sans contenu ou dont le contenu serait à la discrétion de chacun, comme s’il n’avait pas besoin d’être reconnu par autrui et de subir ainsi l’épreuve de sa validité ? Une classe n’est pas une chapelle réservée à des rites ésotériques, mais le lieu où se transmet un savoir, s’édifie une culture, se donne une formation. Aucun enseignement ne pourrait durer dans l’arbitraire. C’est pourquoi il est essentiel que les professeurs de philosophie approfondissent en plein accord certains exigences fondamentales et définissent un terrain commun comme assise nécessaire d’une formation. Ces conditions ne sont pas exigibles – tant s’en faut – du seul enseignement philosophique, mais elles s’imposent à lui avec d’autant plus de force que la pensée philosophique elle-même implique des options et des divergences qui, dogmatiquement suivies, contrediraient les fins de l’enseignement.

L’enseignement philosophique a donc pour condition l’ensemble des exigences philosophiques et pédagogiques capables d’accueillir toutes les différences de style et toutes les divergences doctrinales, parce que d’abord elle les fonde.

Quelque discipline qu’il enseigne, un professeur qui accueille ses élèves doit pouvoir compter sur l’acquis de leur formation, un examinateur doit savoir quelles questions il peut poser et quels critères suivent ses jugements. Un nombre croissant de professeurs nous demandent de rédiger des instructions et de donner des directives. Mais des instructions, par exemple, qui renouvelleraient celles de 1925 – et nous pensons qu’en effet elles seraient utiles – supposent elles-mêmes un consensus attestant que l’enseignement philosophique répond effectivement à une exigence d’ordre institutionnel. Et, loin d’être propre à la philosophie, cette difficulté affecte aujourd’hui, à des degrés divers tous les enseignements. Il ne s’agit donc pas de savoir si la philosophie peut ou non s’enseigner, s’il existe une fin de la philosophie etc., autant de problèmes spéculatifs qui certes intéressent, au même titre que d’autres, le philosophe et peuvent faire ainsi l’objet d’un enseignement. Mais l’enseignement lui-même n’est pas un problème spéculatif ; il est une pratique qui implique une responsabilité. Et pour se mettre d’accord sur le contenu ou la méthode de leur enseignement, les professeurs de philosophie n’ont nul besoin d’une définition de la philosophie. Les mathématiques, dont le prestige est parfois si encombrant, se préoccupent aussi peu qu’on voudra de se définir elles-mêmes. La définition de la philosophie n’est donc pas un préalable de l’enseignement philosophique, c’est éventuellement une question du programme ; une question, parce que précisément nous avons des conceptions différentes de la philosophie et que c’est aussi l’un des traits distinctifs de la philosophie que de pousser la rigueur jusqu’à s’interroger sur elle-même. Mais nous n’avons pas le droit de ne pas être d’accord sur ce qu’est et sur ce que poursuit l’enseignement philosophique qui intègre justement nos divergences sur la définition de la philosophie. Osons dire que le doute, méthode philosophique par excellence, ne vaut rien en pédagogie, qui n’est pas d’ordre spéculatif, mais directement pratique. On s’interroge sur des questions ; or l’enseignement n’est pas une question, mais une fonction. Et nul n’est obligé de la remplir.

On voit donc que le programme, charte d’un enseignement dont la liberté hors de toute règle cesserait d’être garantie, n’est pas chose futile. En d’autres temps, il fallait inciter certains professeurs à ne pas suivre trop docilement la lettre du programme, c’est-à-dire à faire preuve d’initiative et d’originalité. Aujourd’hui au contraire, on est parfois tenté de rappeler que le programme énonce une diversité de notions entre lesquelles il est exclu de choisir, ou que, si le programme invite à choisir – parmi des auteurs, par exemple – c’est selon des règles qu’il serait ruineux et pour les élèves et pour la communauté enseignante de ne pas suivre. D’ailleurs, le programme lui-même – et c’est peut-être le signe principal de sa nouveauté – comporte en toutes ses déterminations un principe de choix : choix de l’ordre et du groupement des notions par thèmes fondamentaux, choix des questions d’approfondissement et de leur délimitation, choix non seulement des auteurs selon certaines règles destinées à éviter des excès trop évidents, mais des œuvres elles-mêmes dont aucune liste n’est imposée. Allégement, simplification et assouplissement devraient avoir pour effet de rendre à la notion de programme sa valeur et son actualité, puisqu’ils tendent à institutionnaliser et à garantir la liberté.

Mais si le programme propose – assez généreusement, semble-t-il – des choix souples et variés, il ne laisse pas le choix d’enseigner autre chose que la philosophie. Car le nouveau programme de l’enseignement philosophique est, plus résolument que jamais, un programme de philosophie. Il invite à une interrogation radicale sur les fondements et les limites du savoir et sur les fins de l’activité humaine. Sur le plan théorique, la philosophie se distingue des sciences en ce que ses préoccupations ne sont pas situées dans une seule discipline, mais qu’elles en recouvrent plusieurs ; et surtout en ce que sa recherche ne vise pas à répéter l’argument de validité dont se prévaut le discours scientifique, mais entreprend une critique de la connaissance qui n’entre dans le projet d’aucune science constituée. Sur le plan pratique, la philosophie se distingue de l’engagement politique ou moral en ce qu’elle a pour tâche d’expliciter les principes ou les valeurs dont se réclament les actions humaines, plus encore de montrer qu’ils font problème et requièrent une justification. En conséquence, toute leçon de philosophie comporte la position d’un problème, l’élucidation des concepts qu’il implique, la recherche, constamment interrogative, d’une solution. Un exposé sans problématique ou dépourvu d’analyse conceptuelle serait absolument étranger à l’enseignement philosophique et contredirait l’idée même de philosophie.

Il est donc souhaitable que le titre de la leçon soit constitué par une notion, une question ou un énoncé explicitement philosophiques. Cette exigence doit être d’autant plus active que le sujet porte sur des concepts ou des contenus qui ne sont pas en eux-mêmes philosophiques, comme c’est le cas notamment en épistémologie. Les élèves, même et surtout ceux des classes scientifiques, manifesteraient peu d’intérêt pour une spéculation sur les sciences qui leur apparaîtrait comme le double emploi inutile et incertain de ce qu’ils pratiquent ailleurs avec une efficacité incontestée. Comment éviter l’écueil ? Le nouveau programme montre clairement qu’il ne peut être question d’une présentation encyclopédique ou d’une simple description méthodologique des sciences enseignées. Sa formulation est, sur ce point, explicite. « Théorie et expérience », par exemple, c’est l’indication d’un problème qui ne peut se traiter au moyen d’informations plus ou moins abrégées ou inexactes. C’est une question dont la signification et l’enjeu philosophiques doivent, dès le départ, apparaître en pleine lumière. Et ce serait proprement impossible sans référence aux grands modèles de pensée qui ont institué cette question. D’où le rôle des textes majeurs, c’est-à-dire de ceux qui comptent parce qu’ils sont des événements dans l’histoire de la pensée. D’où également la liaison nécessaire de questions en apparences particulières avec un thème essentiel comme « la connaissance et la raison », ou avec la notion de vérité qui invite la réflexion à une recherche plus étendue. En suivant fermement cette voie, on ne risque plus de démarquer médiocrement l’enseignement scientifique. Faut-il encore rappeler les ressources de l’histoire des sciences, qui est une conquête philosophique, et la prudence de recourir toujours aux exemples les plus simples sur lesquels – l’histoire de la philosophie en porte témoignage – se sont toujours jouées les questions décisives ? Pour peu qu’ils fassent confiance à leur culture propre, les professeurs de philosophie n’ont pas à craindre d’être inférieurs à leur tâche. C’est à cette culture, en effet, qu’ils doivent d’être en mesure de poser les vrais problèmes. Et il n’est pas de déception en pédagogie pour qui garde le souci de l’essentiel.

Cette constante référence à une culture renouvelée par la fréquentation assidue des grands auteurs permet seule de poser en termes philosophiques les questions qui hantent l’actualité. L’indispensable information, en effet, ne prend sens qu’à la condition d’être appelée par une problématique, sans quoi l’exposé uniforme de la linguistique ou de la psychanalyse, par exemple, n’a plus aucun rapport avec un projet de réflexion. L’implacable sérieux du conformisme tend à soustraire à l’examen critique ce qui en soi fait question et vide ainsi de leur intérêt les sujets les plus passionnants. À qui fera-t-on croire que des élèves puissent se passionner, des semaines ou des mois durant, pour les répétitives tribulations de la libido, sans que jamais soit interrogée une notion, sans que jamais surgisse une question ? Que la notion freudienne d’inconscient entre en conflit avec la conception cartésienne de la conscience, que la psychanalyse confirme ou réfute les analyses platonicienne ou hégélienne du désir, ce sont des questions qui supposent une culture philosophique, faute de quoi la curiosité se perd dans l’anecdote ou s’épuise dans un dogmatisme sommaire. C’est bien ce que nous voulons dire quand nous rappelons que toute leçon, quels qu’en soient le sujet ou l’occasion est une leçon de philosophie. Telle est encore la raison pour laquelle, dans le nouveau programme, les notions sont assemblées selon leurs affinités et rattachées à des thèmes fondamentaux de réflexion. Ces groupements ne sont proposés qu’à titre d’exemples et il suffit que toutes les notions soient finalement examinées, mais le programme invite à former de tels groupements et à en fournir, au cours des analyses, la justification philosophique. Enfin le dernier thème de réflexion proposé : « Anthropologie. Métaphysique. Philosophie » suggère une référence permanente pour l’ensemble du cours et des exercices, même s’il fait l’objet, par ailleurs, d’une étude distincte et explicite. Que ce thème, qui invite à une réflexion d’ensemble sur la signification de la philosophie soit proposé à toutes les classes terminales témoigne, s’il en était besoin, de l’unité d’intention dont le programme s’inspire.

Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer ensemble d’autres aspects du nouveau programme, notamment les questions au choix dont l’étude est inséparable du programme fondamental de notions, et surtout l’étude suivie des œuvres philosophiques, qui est destinée à stimuler la réflexion, à lui fournir à la fois une assise et des modèles. Nous y reviendrons à loisir lors de nos réunions et de nos stages. Mais je voudrais répondre une nouvelle fois au vœu d’un nombre croissant de professeurs qui nous pressent de rappeler fermement les dispositions fixant pour l’oral du baccalauréat le nombre des œuvres présentées et les modalités de leurs choix. Le respect de ces dispositions est essentiel à l’objectivité de l’examen. Des fragments épars, des œuvres mutilées, des textes non philosophiques ou arbitrairement choisis font douter de la culture et de la formation d’un candidat. Il est loisible de puiser aux sources les plus diverses, et là encore le programme sollicite l’initiative ; reste cependant une culture et une formation communes que ne doivent compromettre ni la désinvolture ni la négligence. Par delà les conventions, limites ou lacunes inévitables d’un programme, il est des exigences qui ne sont point arbitraires. Ainsi les auteurs, les œuvres philosophiques dont la fréquentation est essentielle à la formation des élèves en classe terminale sont peu nombreux et, en principe, bien connus. Quant à l’intérêt des élèves, il ne dépend ni de la mode ni de « motivations » éphémères, mais de la sagacité et de la conviction avec lesquelles l’étude est conduite. Aujourd’hui comme hier, les classes heureuses sont celles qui travaillent et se sentent fermement sollicitées par l’exigence philosophique.

J’ai proposé, en ce début d’année, quelques thèmes de réflexion que me paraît appeler l’entrée en vigueur du nouveau programme. Cette réflexion, que nous allons poursuivre, est l’affaire de tous les professeurs de philosophie dont nous connaissons bien les charges souvent lourdes, les difficultés diverses mais réelles, l’inquiétude parfois légitime. Alors que se prépare une réforme et peut-être des changements profonds dont nous ne savons pas encore si les répercussions sur l’enseignement philosophique lui seront dommageables ou bénéfiques, on peut être tenté d’estimer dérisoire l’intérêt porté à un programme dont l’avenir n’est pas assuré. Mais nous n’ignorons rien des risques encourus et nous apportons une attention extrême aux changements annoncés. Il est essentiel que, quels que soient ces changements, l’enseignement philosophique trouve les structures d’accueil qui lui permettront de remplir, avec plus d’efficacité que jamais, sa fonction d’éducation. Nous continuerons naturellement d’informer à ce sujet les professeurs et de les consulter. Mais, quelles que soient les nouvelles formes institutionnelles et les modifications de programme qu’elles pourraient entraîner, les principes directeurs du programme actuel traduisent bien l’orientation de l’enseignement philosophique. Il importe donc d’entreprendre, à l’occasion de sa mise en vigueur, une recherche commune et convergente qui contribue à approfondir le rôle fondamental de la philosophie dans l’éducation. L’intérêt et l’urgence de cette tâche ne peuvent échapper à aucun professeur de philosophie conscient d’appartenir à une communauté garante et de son effort personnel et de sa vocation.


L'histoire et la vérité

Texte publié dans La Revue Socialiste, n°90, octobre 1955, pages 312-312.

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Méditer sur l’histoire, c’est être inquiet du présent. Méditation impure puisque le savoir s’y veut la condition d’un pouvoir et même le serviteur d’un devoir. Mais la connaissance est-elle jamais autre chose qu’un moyen ? Quelle contemplation est si pure qu’elle écarte même l’arrière-pensée d’une action ? Ainsi la question est double. Comment l’histoire peut-elle être l’objet d’un savoir si elle n’a de sens que par notre vie, si elle n’est pas comme la nature une réalité indépendante de nous ? En d’autres termes comment peut-elle échapper au caprice des opinions, puisqu’il n’y est question que de nos idées et de nos passions ? Ce qui nous touche de si près peut-il subir l’épreuve impitoyable de la vérité ? Inversement comment notre morale et notre politique peuvent-elles s’appuyer sur l’histoire ? Cette seconde question suppose elle-même qu’il y. ait une vérité de l’action ou, si l’on veut, qu’un savoir méthodique puisse devenir la règle d’une action efficace. Mais on voit aussitôt les deux questions se confondre. Car si l’histoire est moins séparable de l’historien que la physique n’est indépendante du physicien, c’est que le projet d’écrire l’histoire est gouverné par l’idée préalable que l’historien se fait de lui-même, c’est-à-dire de l’homme. Cette vision commande l’œuvre historique et la marque comme œuvre d’art plus sûrement encore que comme démarche scientifique. Si, d’autre part, la justification de cette entreprise, c’est « l’homme et les valeurs qu’il découvre ou élabore dans ses civilisations », l’historien doit chercher non pas la vérité d’un objet étranger, mais un sens qui le concerne lui-même dans sa vie et dans son présent. Faut-il comprendre ainsi que ce qu’on nomme la dialectique de l’histoire puisse succomber à des événements contemporains et que ses aventures soient seulement le reflet littéraire d’avatars politique ? Ou que la dénonciation de l’histoire et de ses fictions soit un moyen de préserver une réalité qu’on s’est lassé de juger ? Mais une analyse lucide de l’histoire, loin d’avoir, pour fin inéluctable de justifier une trahison politique, peut avoir aussi pour effet d’approfondir une fidélité.

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Plusieurs écueils menacent la pensée historique. D’abord un réalisme naïf par lequel on feint de croire à l’évidence première des faits. Marrou illustre bien cette illusion de pouvoir atteindre les choses elles-mêmes en transposant dans le langage physico-mathématique un récit historique bien connu : l’assassinat de César par Brutus. Il ne manque pas, assurément, l’effet comique, en substituant à l’énoncé banal de la date un repérage abstrait et en expliquant la mort de César par la force vive des poignards. Encore ne faut-il pas oublier que si les concepts de la physique sont ici déplacés, ils ne vont pas non plus d’eux-mêmes dans le domaine qu’ailleurs ils décrivent valablement. Nous savons depuis Kant qu’il n’y a pas de faits indépendamment de certaines conditions antérieures à toute expérience et que cette servitude, qui rend possible et limite à la fois l’acte de connaître, ruine à jamais l’espoir d’atteindre la réalité par simple intuition. Donc en histoire, chercher ce que l’événement fut en soi n’a aucun sens.

De plus il est impossible de définir les idées directrices de l’observation historique aussi clairement que dans d’autres sciences : ainsi la notion de dictature, sénat, conspiration, ambition, liberté,... qui n’ont de sens que pour un homme ayant une riche expérience de la vie privée et publique. Le devoir de l’historien n’est pas de s’en débarrasser car il se priverait ainsi de toute espèce d’intelligibilité, mais plutôt d’en contrôler et d’en adapter l’usage. Ces notions ne sont pas disqualifiées parce que subjectives. Il y a, comme on l’a dit, « une bonne et une mauvaise subjectivité ». On peut dire aussi qu’il y a une bonne et une mauvaise objectivité. Comment vouloir sérieusement comprendre par l’état des forces productives les idées de Saint-Just sur la vertu ? Car si l’histoire a pour fin de décrire les hommes et leur vie, elle ne peut refuser, par souci de pureté scientifique, tout ce qui intéresse l’homme dans sa vie.

Dira-t-on qu’une science n’a pas à restituer l’apparence vécue par l’homme avant que le savoir même ne s’institue ? Ainsi l’astronome n’a aucune nostalgie pour le soleil à deux cents pas. Il explique plutôt la perception commune comme une illusion nécessaire. Toutefois, par cette explication rationnelle il ne la ruine pas comme croyance. Bien plus, il n’oublie pas qu’il est parti de cette perception et qu’il doit y revenir chaque fois qu’il veut vérifier son système. Donc la perception commune n’est pas seulement contenue comme apparence explicable dans le savoir de l’astronome, elle est encore la condition première et ineffaçable de ce savoir. Que dire alors des passions et des idées si elles participent à l’histoire plus profondément que les illusions de à l’astronomie ? Avant d’être expliquées par l’histoire méthodique, elles ont constitué l’histoire vécue dans son fond. Un mensonge, bien avant d’être tenu pour tel, peut être un événement historique et l’illusion des passions fait partie de l’histoire avant d’être dissipée par l’explication rationnelle. Une manière peu coûteuse d’être rationaliste consiste à refuser l’objet pour être sûr d’avance d’avoir raison. Être rationaliste, c’est non pas croire que tout est déjà rationnel, c’est plus modestement éviter de confondre entre croire et savoir et prendre, finalement, le parti du savoir. On ne peut donc ignorer délibérément la part de folie qui contribue à l’histoire des hommes et dont la connaissance peut rendre plus raisonnable. Si tout est rationnel d’abord, qu’avons-nous besoin de science et de réforme ? L’existence même d’une histoire est un défi à la raison. 

