Inspecteur général honoraire, Jean Lechat a succédé à Jacques Muglioni au poste de doyen.
Texte publié dans la Revue de l’enseignement philosophique, 46e année, n°3, janvier-février 1996 pages 78-82.
Jacques Muglioni a été un très grand inspecteur général, pour avoir tenu sa fonction à la hauteur où il jugeait qu’elle devait être, dont il ne pensait pas qu’elle fût sur l’échelle où s’ordonnent les pouvoirs, mais hors d’elle, dans l’impérieux devoir de payer de sa personne en donnant partout l’exemple, ce qui consiste, comme il aimait dire, à remplir comme il faut la fonction de professeur itinérant. Je ne veux pas adresser à la mémoire de Jacques Muglioni l’éloge convenu que réserve la déférence aux puissances et aux célébrités ; il n’a jamais voulu en être. Je veux simplement dire mon admiration pour le grand inspecteur qui n’a jamais cherché à mettre au plus haut, contre toutes les forces qui depuis longtemps, et encore aujourd’hui, travaillent à leur abaissement, que la philosophie, en laquelle il était un maître, son enseignement, en lequel lui-même excellait, et l’école, dont sans doute personne mieux que lui n’a su, en des formules plus cristallines, montrer ce qu’il faut qu’elle soit pour être égale à son idée.
Il savait qu’il est une autorité autre que le pouvoir, celle de l’esprit, qui précisément est sans pouvoir et sans force qui contraigne, qui tient dans la ferme résolution, dût-elle déplaire au pouvoir, ce que plus d’une fois il advint, et en être sanctionné, et affronter l’opinion, de n’abdiquer en aucune circonstance le libre jugement. Il tirait cette sorte d’autorité, qu’il avait au plus haut point, de l’idée que personne, pas même les auteurs les plus prestigieux, ne fait autorité, que ne s’impose à l’esprit que la vérité reconnue telle. L’autorité du professeur, celle de l’inspecteur, qui sont de même sorte, qui rassemblent l’un et l’autre en la même fonction, tiennent dans la nature de l’enseignement, qui ne consiste jamais qu’à montrer le vrai et le beau. C’est assez d’être moniteur, mais on ne saurait l’être trop ; le vrai livré à la devinette, ou rencontré à l’aveugle, est pire que le faux, qui du moins peut parfois ouvrir les yeux. Il suffit de montrer, pourvu que rien ne demeure caché ; mais il ne faut pas faire plus ou autre chose, qui ne tenant plus à la règle stricte et suffisante de faire voir, sans aucun artifice, le vrai, aussitôt descend à la technique autoritaire de la transmission des messages. Les machines aussi peuvent émettre et recevoir, et elles n’ont pas d’esprit.
Tel n’était pas le cas, tout au contraire, durant les longues années que, mû de la passion que mérite la défense d’une grande cause, il le combattit, ce que Jacques Muglioni nommait le discours pédagogique dominant. Il fallait un singulier courage pour oser affronter l’immense et puissant consensus, orchestré par le pouvoir, qui sacrifie l’instruction publique à l’idéologie pragmatique d’ouvrir l’école sur la vie en l’asservissant aux intérêts de la société civile ; il fallait compter sans faiblir sur ce que peut la pensée pour oser dénoncer la réelle faiblesse de l’idéologie scolaire puissamment arrimée aux prestiges de la scientificité. Je ne veux pas réduire la pensée et l’œuvre de Jacques Muglioni, dont la vigueur et la pénétration prolongeront pour longtemps l’influence, à ce qu’il a dit de l’école et fait pour elle, ni ramener son grand caractère à la seule hauteur du courageux combat qu’il a, sans calcul et sans aucune prudence, mené contre son abaissement. Je voudrais, cher Jacques Muglioni, simplement, comme vous l’auriez aimé, en vous résumant hélas trop, ce que vous auriez moins aimé, dire ce que vous avez donné à penser de l’école, institution de l’instruction publique, pour délivrer de l’empêchement, officiel ou diffus, d’enseigner.
