Texte publié dans la Revue de l'enseignement philosophique, 46e année, n°3, janvier-février 1996.
Je n’ai malheureusement pas été l’élève de Jacques Muglioni. Je le vis pour la première fois quand, inspecteur général, il entra (un samedi après-midi) dans ma classe d’hypokhâgne. Peu de mots lui suffirent pour légitimer l’ambition philosophique de l’enseignement. C’était en 1966. Peu après, alors que l’existence même du Capes et de l’agrégation était compromise, il affirmait son attachement au principe des concours nationaux de recrutement, dont la signification républicaine et démocratique était trop souvent oubliée. Au jury de Capes de 1968 et des années suivantes, j’ai pu admirer comment, dans des circonstances difficiles, il savait maintenir une exigence d’équité sans céder ni à l’intimidation des uns, ni à la pusillanimité des autres. Il ne s’agissait pas d’un arbitrage trop habile entre contestation et conservatisme, mais du respect dû au travail des candidats, c’est-à-dire à de futurs collègues.
Lorsque je fus élu en juin 1969 président de l’Association des professeurs de philosophie, j’étais déjà dans l’enseignement supérieur. Au milieu de beaucoup de remous et d’incertitudes, il fallait assurer l’indépendance de l’Association à l’égard des emprises idéologiques comme des orientations ministérielles, défendre les intérêts de l’enseignement philosophique, améliorer les conditions de travail des professeurs et des élèves. Toujours attentif aux inquiétudes de nos collègues, Jacques Muglioni, bientôt doyen de l’inspection générale de philosophie, a fréquemment consulté le président de l’Association, et il tenait le plus grand compte des positions prises par le bureau national, mais sans jamais tenter de les infléchir. Il n’oubliait pas qu’il était d’abord professeur, et en tant qu’inspecteur général, défenseur naturel de l’enseignement philosophique. Bien entendu l’inspection générale doit résoudre des problèmes immédiats, elle a des responsabilités qui lui sont propres et qui ne sont pas celles d’une Association libre de ses réactions et de ses revendications. Un accord public, systématiquement recherché, n’aurait été à l’avantage de personne. Mais alors que les menaces se précisaient, la confiance réciproque ne cessait de s’approfondir.
Cette convergence de l’action de l’Inspection générale et de l’Association se manifesta avec efficacité dans quelques combats décisifs. En 1974, le projet du Ministre René Haby d’une classe terminale totalement optionnelle était alors présenté comme une évolution irrésistible vers plus de liberté (!) pour le lycéen. Si évidemment ruineux qu’eût été « le tout optionnel » pour l’enseignement philosophique, plus d’un collègue s’y résignait, espérant tout au plus négocier quelques compensations. Nous fûmes assez peu nombreux à dire non, décidément non, dès le début. Jacques Muglioni et Étienne Borne, alors inspecteur général honoraire, furent de ceux-là. Bien sûr, il y eut des alliés précieux. Mais M. René Haby lui-même a reconnu que l’échec d’une partie essentielle de ses projets a été dû à la détermination des « philosophes ».
Jacques Muglioni savait que l’avenir de l’enseignement philosophique, au sens que nous lui donnons, était inséparable de celui de l’École républicaine. Or il en voyait les principes sapés au nom d’une idéologie pédagogique qu’avait déjà dénoncée Hegel. L’élève disparaissait pour faire place à l’enfant, l’éducation permettait d’éliminer l’instruction. L’école n’était plus ce lieu privilégié, protégé, qui donne accès aux savoirs élémentaires selon un projet authentiquement encyclopédique, mais un prétendu lieu de vie, ouvert sur la rue et sur la violence, où l’on ne forme plus des citoyens, mais où l’on adapte de futurs producteurs-consommateurs à un mercantilisme sans limite.
L’alternative essentielle fut lucidement décrite dans une conférence sur La fin de l’école que Jacques Muglioni prononça à Spa au printemps 1980. Il voulut bien en confier le texte à la Revue de l’enseignement philosophique (31ème année, octobre-novembre 1980) qui s’honore de l’avoir diffusée aussi largement que possible. « Le choix demeure donc – mais le moment du choix passera – entre d’une part la tradition de l’école comme servante de la société marchande et fabricatrice, et d’autre part la tradition de l’école comme lieu de découverte de l’instance théorique et de l’universel ». Le moment du choix est-il déjà passé ? Du moins nulle compromission sur les principes n’est désormais excusable.
Philosophie, école / même combat, tel fut d’ailleurs le titre retenu pour le recueil de contributions et de débats au colloque qu’il avait suscité et contribué à organiser à Sèvres les 6, 7 et 8 mars 1980 et qui avait réuni une centaine de participants de l’inspection, de l’enseignement supérieur et de l’enseignement secondaire. Jacques Muglioni comptait beaucoup sur de tels colloques en France, en Afrique francophone (Dakar, Yamoussoukro) ainsi que sur les échanges entre des professeurs français et leurs collègues italiens (Nice) ou allemands (Bonn). Sans doute, le rôle joué par l’enseignement philosophique dans les lycées français s’explique-t-il par une histoire particulière, mais loin d’être l’exaltation d’une tradition étatique, ce qu’il propose est un accès à l’universel. Systématiquement ignoré par les media, Philosophie, école / même combat n’eut pas le retentissement qu’il aurait pu et dû avoir.
Jacques Muglioni était courageux, de ce courage simple, mais si rare, qui résiste au consensus du jour, à l’entraînement des modes, aux évolutions qui ne deviennent inévitables que parce qu’on a fait croire qu’elles l’étaient. Lui-même s’étonnait de voir autour de lui tant de lâchetés, grandes et petites, alors que nous vivons en France, fort heureusement encore, dans une république où le courage des idées n’expose en général qu’à peu de risques. Il fit dans notre revue, l’éloge de l’imprudence, de cette imprudence qui ne craint pas de penser contre l’événement et ne croit pas nécessaire de se rallier d’emblée au plus puissant ou au plus médiatiquement répandu.
Jacques Muglioni se disait parfois pessimiste, mais d’un pessimisme actif, fait de lucidité. Le courage ne l’abandonna jamais : jusque dans ses dernières semaines il prit toute occasion d’écrire et de parler. Très éloigné des nihilismes contemporains, il se réclamait de Descartes, de Rousseau, de Kant, de Comte et, comme Husserl qu’il citait, il pensait que pour comprendre la crise présente, « il faudrait montrer comment le monde européen est né des idées de la raison, c’est-à-dire de l’esprit de la philosophie. »