Va-t-on en conclure que la réalité historique se refuse à toute investigation scientifique ? Les hommes et les peuples ne sont pas des choses, leur devenir n’est pas comparable au fonctionnement d’un mécanisme. Au contraire l’histoire est pleine d’intentions qu’il faut comprendre. Or l’explication objective supprime le sens, car elle suppose toujours une réalité sans intérieur. On sait que l’intelligibilité scientifique a pour rançon l’absurdité de ce qu’elle nous représente. Un atome, une vibration, un nombre imaginaire n’ont pas de sens et ne doivent pas en avoir ; ils font seulement partie d’un jeu de relations qui reste vrai en dehors de toute finalité. Ainsi une nature sans providence refuse l’homme et ses projets. Mais, dira-t-on, une histoire sans providence n’est même pas une histoire, car elle prive le temps de toute consistance et l’homme de toute signification. Il faudrait donc trouver sa vérité, non pas dans la cohérence des relations ou dans la liaison des causés, mais dans l’évidence plus difficile d’un sens qui la justifie.

Mais il arrive que la quête du sens fasse perdre le sens de la vérité. Retrouver par exemple le sens d’un épisode ou d’une politique, c’est montrer qu’ils avaient bien un sens, mais ce n’est pas les justifier comme vérité. Retrouver le sens de la politique menée par Robespierre en 94, c’est sans nul doute faire œuvre de vérité, mais ce n’est pas établir que cette politique était valable, c’est-à-dire adaptée aux aspirations et aux aptitudes du peuple français. Il est vrai que cette politique avait un sens ; il est encore plus vrai que les hommes qui l’ont conduite visaient un idéal et vivaient un style politique, mais dans la mesure même où l’on écrit l’histoire au lieu de la faire ou de la vivre, on en prend le sens comme simple objet de vérité, non comme vérité. C’est pourquoi l’histoire méthodique est un récit et une explication, non pas une justification ; elle ne devient une théodicée que si l’on confond ce qu’on pense et ce qu’on vit. Il s’agit finalement de savoir si l’histoire est une science ou une passion. En d’autres termes il faut choisir entre une fausse naïveté et la science, même si l’un des buts de la science est de rendre compte d’une première naïveté. Toute connaissance suppose cette distance qui est la garantie de son objectivité. On ne saurait-donc compter sur l’histoire pour révéler une vérité qui lui serait immanente. L’historien lucide n’assiste ni à l’avènement de la raison ni à la réalisation d’un sens mystérieux. S’il se veut assez proche de ce qu’il cherche pour le comprendre, il sait rester assez distant de ce qu’il trouve pour préserver sa liberté de jugement. Dans nulle autre entreprise de la connaissance il n’est plus dangereux de confondre la vérité avec son objet. Dans nulle autre, il est vrai, la tentation n’est plus forte. C’est pourquoi l’histoire peut être une épreuve pour l’esprit.

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Si l’on se refuse à comprendre en décidant d’abord que tout s’explique par un certain ordre de causes ou par un sens immanent à l’histoire même, on en finit également avec la recherche si l’on enchaîne le discours à des concepts consacrés une fois pour toutes et qu’on tient d’avance pour évidents. Le prestige dont jouit l’idée de dialectique et les controverses qu’on engage sous sa caution n’ont-ils pas pour première condition l’ignorance des faits et le mépris de l’analyse ? En particulier le jargon révolutionnaire ressemble à un jeu formel dont la règle essentielle est de ne pas s’inquiéter du sens des mots.

Voilà pourquoi on doit applaudir lorsque cette mythologie est impitoyablement dénoncée. On reconnaîtra par exemple que le capitalisme n’est pas une nature simple dans la manière de Descartes, mais un ensemble mouvant de réalités distinctes. Le mécanisme du profit ne concerne pas seulement ceux qui détiennent les moyens de production, mais aussi ceux qui les dirigent, voire ceux qui accaparent les meilleures places dans la hiérarchie des fonctions. Aussi la lutte de classe, au lieu d’opposer clairement bourgeois et prolétaires, comme le voudrait le schéma marxiste, dégénère-t-elle en rivalités de catégories, traduisant ainsi la structure complexe du travail dans la nouvelle société industrielle. D’ailleurs, c’est moins la loi du profit que le progrès technique qui a dévalué le travail manuel en faveur du savoir abstrait et institue par là-même les hiérarchies sociales. C’est ce même progrès technique qui donne à la jouissance effective des biens le pas sur la propriété juridique et détermine une nouvelle définition des classes par le niveau de vie. Que devient alors le prolétariat et sa mission historique ? On est loin de cette négation dialectique par laquelle il devait en bloc remplacer la bourgeoisie pour établir une société sans classes. Les secteurs du prolétariat s’embourgeoisent inégalement au détriment d’une vocation que seuls quelques démagogues lui prédisent encore. Enfin l’idée même de révolution se révèle absurde quand l’histoire la plus récente met sous nos yeux le renouvellement des cartes et les métamorphoses de l’oppression.

La substitution de l’analyse à la dialectique peut sauver à la fois la politique et l’histoire. Au fanatisme doit succéder la calme réflexion, à la terreur la tolérance. Telles sont les vertus du doute.

Mais ne parle-t-on pas déjà de scepticisme, comme si, au lieu de n’être qu’une méthode, le doute pouvait proposer le mirage d’une doctrine ? Si l’on confond analyse et dissolution, si l’on substitue aux dogmes un relativisme qui prive l’histoire de toute consistance et de toute vérité, si l’on abandonne l’ardeur meurtrière des croyants pour l’indifférence politique, n’a-t-on pas fait un autre choix, plus subtil et plus caché mais non moins fragile ? Le scepticisme n’a même pas la grandeur d’un refus. En contemplant les contradictions dans l’indifférence, il les conserve et finit par s’en arranger.

Ce refrain est connu ; le conservatisme politique va de pair avec la négation de l’histoire comme science. Or le sceptique est celui qui ne sait pas aller jusqu’au bout d’une déception. Car on reste déçu tant qu’on n’a pas oublié le goût de ce qu’on perd. Garder la nostalgie de ce qu’on quitte interdit de savoir clairement où l’on va et même de vouloir aller quelque part. Ainsi, les « intellectuels », lassés de l’opium qui leur ouvrait les portes du rêve, chercheront moins un véritable réveil qu’un nouveau sommeil. Il leur faut absolument une place dans l’histoire, où ils puissent dormir tranquilles.

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Il est difficile de penser contre un dogme, car même l’adversaire se définit en fonction du dogme qu’il accuse. C’est ce qui advint aux principaux critiques du christianisme et plus encore à tous ceux qui ont touché au marxisme. Les hérétiques se recrutent parmi les orthodoxes et la trahison n’est que l’avatar d’une fidélité. Sans doute est-ce pour cela que tous ceux qui ont cru « dépasser » le marxisme n’ont fait que le consacrer comme référence inévitable. On ne peut aller « au-delà » que dans le même sens ou dans un sens voisin. Quant à la réfutation sans merci, elle laisse une place vide où le scepticisme et le conservatisme font bonne compagnie. Un professeur d’histoire, aujourd’hui couvert d’honneurs comme écrivain, avait entrepris en classe une sévère réfutation de Marx : quand un élève lui demanda ce qu’il prétendait substituer à la doctrine, le professeur répondit d’un mot et sans rire qu’elle était désormais dépassée par le concept de minimum vital ! Que reste-t-il donc, les dernières fumées une fois dissipées, sinon notre monde avec ses contradictions et ses injustices ? Quand bien même l’intention de conservatisme serait désavouée, le vocabulaire est là pour trahir le désarroi de la pensée : après l’anticommunisme, on vient d’inventer l’a-communisme ou le non-communisme. Or jamais un simple non n’a fait une philosophie, pas davantage une politique.

Par effet de contraste, on trouve quelque nouveauté en lisant les pages que Simone Weil intitula en 1934 Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale. Peut-être doit-elle à Alain de n’avoir jamais pu considérer Marx comme un prophète. N’ayant pas de philosophie de l’histoire, elle n’a pas cru d’abord que le dernier venu devait avoir éclipsé les barbes un peu plus vieilles. Homère, Platon et Spinoza sont accueillis par elle comme des maîtres d’expérience à qui sait les lire autrement qu’un article de propagande. Elle n’en est que plus équitable envers Marx dont elle peut situer avec rigueur la pensée.

Or, ce qui domine l’œuvre de Marx, c’est l’idée d’élaborer une mécanique des rapports sociaux. L’idée n’est pas absolument neuve si l’on évoque le gros animal de Platon, la bête de l’apocalypse, ou encore le Prince de Machiavel. Mais Marx lui a donné l’allure scientifique qui convenait à notre temps. Il entreprend le démontage de la mécanique sociale. Cette analyse toute spéculative est déjà maîtrise : le social n’est plus sacré puisqu’on peut séparer les ressorts de sa puissance. Or, comme dans la science du mécanicien, la notion première est celle de force. En appliquant sa méthode  à l’oppression capitaliste, Marx explique à merveille le fonctionnement de son mécanisme, si bien, ajoute Simone Weil, « qu’on a peine à se représenter comment ce mécanisme pourrait cesser de fonctionner ». Par exemple, si la bourgeoisie, exploite le prolétariat, c’est moins pour jouir en consommant que pour agrandir l’entreprise et vaincre la concurrence. Il y a donc dans la force une fatalité qui étonne la raison commune et que pas même la raison dialectique ne parviendra à conjurer. Car pourquoi cette fatalité disparaîtrait-elle avec la bourgeoisie ? Comme la lutte pour la puissance a précédé la grande industrie, elle survivra à sa forme capitaliste, de sorte qu’on doit généraliser la formule marxiste de la société et de l’histoire, en perdant de ce fait l’espoir d’une révolution qui soit une solution.

