D’après le tapuscrit de Jacques Muglioni, ce texte a été prononcé le 24 mai 1991 à la Sorbonne. Il a également fait l’objet d’une communication le 11 avril 1992 au colloque de Lyon-Villeurbanne organisé par le Grand Orient de France, intitulé : La République. Idéal et réalités. Cette présentation a été suivie d’une discussion dont nous ne transcrivons que les parties dans lesquelles Jacques Muglioni est intervenu.
Texte publié dans :
La revue Humanisme, n°205-206, septembre 1992, L'heure républicaine, Livre blanc
Une publication inconnue qui fait suivre le texte de Jacques Muglioni d’une discussion, paginée 41 à 54.
Texte adopté : La revue Humanisme. Nous avons toutefois choisi de conserver l’organisation des paragraphes du tapuscrit, celui-ci semblant plus précis que les publications.
Tout tient en deux mots : on prétend libérer l’école, tandis qu’on la réduit en servitude. L’école se disait libératrice : les progrès de l’instruction publique devaient permettre de changer la société. Maintenant c’est la société telle qu’elle est qui veut changer l’école, en faire l’un de ses rouages, la mettre à son service exclusif. Pédagogues et sociologues au pouvoir accomplissent cette besogne de nivellement. L’école n’est plus le lieu où l’on peut s’instruire, s’élever à la culture, apprendre à penser par soi-même, à distance du présent. Elle n’est plus, au moins dans l’intention des politiques, que la servante de l’économie, l’antichambre du travail salarié ou des affaires. Platon disait, je crois, que pour former un esclave il faut peu de temps. Pas besoin d’école : un stage suffit. Pour faire des hommes libres, c’est autre chose !
L’école est au banc des accusés. On lui reproche d’être un camp retranché, un univers carcéral ; en marge de toute réalité, elle ne prépare pas à la vie. Au lieu de s’enfermer dans une orgueilleuse indépendance, elle doit s’ouvrir, se mouler sur l’environnement, se tenir à la disposition des intérêts particuliers, régionaux, locaux. L’échec d’un nombre croissant d’élèves maintenus de force et contre leur intérêt dans la voie des études classiques est présenté comme l’échec de l’école elle-même. On en conclut que le changement quantitatif doit entraîner un changement qualitatif. Ce que tout le monde ne peut pas faire, qu’il soit interdit à quiconque de le faire ! Car nul n’est respectable s’il n’est déclaré bachelier : tel est l’axiome de ce qu’on appelle effrontément l’école démocratique. Ce discours de mépris passera, comme tant d’autres. Peut-être même, selon de récents échos, est-il sur le point de passer...
Mais en attendant quel sort est-il réservé aux maîtres, instituteurs, professeurs, auxquels naguère encore une relation essentielle au savoir et à la culture assurait l’indépendance, l’autorité, par suite la considération à la fois du pouvoir temporel et du public ?
Il faut poser la question en ces termes si l’on veut comprendre quelque chose à ce qui nous arrive. Il est certes indispensable de dénoncer la surcharge des effectifs, le délabrement des locaux, le désordre des établissements, l’insuffisance des traitements, la crise dramatique du recrutement et choses semblables. Mais cette dénonciation répétée risque de rester vaine si l’on ne remonte pas jusqu’à une cause générale. Car une telle abondance d’effets déplorables ne peut pas résulter de hasards malheureux, de simples maladresses politiques.
Osons le dire : l’école, telle que la plupart d’entre nous la concevaient et, pour cette raison même, avaient choisi de la servir, n’intéresse plus la société dans l’ensemble du monde occidental. L’économie de marché, la trilogie production – échange – consommation, déjà tant vantée par les économistes libéraux du XVIIIe siècle, tend à investir la société dans toute son étendue pour ne laisser place à aucune autre institution vraiment indépendante. Dans l’euphorie de la consommation devenue mesure de toute vie, le public n’a plus d’exigence proprement politique. Ainsi s’installe une sorte de totalitarisme économique, doux en apparence, bariolé, mais en réalité exclusif, intolérant à tout ce qui ne lui est pas entièrement dévoué. L’école où l’on s’instruit par méthode et démonstration, où on lit pour le plaisir les plus beaux poèmes, est désormais de trop. On n’a pas d’argent à dépenser pour des choses aussi futiles, pour tout dire aussi peu rentables !