L’école est le lieu du loisir ; là est l’idée, formée par les Grecs, à laquelle il faut sans cesse revenir pour retrouver l’école, que son image brouillée et subvertie rend aujourd’hui méconnaissable. C’est le lieu, séparé de la vie qu’on appelle active simplement parce qu’elle est prise par la nécessité des affaires et chargée du poids des responsabilités, où libre de tous soins l’élève prend le temps, qui par l’institution lui est donné, de s’instruire. Sans doute est-ce dans son enfance et dans sa jeunesse qu’on va à l’école ; mais le temps institué de l’école ne trouve pas son sens et sa référence dans l’ordre biologique de la succession des âges. Ce qui fonde la différence entre le maître et l’élève n’est pas la différence d’âge qui est entre l’adulte et l’enfant, et les parents de ceux qui vont à l’école sont et demeurent des parents d’enfants, sans être jamais, comme ils le prétendent, des parents d’élèves. Le temps de l’école n’est pas le temps initiatique de la préparation à la vie adulte, ou de la socialisation, comme si l’école devait être l’instrument d’une culture ethnique ou la servante d’une collectivité ; ce qui fait en l’enfant l’élève est l’homme qu’il veut être, l’instruction qu’il attend n’est pas l’imprégnation du collectif, c’est sa relation personnelle à l’universel, et l’idée grecque de l’école est puisée, non dans le folklore athénien, mais dans le trésor de la pensée.
Ainsi Jacques Muglioni sauvait l’école, contre l’opinion dominante, de la servitude tenace et multiforme où elle est réduite : non, l’école n’est pas faite pour préparer à la vie sociale et professionnelle ; non, elle n’est pas la servante des intérêts conjoncturels de la société civile ; non, elle n’est pas elle-même une petite communauté faite pour être à l’image d’une plus grande ; une classe n’est pas un groupe justiciable de la micro-sociologie, et quand une classe descend jusqu’à l’état de groupe, c’est qu’on n’y apprend plus rien et qu’elle n’est plus une classe ; non, l’école n’est pas faite pour servir d’objet à la psychologie, à la sociologie, en général aux sciences de l’éducation qui l’investissent sans toucher si peu que ce soit à la question de l’enseignement ; il n’est pas même vrai que l’école prépare aux diplômes, qui sont, et c’est assez, des certificats d’études, mais pas la fin de l’école. La fin de l’école, Jacques Muglioni eut l’occasion mémorable de le dire à Spa, devant un auditoire consterné, est, par l’instruction, la liberté.
L’école, n’ayant d’aucune manière vocation à la servitude, n’est pas un service ; l’instruction publique n’est pas un service public, c’est une institution organique de la République ; l’instruction publique n’est pas publique comme est un service public, elle est publique comme est la République, qui définit les droits et les devoirs du citoyen, et non les services desquels peuvent disposer leurs usagers. Déclarer service public l’école publique est pire qu’une erreur, c’est une faute ; un service, pour être public, n’en n’est pas moins un service, et chacun sait combien est difficile la définition des différences qui peuvent permettre de distinguer un service public d’avec un service privé, et faciles la confusion de l’un avec l’autre, et les empiétements de l’un sur l’autre. C’est passer, en fait, du côté de ceux qui veulent à l’école des usagers et des partenaires, comme en ont les entreprises industrielles ou commerciales, de ceux qui cherchent à se décharger, comme d’une tâche qu’il vaut mieux, ou qu’il est plus commode, de confier aux hommes de l’art, de l’éducation de leurs enfants, que de défendre le service public de l’éducation. La République a dans l’instruction publique la condition de son existence et de sa conservation. Jacques Muglioni aimait à citer Montesquieu : c’est dans le gouvernement républicain que l’on a besoin de toute la puissance de l’éducation, de l’éducation entièrement tributaire de l’instruction ; car il faut à la République des citoyens qui le soient, pas des négociants, une école pour faire des citoyens éclairés, par là libres. La liberté sera perdue, quand l’école sera tout à fait semblable à une entreprise.