Supposons donc une société libérée du profit, imaginons mieux encore un monde sans concurrences nationales, il resterait que le régime même de la production moderne, c’est-à-dire la grande industrie, représente une force qu’il n’appartient à. aucune révolution de modifier sérieusement. Marx lui-même analysant dans Le Capital le mécanisme de l’aliénation, montre qu’« il existe un mécanisme indépendant des travailleurs, et qui se les incorpore comme des rouages vivants... La séparation entre les forces spirituelles qui interviennent dans la production et le travail manuel, et la transformation des premières en puissance du capital sur le travail, trouvent leur achèvement dans la grande industrie fondée sur le machinisme. Le détail de la destinée individuelle du manœuvre sur machine disparaît comme un néant devant la science, les formidables forces naturelles et le travail collectif qui sont incorporés dans l’ensemble des machines et constituent avec elles la puissance du maître ». Si on lit avec plus d’attention ce texte si connu, on voit que selon Marx l’oppression dont l’ouvrier est victime est moins déterminée par le régime de la propriété, et le mécanisme du profit, qui peuvent certes laisser la place à un autre système, que par la structure même de l’usine, née de la technique scientifique. Donc ce que Marx, appelle encore « la dégradante division du travail en travail manuel et travail intellectuel » n’est pas l’effet du capitalisme, mais à la fois la condition et la conséquence d’un savoir spécialisé. Or la science est un monopole de fait qu’aucune réforme de l’enseignement ne pourra jamais vaincre. On peut étendre la culture générale autant qu’on voudra, il restera toujours une différence entre les spécialistes et les profanes, ceux qui savent et ceux qui croient, ceux qui peuvent commander les tâches industrielles et ceux qui n’ont d’autre ressource que de les exécuter ou de s’en émerveiller. Ainsi, la dialectique du maître et de l’esclave continue, c’est-à-dire qu’il n’y a pas du tout de dialectique et que rien n’est surmonté. L’antagonisme du travail et du loisir, de l’action et de la parole prend la forme d’une opposition encore plus irréductible entre l’exécution aveugle et le savoir. C’est bien, comme le voulait Marx, au cours de la transformation de la nature par l’homme que l’humanité s’est divisée ; mais pour mettre un terme à cette lutte, pour que l’humanité se réconcilie avec elle-même, c’est toute l’entreprise humaine qu’il faudrait alors liquider.

Va-t-on conclure à là fatalité de l’oppression ? Il reste l’argument du progrès : puisque le développement des techniques a pour conséquence l’augmentation de la production et une diminution corrélative de la peine, on peut prévoir une extinction progressive du travail. Or, écrit Simone Weil, « notre culture soi-disant scientifique nous a donné cette funeste habitude de généraliser, d’extrapoler arbitrairement, au lieu d’étudier les conditions d’un phénomène et les limites qu’elles impliquent ». Il faudra reprendre un jour dans son détail l’analyse qui suit, mais on peut encore la résumer dans la mesure où elle dégage des évidences. Ainsi en se compliquant non seulement l’entreprise annule le bénéfice du progrès, mais elle augmente encore ses charges. Il faut compter aussi avec l’absurdité d’un progrès qui multiplie les besoins à mesure qu’il produit des satisfactions. Reste la technique automatique qui semble ne comporter aucune limite, de sorte que « la suppression complète du travail humain par un aménagement systématique du monde serait possible ». Mais si l’homme peut confier à la matière (aussi bien organisée qu’on voudra) la satisfaction totale de ses besoins présents, du moins ne peut-il en escompter le renouvellement. Pour se reposer dans un automatisme définitif, il faudrait non seulement réaliser le mouvement perpétuel du côté de la nature, mais encore supprimer l’imprévu qui est le propre de l’existence humaine et de la vie. Dans ces conditions, non seulement il y a une limite au progrès, mais il n’est même pas sûr qu’il y ait toujours un progrès. « Le problème est donc bien clair ; il s’agit de savoir si l’on peut concevoir une organisation de la production qui, bien qu’impuissante à éliminer les nécessités naturelles et la contrainte sociale qui en résulte, leur permettrait du moins de s’exercer sans écraser sous l’oppression les esprits et les corps ». Est-il légitime de conclure en posant un problème dont on doute qu’il ait nécessairement une solution ? Du moins n’y avait-il pas d’autre méthode pour le poser, s’il est vrai que le meilleur moyen de servir une cause, c’est de voir les choses comme elles sont.

L’idée d’entreprendre une analyse méthodique de l’oppression et de ses causes n’est pas si banale. Si une force n’est oppressive que par l’existence de privilèges, il faut montrer que ceux-ci dépendent de conditions objectives, c’est-à-dire de la nature des choses. Or, on constate que le pouvoir de l’homme sur la nature est toujours un monopole, que ce pouvoir dépende des rites religieux liés aux premières techniques ou de procédés scientifiques. Les technocrates remplissent aujourd’hui la même fonction que jadis les prêtres et les magiciens. Sans parler des privilèges que confère la possession des armes ou le maniement des signes monétaires, toutes les fois que les efforts des hommes ont besoin d’être organisés et coordonnés, il y a d’une part ceux qui conçoivent et ordonnent le travail, de l’autre ceux qui obéissent et exécutent. En conséquence l’idée même d’un gouvernement démocratique ou d’une gestion collective n’est plus qu’une fiction dès que l’organisation économique atteint un certain degré de complexité. Une démocratie n’est possible que s’il s’agit de s’entendre sur des fins assez générales ou sur des tâches dont le sens et les moyens sont accessibles à l’esprit de tous. Elle devient illusoire dès que les problèmes essentiels ont un caractère trop technique pour être également perçus par tous. Les instruments de la puissance ne se partagent pas.

Il y a plus : la lutte pour le pouvoir asservit même les plus puissants. Marx avait- déjà montré à propos du capitalisme la fatalité qui pèse sur le pouvoir et par suite sur ceux qui en disposent. Celui-ci ne doit pas seulement se conserver, mais s’accroître, il ne tend pas à se partager mais à se concentrer. On comprend alors que l’effort vers la puissance soit sans mesure comme l’est une passion. Ainsi la Comédie humaine rejoint l’Iliade et la peinture des passions n’est qu’un autre langage de l’épopée. On reconnaît dans le sacrifice d’Iphigénie la répétition générale de la tragédie que la bourgeoisie moderne devait jouer dans sa course au pouvoir et dans ses guerres. D’où cette autre conclusion qui va un peu plus loin que le paragraphe initial du Manifeste Communiste : « L’histoire humaine n’est que l’histoire de l’asservissement qui fait des hommes, aussi bien oppresseurs qu’opprimés, le simple jouet des instruments de domination qu’ils ont fabriqués eux-mêmes, et ravale ainsi l’humanité vivante à être la chose de choses inertes ».

C’est dans tout son développement qu’il faudrait éprouver cette analyse, mais il suffira pour le moment d’en saisir le principe. Si l’humanité croit pouvoir triompher d’une nature dont les forces, selon la formule de Spinoza, « dépassent infiniment celles de l’homme », c’est parce que l’homme est capable d’engendrer des forces qui le dépassent lui-même infiniment et auxquelles il ne peut plus désormais résister. Et comme cette somme de forces appartient à des collectivités toujours plus massives, l’individu se trouve peu à peu dépossédé de tous ses dons et de tous ses droits. On n’entrevoit guère dans ces conditions la possibilité d’un dénouement raisonnable. La révolution elle-même n’est qu’un moment d’une lutte qui ne profite qu’à l’aveugle nécessité. Loin d’être un remède, elle est un symptôme du mal. Comme un spasme ou une convulsion, elle n’a d’autre conséquence que de l’accroître.

Cette analyse peut servir à plusieurs fins. D’abord la vision lucide des choses, c’est-à-dire la connaissance précise des limites dans lesquelles doit s’inscrire l’histoire, apparaît comme la condition d’une sagesse politique. Reconnaître à la fois les vrais périls et les limites de toute solution dispense de caresser des rêves inconsistants. On ne pouvait manquer de retourner contre Marx le mot fameux : « La religion est l’opium du peuple ». « Changer le monde » est l’appel d’un prophète, comme « changer la vie » est le cri d’un poète. Mais, dans les deux cas, c’est impossible. Il faut bien s’arranger avec ce monde et avec cette vie ; et, puisque les contradictions ne peuvent être dépassées, il faut les vivre en s’y résignant. Mais cette sagesse n’est pas forcément contemplative. Au contraire, elle requiert, pour être seulement une sagesse, des tâches humaines. Or le premier devoir consiste à permettre à l’homme d’exister. Par quels moyens ? En réagissant contre la subordination de l’individu à la collectivité et contre la soumission de l’esprit à l’automatisme. Pour entreprendre cette action, est-il d’autre ressource qu’une vue claire du réel et la ferme conviction de ce qu’est l’homme ? Il n’y a pas de recette toute faite et les moyens sont à inventer chaque jour. Mais chaque jour aussi la possibilité de réussir ou seulement de faire quelque chose est mise en question. Aussi ne faut-il pas, comme les fanatiques, s’acharner à se définir par rapport à une cause collective et à « subordonner sa propre destinée au cours de l’histoire ».