Quand nous déplorons l’effet destructeur des réformes, il nous faut savoir que le mal vient de loin. Pardonnez-moi d’évoquer plus particulièrement la philosophie, mais toutes les grandes disciplines sont logées à la même enseigne. Simone Weil écrivait déjà en 1942 peu avant sa mort : « La mode aujourd’hui est de progresser, d’évoluer. C’est même quelque chose de plus contraignant qu’une mode. Si le grand public savait que la philosophie n’est pas susceptible de progrès, il souffrirait mal sans doute qu’elle ait part aux dépenses publiques. Il n’est pas dans l’esprit de notre époque d’inscrire au budget ce qui est éternel » .
Pour sauver l’école, il faudrait qu’il existât une instance assez indépendante du monde des affaires, une autorité qui ne serait pas seulement préoccupée de faire marcher la boutique, en un mot une volonté proprement politique, comme il a pu en exister parfois dans un passé qui s’éloigne. Car nous en savons quelque chose : il est moins possible que jamais de faire passer en haut lieu le message le plus simple.
Le supermarché mondial, c’est grisant. Tenir tête aux Japonais, c’est sublime. Mais pourquoi le marché devrait-il absorber toute institution, ne comporter aucune marge de liberté vraie ?
Il fut un temps où le monde des affaires tolérait la libre spéculation dans le meilleur sens du mot. Dans une lettre adressée d’Amsterdam, Descartes écrit : « ...en cette grande ville où je suis, n’y ayant personne, excepté moi, qui n’exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne... Le bruit même de leurs tracas n’interrompt pas plus mes rêveries, que ferait celui de quelque ruisseau » .
Mais nous ne demandons pas autre chose !
Il est vrai que Descartes n’avait pas besoin, comme il dit si bien, de faire un métier de la science pour le soulagement de sa fortune. Mais enfin notre opulente modernité ne peut-elle donc tolérer un espace de liberté où il soit possible d’offrir instruction et culture sans l’obsession de la rentabilité ? Coûte-t-il vraiment trop cher de consacrer quelques heures à lire en classe Rimbaud ou Ronsard, de continuer à enseigner la démonstration ? Est-ce vraiment perdre son temps ? Car le temps, entendons le nombre d’heures de cours, c’est de l’argent ! Il est assurément plus économique d’appliquer sans réfléchir des formules toutes faites.
Mais surtout l’univers de l’information audio-visuelle permanente est allergique à l’école. Dès qu’on croit savoir, on ne veut pas apprendre. Ce qui n’est plus tolérable, c’est de commencer par le commencement, de mettre en plein jour l’élémentaire, de procéder par ordre, de justifier ce qu’on avance. Le bain médiatique fait paraître archaïque le moindre effort intellectuel. L’école n’est pas seulement déconsidérée ; elle n’est pas seulement en chute libre à la bourse des valeurs ; il existe jusque dans les milieux dirigeants une véritable haine de l’école pouvant seule expliquer l’acharnement avec lequel est mise en cause l’indépendance traditionnelle du corps enseignant.
On a entendu dire un jour au cabinet d’un ministre, rue de Grenelle, qu’un professeur qui consacre une heure de recherche dans une bibliothèque vole cette heure à ses élèves. Il n’est plus question de flâner dans une librairie, de continuer de s’instruire, de se cultiver dans la discipline qu’on enseigne.
Qu’on me pardonne cette redite : si le négociant, celui qui selon le latin n’a pas loisir, pose la question de la fable : « que faisiez-vous au temps chaud ? » Il est impossible de lui répondre « je chantais » ; notre société affairiste tolère très bien le bruit, mais elle n’aime pas la musique !
Et puis le loisir au sens grec, Σχολή / scholè, d’où vient le mot école, n’est pas compatible par les grilles de gestion. On voudrait nous faire croire que, par son mode même de fonctionnement, notre société tend peu à peu à exclure de l’école tout ce qui se rapporte à la formation de l’esprit, à la culture désintéressée.