Depuis longtemps il n’était question, à l’intérieur même de l’école, que de professionnalisme et de professionnalisation ; déjà régnait presque sans partage et toujours comme un dogme l’opinion que l’enseignement est un métier parmi les autres, tenant, comme les autres, en un savoir-faire, en l’occurrence consistant à posséder la technique de transmettre un savoir, ce que ne savent pas forcément faire même les plus savants. Le dogme régnant est que, autre chose est de posséder un savoir, quel qu’il soit, plus ou moins bien su, bien ou mal acquis, peu importent les chemins suivis pour l’acquérir, autre chose est de savoir le communiquer ; dans ce hiatus s’engouffre toute la technique pédagogique, elle-même objet d’un apprentissage ; de cette différence revendiquée naît la séparation proclamée de la recherche, spécialiste de l’élaboration des savoirs, et de l’enseignement, qui ne le fait pas, à qui échoit le rôle subalterne du répétiteur. À cette opinion, largement consensuelle, Jacques Muglioni opposait la dénégation la plus forte et la plus pénétrante : non, il n’est pas vrai qu’il soit possible de savoir sans savoir enseigner ce qu’on sait ; savoir quelque chose est le savoir selon les règles par lesquelles on l’apprend, qui sont celles mêmes par lesquelles on l’enseigne. La vraie question de l’enseignement n’est pas : comment enseigner ? qui aussitôt engage dans la voie des artifices dont se repaît le discours pédagogique, c’est : qu’est-ce qu’apprendre ? Question qui met hors de propos les techniques de l’apprentissage, délivre de la pédagogie de la globalité, disqualifie le discours inégalitaire qui persuade de s’adapter aux enfants tels que le monde familial et social les a faits. Enseigner est commencer par les commencements, sans supposer dans l’élève, qui ainsi commence de l’être, aucun bagage préacquis. On doit à Jacques Muglioni, c’est trop peu dire d’avoir rappelé, d’avoir révélé à la lumière, contre l’apparence, que tout enseignement, de quelque ordre qu’il soit, est élémentaire, non pas inachevé ou lacunaire, au contraire parfait comme est parfaite la connaissance qui suit les chemins qu’il faut suivre pour apprendre. L’information du dernier état de la science, livré tel quel, coupé des chemins que les progrès de l’esprit ont pris pour s’y rendre, n’instruit pas plus que n’instruit un résultat privé de sa démonstration. L’enseignement élémentaire n’est pas d’une science d’écolier, différente, comme voudraient le faire croire des didacticiens d’aujourd’hui, de la science scientifique. Si ce qu’apprend l’écolier était su sans les règles par lesquelles on l’apprend, ce n’est pas alors qu’il saurait autrement que la science, ce serait qu’il ne saurait vraiment rien.
L’enseignement est réellement élémentaire quant il est réellement encyclopédique, selon ce que dit le mot, qui est le cycle des études qu’il faut parcourir pour s’instruire, et atteindre, à la fin, à une vue d’ensemble. L’encyclopédie est l’exact contraire de l’entassement d’informations occasionnelles, glanées ici et là dans le conglomérat des savoirs éclatés, spécialisés d’après les circonstances de la pratique. Jacques Muglioni voulait ainsi, avec quelle force ! libérer l’école des pressantes urgences dont l’assiège une modernité sans mémoire, pour la ramener à sa vocation vraie, qui est de suivre, en prenant le temps, le cycle des études, qui est l’ordre du vrai et le trésor de la pensée, dans le moment qu’il rendait justice, avec quelle pénétration ! à la grande figure de Comte, philosophe pour notre temps.
L’admiration, qui combat toutes les préventions, est la lumière de l’esprit ; le ressentiment, ennemi de tout ce qui a de la noblesse, est la source de l’égalisation par le bas. Ainsi pensait, avec sa tête et avec son cœur, mon ami Jacques Muglioni, qui a tant fait, et jusqu’à la mort, pour que soient admirés les trésors de l’humanité, et rétabli en sa noblesse le travail de l’esprit.