Mais s’agit-il encore d’une sagesse politique ? Si les actions ne peuvent s’enchaîner dans l’espace et dans le temps pour constituer une entreprise d’ensemble qui impose sa forme et son sens à l’histoire, que reste-il en dehors des devoirs privés dont la principale fonction est de soulager la conscience ? Certes, on peut pratiquer la charité avec efficacité et intelligence. Il y a même une charité d’entendement dont aucune politique ne pourra jamais dispenser parce qu’elle seule a les moyens de distinguer, d’apprécier et d’atteindre l’individu. Il n’en est pas moins vrai qu’en abandonnant l’histoire à la dérive, on signifie qu’on n’attend plus rien de la politique et qu’on se destine aux seules tâches privées, si importantes et si nobles soient-elles. Or ce refus de la politique et de l’histoire est plus grave encore lorsqu’il traduit le désaveu de la nature. La pensée la plus lucide, la recherche la plus objective n’est jamais innocente, mais révèle tôt ou tard son inspiration secrète. On sait quelle fut l’évolution personnelle de Simone Weil. Désespérant de la nature humaine elle n’attendit plus de salut que de la grâce. On peut alors se demander si, comme chez Pascal, cette déception fondamentale n’a pas inspiré d’avance cette peinture du monde et de l’histoire. Auprès d’un absolu pressenti hors du temps et de l’espace, l’univers que nous percevons et dans lequel nous vivons devait être sans remède.

Quoi qu’il en soit l’analyse demeure. Peut-être même doit-elle son supplément de rigueur au souci de ne pas céder à l’illusion. Mais il ne s’agit pas de changer l’homme, il suffirait bien de le rendre possible. Il n’est pas non plus question de le libérer, comme le voudraient les anarchistes, à la fois des institutions et des circonstances. L’homme ne se forme-t-il pas par les obstacles qu’il rencontre, naturels ou sociaux ? On ne forme rien dans un milieu sans résistance. De plus il est impossible de transformer la société dans son essence, donc de faire cesser domination et servitude. D’ailleurs ce qui est insupportable, ce n’est pas la domination en général, mais plutôt son caractère irrévocable lorsqu’elle écrase toute une classe sociale ou tout un peuple. Si le paysan maudit la grêle, il sait qu’elle est dans l’ordre des choses, mais quel serait son sentiment à l’égard d’un dieu ou d’une nature assez injuste pour dévaster toujours le même champ ? La nature impose un ordre auquel on peut par philosophie consentir. Le jeu des passions est moins innocent, et lorsqu’il profite des institutions, celles-ci deviennent l’enjeu d’une révolte nécessaire. Cette obligation de refaire sans cesse la société pour déjouer les passions justifie une politique qui soit non plus une technique d’oppression, mais la seule réponse efficace de l’homme à l’oppression. C’est entre ces deux styles politiques qu’il faut choisir, sans se demander d’avance de quel côté se fait l’histoire, mais en s’assurant toujours les conditions d’accès à la vérité.



Note sur la philosophie de l'histoire

Texte publié dans La Revue Socialiste, n°84, février 1955, pages 177-183.


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Si modeste soit l’intention, toute spéculation sur « l’origine et le sens de l’histoire » ranime l’illusion métaphysique. Au début d’un livre dans lequel le dogmatisme est dénoncé plus d’une fois, l’auteur nous avertit qu’il s’« appuie sur une thèse qui relève de la foi, thèse "Selon laquelle l’humanité" a une seule origine et tend vers un but unique ». Sans doute est-ce la mode, chez les philosophes d’aujourd’hui, de commencer un livre par une profession de foi, demandant qu’on admette sans examen ce qu’il faudrait établir. Il est vrai que la plupart des lecteurs cherchent dans les livres la confirmation de leurs propres préjugés ; aussi la compréhension leur est-elle acquise d’avance, puisqu’ils n’y trouvent jamais que ce qu’ils y cherchent. Mais quelque lecteur moins heureux se sent démuni et maudit les dieux de l’abandonner aux ténèbres du doute. Il s’arrête à le première page de bien des livres quand le titre ne l’a pas déjà découragé. Ainsi évite-t-il de regretter le temps perdu.

Quoi qu’il en soit, l’histoire est une passion moderne. Il fallait sans doute le recul du temps pour que l’humanité découvrît les moments distincts de sa course, mais il fallait surtout que des moments distincts apparussent par l’effet d’une succession rapide des événements. Il existe des sociétés sans histoire. Les anciens eux-mêmes, malgré leur philosophie du changement, ou en raison de cette philosophie, concevaient mal une histoire qui fût le développement dramatique et orienté de leur destin. Nous, au contraire, selon une image célèbre, nous avons pu voir des civilisations naître ou mourir, ou s’étendre, ou se transformer. Nous avons assisté à l’unification du monde, quand les progrès multipliés ont augmenté de façon inouïe la vitesse de ses transformations. L’idée s’est faite d’une histoire universelle, aventure commune dans l’espace et dans le temps, comme si les prémices de la préhistoire, les civilisations séparées ou stagnantes, annonçaient l’unité finale et déjà y participaient. Si c’est au terme d’une vie qu’on fait des bilans, notre humanité doit être bien vieille, qui passe le meilleur de son temps se souvenir d’elle-même. Toutefois, ni les contradictions que révèle toute histoire, ni la relativité des époques ou des situations ne l’incline encore au scepticisme. Elle cherche plutôt, en raisonnant sur l’histoire, à éclairer son propre élan pour l’accomplir. Elle trouve un sens dans ses contradictions même, une raison de croire dans ses hésitations, une dialectique dans ses mouvements obscurs.

Il faut donc revenir sur les prestiges de l’histoire. Cette science que l’absence très vénérée de son objet et par suite l’ambiguïté de ses preuves obligeaient à la rigueur la .plus extrême, a cédé chez, les meilleurs esprits à l’impatience métaphysique. Le mot même qui la désigne a pris l’enflure d’un concept souverain. On ne raconte plus seulement le passé selon l’ordre inaltérable du récit, on l’interprète selon les ambitions variables d’un peuple, d’une classe sociale ou d’une philosophie ; on se lasse d’écrire l’histoire, mais on la fait ; on ne se contente pas d’en accomplir sa part, mais on la vit pour se sentir comme un membre de ce monstre adoré et redouté qui absorbe tous les siècles. Ainsi l’Histoire est la totalité du devenir humain. On s’interroge sur son origine et sur sa fin. Et les deux points une fois trouvés, il suffit de les joindre pour tracer un sens.

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Quand on subit le charme de l’Histoire, la tentation est grande de consacrer ce qui est ou ce qui menace d’être. Ainsi, par l’effet hypnotique de quelques événements et la complicité de nombreux esprits, l’habitude a été prise d’imaginer la cité socialiste sous la forme d’un Léviathan moderne, doté des puissances formidables de l’industrie, de tables statistiques, de bureaux indiscrets et d’une police tentaculaire. La centralisation, le rationnement, le contrôle, l’organisation systématique ou autoritaire de l’économie, le planisme, le dirigisme, l’unanimité politique, tout ce qui dans nos sociétés paraît annoncer le règne d’un État absolu est porté à son compte. On se représente une société sans visage, un tout indivisible et sans conscience. A ce compte on peut croire que le socialisme est une « tendance fondamentale » de l’histoire contemporaine. Mais c’est oublier qu’avant d’être confondu avec cette évolution de plus en plus fatale, qui témoigne moins d’une doctrine ou d’une intention distincte qu’elle ne résulte de l’état des choses, et dont le terme est à peine concevable, le Socialisme à représenté une tout autre espérance.

Cette utopie peut être ramenée à quelques idées un peu trop simples, mais qui n’étaient pas loin de pressentir une sagesse. Celle-ci, par exemple, que la société en se justifiant institue le mensonge entre les hommes, qu’il n’y a pas, de justice immanente et que la répartition des biens ne résulte pas des mérites, qui d’ailleurs ne sont pas mesurables. Cette autre idée que le profit non seulement, n’est pas un mobile noble, puisqu’il implique l’exploitation du semblable par le semblable, mais n’est un mobile que parce qu’il est d’abord une éducation et une institution. Enfin que par l’égalité des chances et l’abandon de la morale répressive, tout homme doit accomplir sa liberté, c’est-à-dire sa valeur. Le socialisme a longtemps regardé les institutions avec scepticisme, condamnant toutes celles qui pesaient sur l’individu, en particulier le pouvoir politique ou l’État, en invoquant d’autres qui par un contact moral et libre à l’intérieur des groupes naturels (commune, atelier), instaureraient la cité harmonieuse. Établie sur la critique d’une sociologie, d’une psychologie et d’une morale, l’utopie socialiste était le rêve d’une fédération qui fût une société sans pouvoir et comme une amitié.