Entendons-nous bien : ce discours n’est pas celui des industriels qui, quant à eux, préfèrent en général des hommes instruits et cultivés. Il est le fait des sociologues et pédagogues conseillers du Prince.
Le savoir et la culture continueront certes de se transmettre au petit nombre par les voies confidentielles et familiales dont peuvent toujours bénéficier les privilégiés. C’est une forme de privatisation qui, n’ayant rien de spectaculaire, risque, au moins dans un premier temps, de ne pas susciter de contestation sérieuse. Faut-il alors nous en tenir à nos chères études en attendant que prennent fin les nuisances du discours pédagogique et que d’elle-même l’école renaisse de ses cendres ? Ou bien conduire en même temps avec vigilance la réflexion qui, dés aujourd’hui, peut nous conforter dans sa défense ?
Discussion
Bernard Frangin
Monsieur MUGLIONI nous a parlé du beau mot d’élève. Je voulais lui demander s’il n’y a pas eu aussi naguère un beau mot qui était le mot de maître d’école, parce que les maîtres d’écoles étaient les grands dévoués de la République ; ceux qui chaque matin faisaient inscrire au tableau noir une devise civique qui était digérée pendant toute la journée. Je crois que c’est les maîtres d’école qui ont fait, pendant très longtemps, des petits Français de bons citoyens.
Jacques Muglioni
Depuis qu’on ne fait plus de latin, on commet des contresens, et pendant toute la période des années 60, on a cru que « maître » traduisait le latin « dominus », c’est-à-dire celui qui domine. On avait complètement oublié le terme de « magister ». Il n’y a aucun rapport entre le maître d’école et le maître d’un chantier ou de maison. Ce contresens prouve l’illettrisme contemporain.
[…]
Public
Dans son livre sur la République, Platon explique comment les lois de la République permettent à des tyrans de prendre tranquillement le pouvoir. Pensez-vous que cela pourrait se reproduire aujourd’hui, en Europe, et si le risque existe, que peut-on faire pour l’écarter ?
Jacques Muglioni
Sans être un spécialiste de Platon, on est obligé de revenir à la distinction des mots « démocratie » et « république ».
Dans le grand dialogue que nous appelons La République, Platon donne au mot « démocratie » un sens que généralement aujourd’hui nous refusons.
La démocratie, il ne la définit pas comme nous définissons la République, mais comme le pouvoir du dèmos, c’est-à-dire du peuple, mais du peuple considéré comme foule. C’est très clair en particulier dans l’Apologie de Socrate. Socrate raconte qu’on a voulu un jour le mobiliser pour participer à la mise en place d’un procès, le procès des amiraux qui, après la bataille des Arginuses, n’avaient pas relevé les morts à cause de la tempête. Certains voulaient un procès collectif. Et Socrate s’y est opposé parce que selon les lois du temps de
Périclès, les procès collectifs étaient exclus, c’est-à-dire que Socrate se référait à la Loi. Il n’y a pas de République sans Loi. La dictature du dèmos, du peuple, ce n’est pas la République. À la limite de la signification du mot « démocratique », on pourrait dire que le lynchage est un phénomène parfaitement démocratique puisque tout le monde est d’accord.
Il est évident que pour nous le mot « démocratie » a un autre sens. Alors nous sommes pris dans une difficulté qui est évidemment en partie de l’ordre du langage ; par exemple chez un auteur comme Montesquieu, République et démocratie ne s’opposent plus. Mais ce n’est pas toujours le cas, quand par exemple, il y a la dictature de ce qu’on appelait le peuple, le dèmos, la foule, et par là-même la dictature des orateurs. Si c’est la foule qui a le pouvoir, alors ce sont les individus qui sont capables de capter l’attention et l’intérêt de la foule qui sont au pouvoir. Et d’orateur en orateur, on va jusqu’à celui qui attirera sur lui l’admiration et l’adhésion, c’est-à-dire le tyran. Voilà pourquoi Platon peut dire que la pente naturelle de la démocratie conduit à la tyrannie : c’est par l’intermédiaire du règne des orateurs.
[…]
Public
[…] Lorsqu’on a le pouvoir, on va s’attacher à mettre des coussins, des relais, des régulateurs, jusqu’à ce que ces régulateurs entre le citoyen et le pouvoir deviennent davantage des coussins que des échos.
Ce grand régulateur, c’est l’administration de ce que vous appelez la République. Il y a actuellement énormément de problèmes à traiter entre cette administration du pouvoir et le citoyen au service duquel elle prétend être. D’ailleurs aucun citoyen aujourd’hui ne vous dira qu’il sent l’administration à son service. Il y a là un indicateur très formel du risque de voir glisser la République dans un pouvoir qui n’est même pas celui que l’homme politique met en place pour soi-disant administrer le collectif. Qu’en pensez-vous ?
Jacques Muglioni
Je pense que ce n’est pas une question, mais vous avez en même temps que posé la question, fourni une réponse. J’ai retenu surtout l’idée que le pouvoir dans un pays qui se dit à la fois républicain et démocratique, est un pouvoir tout-à-fait enfermé sur lui-même et inaccessible. On croit qu’on a affaire à des personnalités qui ont été régulièrement élues, et qui par suite, représentent le peuple. En fait, quand on s’approche des diverses instances, on s’aperçoit que les ministres, etc., sont « entourés ». Ils sont complètement coupés du monde extérieur, de l’opinion et même si toutes les formes de la courtoisie sont respectées, ils sont radicalement inaccessibles. Voilà pourquoi le message ne passe pas, et il ne passe pas parce que les hautes personnalités politiques sont comme prévenues ou placées dans l’impossibilité d’entendre, par un entourage. Voilà, d’où parfois, certaines déceptions parfois très amères.
Public
Ma question s’adresse à Monsieur Muglioni et a trait au rôle de l’école dans la République. On reproche souvent à l’école de s’ouvrir à la vie. La généralisation de cette tendance est peut-être à regretter. Mais ne peut-on pas penser aussi qu’ouvrir l’école à la vie soit la seule façon, face à un public scolaire difficile et nombreux pour certaines catégories d’établissements, n’est-ce pas la seule façon de le préparer à devenir citoyen de la République ? Ouvrir l’école à la vie, n’est-ce pas la seule façon de recréer un tissu social, qui fait cruellement défaut à ce public scolaire ?
Jacques Muglioni
Ce serait tout à reprendre, n’est-ce pas ! D’abord, parce qu’ouvrir l’école à la vie, c’est contraire à la laïcité. L’école n’est républicaine que si elle est un lieu retiré, c’est-à-dire un lieu où l’on est libre. Dans la famille, dans la profession, dans la rue, l’homme n’est pas libre.
J’ai été invité l’an dernier à parler un mercredi matin à des lycéens de classe terminale d’un lycée de la banlieue parisienne. Ils étaient une centaine, et je leur ai dit : « entre les quatre murs de cette salle, vous êtres libres ». C’est quand vous sortirez, que vous mettrez les écouteurs sur les oreilles, que vous suivrez les opinions, que vous verrez la télévision, que vous subirez les influences, c’est là que vous ne serez pas libres. On est libre dans l’école, dans la classe, avec ses murs nus ; on n’est pas libre ailleurs. Alors, l’ouverture à la vie, c’est évidemment l’annonce de la servitude.
Qu’est-ce que c’est la vie ? C’est la vie avec ses préjugés, avec ses mœurs changeantes ; la vie c’est ce qu’il y a de plus contingent et de plus incertain. Or, l’enfant doit entrer à l’école pour y acquérir des certitudes profondes et personnelles, qui soient de l’ordre du savoir et de la raison. Voilà pourquoi il faut un recueillement, une séparation, une distance. Dans le monde contemporain, l’école devrait être l’oasis de liberté, où l’on peut véritablement apprendre à penser par soi même.
Voilà pourquoi je crois que toute la rhétorique de l’ouverture à la vie et de l’adaptation vise à la destruction sans pitié de l’école Républicaine.