La mode n’est plus à l’utopie, peut-être parce que nous avons perdu le goût de rêver. Mais on n’a jamais examiné sérieusement l’utopie socialiste. Marx lui a substitué son prophétisme, c’est-à-dire qu’il a remplacé le rêve par la folie. Or cet examen pourrait rencontrer trois questions. D’abord est-il vrai que la société ne soit pas d’essence politique ? Par suite est-il raisonnable de tenter la dissolution de tout pouvoir, de toute espèce d’autorité qui implique respect et obéissance du plus grand nombre ? Le second problème n’est que l’aspect économique du premier : les formes du travail industriel rendent-elles possible l’égalité devant les tâches, c’est-à-dire une coopération qui reposerait sur un pur contrat moral ? Peut-on éviter la division entre les tâches d’invention, de gestion et d’exécution ? Sinon cette division technique s’accompagne-t-elle fatalement d’une division sociale, c’est-à-dire d’une inégalité ? Le dernier problème dépend des deux autres : l’histoire peut-elle réaliser la morale ? – Mais poser ces questions, n’est-ce pas approfondir l’idée socialiste elle-même ? Car des réponses négatives laissent sa place à un parti du socialisme, qui refuse de sacrer le pouvoir, et de prendre prétexte des différences nécessaires pour consacrer des hiérarchies. Ainsi compris, le socialisme n’a rien de commun avec l’étatisme, quelque forme qu’il prenne. Il n’est donc pas une tendance de l’histoire, mais plutôt de l’esprit contre l’histoire.

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Les Grecs ne pouvaient concevoir que l’histoire eût un sens. Le temps était, pour eux, une succession sans fin, non pas en ligne droite, mais comme le mouvement circulaire des astres qui recommence toujours. Ils n’ont donc pas eu de prophètes. C’est en effet la tradition biblique qui a introduit la philosophie de l’histoire, et jusque chez Marx on retrouve quelques thèmes majeurs du christianisme. L’histoire apparaît alors comme un drame dont les actes se succèdent jusqu’au dénouement final qui en donne le sens. L’homme a une destination qu’il s’agit de révéler et d’assurer. Ainsi le thème du prolétariat rédempteur : parce qu’il est la perte complète de l’homme, en se sauvant il sauvera tous les hommes. Ce messianisme satisfait le besoin de croire sous sa forme la plus ancienne. L’âge d’or, la terre promise, le paradis perdu sont des images sur lesquelles l’humanité reviendra longtemps encore. Est-ce, comme on le prétend, le regret obscur d’une vie embryonnaire ? Quoi qu’il en soit, l’homme est tenté invinciblement par la fiction d’un bonheur que lui refuse toujours le présent. Mais tandis que les anciens situent l’âge d’or dans le passé, car pour eux le temps défait plus, qu’il ne construit, les modernes l’imaginent dans l’avenir. L’espoir dont il est l’objet donne alors un sens à la souffrance. Le temps s’oriente selon cette fin ; alors se trouvent emportés l’absurde répétition du présent et le cercle vicieux de la durée. Ainsi l’« Histoire » est la fiction d’une perspective qui n’est pas tirée d’une analyse objective du temps, mais d’un regret ou d’un projet. C’est une idée romantique, c’est-à-dire une aventure du cœur.

Le sens du mot histoire s’est altéré quand il n’a plus désigné uniquement le récit, mais le, devenir lui-même. Invoquer l’histoire, c’est d’abord en appeler au souvenir des petits-neveux. Or ce goût dérisoire de l’immortalité conserve à l’histoire sa nature propre : l’histoire est monument. Mais lorsqu’on glisse de l’histoire écrite à l’histoire « vécue », on veut désigner l’expérience de mes actes et de mes projets, c’est-à-dire un mode d’existence dont l’avenir serait la source. Le temps ne se comprend plus seulement par les causes, mais par la fin, ce qui suppose que l’histoire est connaissable comme l’ensemble du devenir humain. Or l’idée du Tout enveloppe toujours une théodicée. Seul le contenu change, de Hegel à Marx, par exemple. La « lutte de classe» prend le sens d’une « mission historique » dont l’accomplissement sauvera l’humanité des conflits de sa « préhistoire ». Cette fin; justifie d’avance tous les moments de l’histoire. Tout est finalement rationnel, et comme l’histoire est à elle-même sa propre fin, comme tout se réalise en elle, on devine l’absolu dans l’histoire réalisée. Lénine avait bien raison de dire qu’on ne pouvait rien comprendre de Marx sans avoir lu Hegel.

Donc toute « philosophie de l’histoire » commet l’imprudence de discourir sur un temps achevé. Et c’est presque une définition. Or après la critique kantienne de la métaphysique la régression est remarquable... En effet, ou bien le temps est un concept vide dont je ne puis faire usage, ou bien il est la forme de notre expérience. Donc penser à l’avenir, c’est anticiper, mais non pas savoir ; et cette pensée peut aller du rêve au pronostic, mais elle ne peut pas s’établir sur une expérience qui ne nous est pas donnée. L’attente n’est pas connaissance, mais espérance quand elle porte sur l’événement, sinon sur la conformité de l’objet à ses lois comme en physique. Le temps n’est pas possession, mais absence. C’est précisément cet inachèvement qui rend l’histoire possible. Il n’est pas absolument vrai que nous « entrions dans l’histoire à reculons » comme dit Valéry, mais il est vrai qu’il n’y a d’histoire proprement dite que du passé. Regarder l’avenir en face, c’est faire preuve de résolution, non de science. Réciproquement on ne saurait tirer de l’histoire le choix d’une politique. Par exemple l’expression de « socialisme scientifique » rend incompréhensible l’idée même de révolution. C’est une contradiction dans les termes. Car s’il n’y a de salut pour l’homme que dans son adhésion à « l’Histoire », si l’on ôte de l’esprit révolutionnaire toute faculté de refus et la représentation d’un avenir ouvert, il n’en reste qu’un conformisme politique non sans violence, mais assurément sans liberté.

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La « philosophie de l’histoire » n’est pas vraie parce qu’elle ne peut même pas être fausse (comment prouver à Bossuet que la main de la Providence n’est pas partout ?). Mais elle inspire une fausse histoire. C’est le cas surtout lorsqu’on soumet la vérité au devenir lui-même, comme font Hegel et Marx (la vérité bourgeoise, la vérité du prolétariat...). Car en attendant que la vérité s’immobilise dans l’absolu de l’« Histoire » réalisée, elle suit les vicissitudes de l’événement et change avec lui. Si la vérité est historique, si elle est soumise comme nous-mêmes au devenir, si elle s’accomplit dans l’événement et se corrige ou se nie dans l’événement qui le suit, elle ne se distingue plus du fait que tout fait nouveau contredit et elle s’abîme dans la contradiction par laquelle la « dialectique » prétendait l’établir. L’homme désabusé contemple sans doute ce déroulement incompréhensible pour lui, et il s’en défend par l’indifférence. Mais l’âme inquiète s’y précipite, et, afin de rétablir à chaque moment l’unité perdue, elle corrige le passé pour l’accorder avec le présent. Pour cette besogne, il faut avoir le goût de la violence et disposer d’une police. Donc si la vérité est « Histoire », il n’y a pas d’autre alternative que celle du scepticisme et de la terreur.

Mais sans doute la vérité est-elle d’un autre ordre ; ou plutôt elle est l’ordre à partir duquel nous essayons de comprendre les événements et les choses. Par conséquent s’il y a une vérité de l’histoire, elle ne saurait être soumise aux changements qui se déroulent dans l’histoire. Si confuse et si mobile soit notre connaissance du passé, elle a pour objet ce qui, ayant été, demeure comme tel immuable. Ni nos doutes ni nos projets ne peuvent modifier du passé un sens qui ne nous appartient plus. Le temps nous dépossède de notre vie même. Et c’est précisément cette objectivité qui doit faire l’accord des esprits sur le récit, tandis que le présent nous trouve encore divisés selon nos passions et nos actes. « Une chose comme un pâle souvenir, écrit Hegel, est sans force en face de la vie et de la liberté du présent ». Mais l’idée de participation à l’histoire ne risque-t-elle pas de ruiner à la fois la vérité historique et la liberté, la science et la politique, dans la confusion de toutes les parties du temps ?

Cette idée de participation n’a dû sa fortune qu’à l’intolérance de notre univers politique. Il ne nous suffit plus d’un conformisme lucide qui nous met en règle avec les institutions tout en préservant notre liberté de jugement. La société contemporaine exige notre adhésion et méprise la vertu du refus. Le panthéisme historique enseigne aussi l’« amour du destin » pour guérir du désespoir : faire l’histoire et la vivre pour n’avoir pas à la subir et à en souffrir. Mais qui peut dire où va l’humanité ou si elle va quelque part ? L’impatience métaphysique n’est jamais plus dangereuse que lorsqu’elle spécule sur le temps. Et quand le pouvoir singe le philosophe, cette passion de faire l’histoire épouvante les peuples.

Que désormais le sens de la vie dépende du sens de l’histoire, c’est donc moins une erreur qu’un péril à conjurer. Il n’y a pas parfois d’autre ressource – heureux encore si cette chance demeure ! – que de se; mettre à l’abri de l’événement, car c’est dans les dimensions humaines de la vie privée et du style personnel qu’on retrouve le sens de la vie. Scepticisme ? Fuite sans grandeur ? C’est plutôt l’histoire qui est un refuge pour l’âme soucieuse de l’événement, inquiète du temps, hantée par ce qui n’est pas, incapable d’être au présent et d’aimer le jour qui luit. S’il est vrai que l’histoire est d’essence humaine, il est faux que l’homme soit d’essence historique. L’histoire elle-même ne garde bien le souvenir que de ce qui demeure, c’est-à-dire de ce qui la dépasse. D’ailleurs comment comprendre que nous nous souvenions si notre « historicité » est si fondamentale qu’elle nous interdit d’échapper au changement ? Sans une conscience dont la présence fonde les souvenirs et les projets, il n’y aurait certes pas de philosophie de l’histoire. Mais cette présence seule est vécue. C’est pourquoi l’homme lui garde le sens du présent et le respect de la vie se moque de la grande politique et reste indifférent à l’histoire.

En refusant la passion de l’histoire, l’esprit préserve non seulement son jugement et sa vie propre, mais aussi ses ressources créatrices. Si les civilisations sont mortelles, si la tradition est précaire, c’est que l’histoire est dissolution plus que création. D’ailleurs dans son sens premier de Récit, le seul qui soit clair, l’histoire est, comme on sait, une lutte contre le temps, une entreprise pour sauver par le souvenir ce que le temps défait. Ainsi l’histoire vraie nous libère du temps au lieu de nous livrer à ses séductions. Si elle éclaire le présent, c’est par une lumière qu’elle reçoit du présent lui-même. L’histoire vraie est donc non plus sommeil, mais vigilance. Elle nous rappelle que le temps déçoit tous ceux qui prétendent établir sur lui leur puissance et que le sage doit se préserver de ses fictions par une attention fidèle au présent.

Alors peut se concevoir une politique sans illusion et qui ne fasse pas un jeu du bonheur des hommes. Toute « philosophie de l’histoire » inspire la superstition du passé ou la politique des « générations futures ». C’est aujourd’hui l’idée de l’histoire prise dans ce sens qui est la plus utile au tyran. La pensée du temps introduit en politique la pire des mystifications parce que les hommes croient volontiers qu’ils n’ont pas la responsabilité de leur propre bonheur. Mais il est fou de soumettre les vies humaines aux délais de l’« Histoire ». Une politique ne peut être vraie que si elle se vérifie à chaque instant, car les hommes n’ont pas le temps d’attendre les preuves, si elles doivent jamais venir. Elle a pour rôle d’assurer la vie et de se dévouer à son urgence. Mais pas plus que l’histoire, elle ne saurait épuiser l’essence de l’homme. Une politique n’est vraie que si elle sait consentir à ce que l’homme lui échappe et garde son secret.


Libérer l'école


D’après le tapuscrit de Jacques Muglioni, ce texte a été prononcé le 24 mai 1991 à la Sorbonne. Il a également fait l’objet d’une communication le 11 avril 1992 au colloque de Lyon-Villeurbanne organisé par le Grand Orient de France, intitulé :
La République. Idéal et réalités. Cette présentation a été suivie d’une discussion dont nous ne transcrivons que les parties dans lesquelles Jacques Muglioni est intervenu.

Texte publié dans : 

  • La revue Humanisme, n°205-206, septembre 1992, L'heure républicaine, Livre blanc

  • Une publication inconnue qui fait suivre le texte de Jacques Muglioni d’une discussion, paginée 41 à 54.

Texte adopté : La revue Humanisme. Nous avons toutefois choisi de conserver l’organisation des paragraphes du tapuscrit, celui-ci semblant plus précis que les publications.


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Tout tient en deux mots : on prétend libérer l’école, tandis qu’on la réduit en servitude. L’école se disait libératrice : les progrès de l’instruction publique devaient permettre de changer la société. Maintenant c’est la société telle qu’elle est qui veut changer l’école, en faire l’un de ses rouages, la mettre à son service exclusif. Pédagogues et sociologues au pouvoir accomplissent cette besogne de nivellement. L’école n’est plus le lieu où l’on peut s’instruire, s’élever à la culture, apprendre à penser par soi-même, à distance du présent. Elle n’est plus, au moins dans l’intention des politiques, que la servante de l’économie, l’antichambre du travail salarié ou des affaires. Platon disait, je crois, que pour former un esclave il faut peu de temps. Pas besoin d’école : un stage suffit. Pour faire des hommes libres, c’est autre chose !

L’école est au banc des accusés. On lui reproche d’être un camp retranché, un univers carcéral ; en marge de toute réalité, elle ne prépare pas à la vie. Au lieu de s’enfermer dans une orgueilleuse indépendance, elle doit s’ouvrir, se mouler sur l’environnement, se tenir à la disposition des intérêts particuliers, régionaux, locaux. L’échec d’un nombre croissant d’élèves maintenus de force et contre leur intérêt dans la voie des études classiques est présenté comme l’échec de l’école elle-même. On en conclut que le changement quantitatif doit entraîner un changement qualitatif. Ce que tout le monde ne peut pas faire, qu’il soit interdit à quiconque de le faire ! Car nul n’est respectable s’il n’est déclaré bachelier : tel est l’axiome de ce qu’on appelle effrontément l’école démocratique. Ce discours de mépris passera, comme tant d’autres. Peut-être même, selon de récents échos, est-il sur le point de passer...

Mais en attendant quel sort est-il réservé aux maîtres, instituteurs, professeurs, auxquels naguère encore une relation essentielle au savoir et à la culture assurait l’indépendance, l’autorité, par suite la considération à la fois du pouvoir temporel et du public ?

Il faut poser la question en ces termes si l’on veut comprendre quelque chose à ce qui nous arrive. Il est certes indispensable de dénoncer la surcharge des effectifs, le délabrement des locaux, le désordre des établissements, l’insuffisance des traitements, la crise dramatique du recrutement et choses semblables. Mais cette dénonciation répétée risque de rester vaine si l’on ne remonte pas jusqu’à une cause générale. Car une telle abondance d’effets déplorables ne peut pas résulter de hasards malheureux, de simples maladresses politiques.

Osons le dire : l’école, telle que la plupart d’entre nous la concevaient et, pour cette raison même, avaient choisi de la servir, n’intéresse plus la société dans l’ensemble du monde occidental. L’économie de marché, la trilogie production – échange – consommation, déjà tant vantée par les économistes libéraux du XVIIIe siècle, tend à investir la société dans toute son étendue pour ne laisser place à aucune autre institution vraiment indépendante. Dans l’euphorie de la consommation devenue mesure de toute vie, le public n’a plus d’exigence proprement politique. Ainsi s’installe une sorte de totalitarisme économique, doux en apparence, bariolé, mais en réalité exclusif, intolérant à tout ce qui ne lui est pas entièrement dévoué. L’école où l’on s’instruit par méthode et démonstration, où on lit pour le plaisir les plus beaux poèmes, est désormais de trop. On n’a pas d’argent à dépenser pour des choses aussi futiles, pour tout dire aussi peu rentables !

Quand nous déplorons l’effet destructeur des réformes, il nous faut savoir que le mal vient de loin. Pardonnez-moi d’évoquer plus particulièrement la philosophie, mais toutes les grandes disciplines sont logées à la même enseigne. Simone Weil écrivait déjà en 1942 peu avant sa mort : « La mode aujourd’hui est de progresser, d’évoluer. C’est même quelque chose de plus contraignant qu’une mode. Si le grand public savait que la philosophie n’est pas susceptible de progrès, il souffrirait mal sans doute qu’elle ait part aux dépenses publiques. Il n’est pas dans l’esprit de notre époque d’inscrire au budget ce qui est éternel » .

Pour sauver l’école, il faudrait qu’il existât une instance assez indépendante du monde des affaires, une autorité qui ne serait pas seulement préoccupée de faire marcher la boutique, en un mot une volonté proprement politique, comme il a pu en exister parfois dans un passé qui s’éloigne. Car nous en savons quelque chose : il est moins possible que jamais de faire passer en haut lieu le message le plus simple.

Le supermarché mondial, c’est grisant. Tenir tête aux Japonais, c’est sublime. Mais pourquoi le marché devrait-il absorber toute institution, ne comporter aucune marge de liberté vraie ?

Il fut un temps où le monde des affaires tolérait la libre spéculation dans le meilleur sens du mot. Dans une lettre adressée d’Amsterdam, Descartes écrit : « ...en cette grande ville où je suis, n’y ayant personne, excepté moi, qui n’exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne... Le bruit même de leurs tracas n’interrompt pas plus mes rêveries, que ferait celui de quelque ruisseau » . 

Mais nous ne demandons pas autre chose !

Il est vrai que Descartes n’avait pas besoin, comme il dit si bien, de faire un métier de la science pour le soulagement de sa fortune. Mais enfin notre opulente modernité ne peut-elle donc tolérer un espace de liberté où il soit possible d’offrir instruction et culture sans l’obsession de la rentabilité ? Coûte-t-il vraiment trop cher de consacrer quelques heures à lire en classe Rimbaud ou Ronsard, de continuer à enseigner la démonstration ? Est-ce vraiment perdre son temps ? Car le temps, entendons le nombre d’heures de cours, c’est de l’argent ! Il est assurément plus économique d’appliquer sans réfléchir des formules toutes faites.

Mais surtout l’univers de l’information audio-visuelle permanente est allergique à l’école. Dès qu’on croit savoir, on ne veut pas apprendre. Ce qui n’est plus tolérable, c’est de commencer par le commencement, de mettre en plein jour l’élémentaire, de procéder par ordre, de justifier ce qu’on avance. Le bain médiatique fait paraître archaïque le moindre effort intellectuel. L’école n’est pas seulement déconsidérée ; elle n’est pas seulement en chute libre à la bourse des valeurs ; il existe jusque dans les milieux dirigeants une véritable haine de l’école pouvant seule expliquer l’acharnement avec lequel est mise en cause l’indépendance traditionnelle du corps enseignant.

On a entendu dire un jour au cabinet d’un ministre, rue de Grenelle, qu’un professeur qui consacre une heure de recherche dans une bibliothèque vole cette heure à ses élèves. Il n’est plus question de flâner dans une librairie, de continuer de s’instruire, de se cultiver dans la discipline qu’on enseigne.

Qu’on me pardonne cette redite : si le négociant, celui qui selon le latin n’a pas loisir, pose la question de la fable : « que faisiez-vous au temps chaud ? » Il est impossible de lui répondre « je chantais »  ; notre société affairiste tolère très bien le bruit, mais elle n’aime pas la musique !

Et puis le loisir au sens grec, Σχολή / scholè, d’où vient le mot école, n’est pas compatible par les grilles de gestion. On voudrait nous faire croire que, par son mode même de fonctionnement, notre société tend peu à peu à exclure de l’école tout ce qui se rapporte à la formation de l’esprit, à la culture désintéressée.

Entendons-nous bien : ce discours n’est pas celui des industriels qui, quant à eux, préfèrent en général des hommes instruits et cultivés. Il est le fait des sociologues et pédagogues conseillers du Prince.

Le savoir et la culture continueront certes de se transmettre au petit nombre par les voies confidentielles et familiales dont peuvent toujours bénéficier les privilégiés. C’est une forme de privatisation qui, n’ayant rien de spectaculaire, risque, au moins dans un premier temps, de ne pas susciter de contestation sérieuse. Faut-il alors nous en tenir à nos chères études en attendant que prennent fin les nuisances du discours pédagogique et que d’elle-même l’école renaisse de ses cendres ? Ou bien conduire en même temps avec vigilance la réflexion qui, dés aujourd’hui, peut nous conforter dans sa défense ?


Discussion

Bernard Frangin

Monsieur MUGLIONI nous a parlé du beau mot d’élève. Je voulais lui demander s’il n’y a pas eu aussi naguère un beau mot qui était le mot de maître d’école, parce que les maîtres d’écoles étaient les grands dévoués de la République ; ceux qui chaque matin faisaient inscrire au tableau noir une devise civique qui était digérée pendant toute la journée. Je crois que c’est les maîtres d’école qui ont fait, pendant très longtemps, des petits Français de bons citoyens.

Jacques Muglioni

Depuis qu’on ne fait plus de latin, on commet des contresens, et pendant toute la période des années 60, on a cru que « maître » traduisait le latin « dominus », c’est-à-dire celui qui domine. On avait complètement oublié le terme de « magister ». Il n’y a aucun rapport entre le maître d’école et le maître d’un chantier ou de maison. Ce contresens prouve l’illettrisme contemporain.

[…]

Public

Dans son livre sur la République, Platon explique comment les lois de la République permettent à des tyrans de prendre tranquillement le pouvoir. Pensez-vous que cela pourrait se reproduire aujourd’hui, en Europe, et si le risque existe, que peut-on faire pour l’écarter ?

Jacques Muglioni

Sans être un spécialiste de Platon, on est obligé de revenir à la distinction des mots « démocratie » et « république ».

Dans le grand dialogue que nous appelons La République, Platon donne au mot « démocratie » un sens que généralement aujourd’hui nous refusons.

La démocratie, il ne la définit pas comme nous définissons la République, mais comme le pouvoir du dèmos, c’est-à-dire du peuple, mais du peuple considéré comme foule. C’est très clair en particulier dans l’Apologie de Socrate. Socrate raconte qu’on a voulu un jour le mobiliser pour participer à la mise en place d’un procès, le procès des amiraux qui, après la bataille des Arginuses, n’avaient pas relevé les morts à cause de la tempête. Certains voulaient un procès collectif. Et Socrate s’y est opposé parce que selon les lois du temps de

Périclès, les procès collectifs étaient exclus, c’est-à-dire que Socrate se référait à la Loi. Il n’y a pas de République sans Loi. La dictature du dèmos, du peuple, ce n’est pas la République. À la limite de la signification du mot « démocratique », on pourrait dire que le lynchage est un phénomène parfaitement démocratique puisque tout le monde est d’accord.

Il est évident que pour nous le mot « démocratie » a un autre sens. Alors nous sommes pris dans une difficulté qui est évidemment en partie de l’ordre du langage ; par exemple chez un auteur comme Montesquieu, République et démocratie ne s’opposent plus. Mais ce n’est pas toujours le cas, quand par exemple, il y a la dictature de ce qu’on appelait le peuple, le dèmos, la foule, et par là-même la dictature des orateurs. Si c’est la foule qui a le pouvoir, alors ce sont les individus qui sont capables de capter l’attention et l’intérêt de la foule qui sont au pouvoir. Et d’orateur en orateur, on va jusqu’à celui qui attirera sur lui l’admiration et l’adhésion, c’est-à-dire le tyran. Voilà pourquoi Platon peut dire que la pente naturelle de la démocratie conduit à la tyrannie : c’est par l’intermédiaire du règne des orateurs.

[…]

Public

 […] Lorsqu’on a le pouvoir, on va s’attacher à mettre des coussins, des relais, des régulateurs, jusqu’à ce que ces régulateurs entre le citoyen et le pouvoir deviennent davantage des coussins que des échos. 

Ce grand régulateur, c’est l’administration de ce que vous appelez la République. Il y a actuellement énormément de problèmes à traiter entre cette administration du pouvoir et le citoyen au service duquel elle prétend être. D’ailleurs aucun citoyen aujourd’hui ne vous dira qu’il sent l’administration à son service. Il y a là un indicateur très formel du risque de voir glisser la République dans un pouvoir qui n’est même pas celui que l’homme politique met en place pour soi-disant administrer le collectif. Qu’en pensez-vous ?

Jacques Muglioni

Je pense que ce n’est pas une question, mais vous avez en même temps que posé la question, fourni une réponse. J’ai retenu surtout l’idée que le pouvoir dans un pays qui se dit à la fois républicain et démocratique, est un pouvoir tout-à-fait enfermé sur lui-même et inaccessible. On croit qu’on a affaire à des personnalités qui ont été régulièrement élues, et qui par suite, représentent le peuple. En fait, quand on s’approche des diverses instances, on s’aperçoit que les ministres, etc., sont « entourés ». Ils sont complètement coupés du monde extérieur, de l’opinion et même si toutes les formes de la courtoisie sont respectées, ils sont radicalement inaccessibles. Voilà pourquoi le message ne passe pas, et il ne passe pas parce que les hautes personnalités politiques sont comme prévenues ou placées dans l’impossibilité d’entendre, par un entourage. Voilà, d’où parfois, certaines déceptions parfois très amères.

Public

Ma question s’adresse à Monsieur Muglioni et a trait au rôle de l’école dans la République. On reproche souvent à l’école de s’ouvrir à la vie. La généralisation de cette tendance est peut-être à regretter. Mais ne peut-on pas penser aussi qu’ouvrir l’école à la vie soit la seule façon, face à un public scolaire difficile et nombreux pour certaines catégories d’établissements, n’est-ce pas la seule façon de le préparer à devenir citoyen de la République ? Ouvrir l’école à la vie, n’est-ce pas la seule façon de recréer un tissu social, qui fait cruellement défaut à ce public scolaire ?

Jacques Muglioni

Ce serait tout à reprendre, n’est-ce pas ! D’abord, parce qu’ouvrir l’école à la vie, c’est contraire à la laïcité. L’école n’est républicaine que si elle est un lieu retiré, c’est-à-dire un lieu où l’on est libre. Dans la famille, dans la profession, dans la rue, l’homme n’est pas libre.

J’ai été invité l’an dernier à parler un mercredi matin à des lycéens de classe terminale d’un lycée de la banlieue parisienne. Ils étaient une centaine, et je leur ai dit : « entre les quatre murs de cette salle, vous êtres libres ». C’est quand vous sortirez, que vous mettrez les écouteurs sur les oreilles, que vous suivrez les opinions, que vous verrez la télévision, que vous subirez les influences, c’est là que vous ne serez pas libres. On est libre dans l’école, dans la classe, avec ses murs nus ; on n’est pas libre ailleurs. Alors, l’ouverture à la vie, c’est évidemment l’annonce de la servitude.

Qu’est-ce que c’est la vie ? C’est la vie avec ses préjugés, avec ses mœurs changeantes ; la vie c’est ce qu’il y a de plus contingent et de plus incertain. Or, l’enfant doit entrer à l’école pour y acquérir des certitudes profondes et personnelles, qui soient de l’ordre du savoir et de la raison. Voilà pourquoi il faut un recueillement, une séparation, une distance. Dans le monde contemporain, l’école devrait être l’oasis de liberté, où l’on peut véritablement apprendre à penser par soi même.

Voilà pourquoi je crois que toute la rhétorique de l’ouverture à la vie et de l’adaptation vise à la destruction sans pitié de l’école Républicaine.