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La vraie question est-elle : comment enseigner ou qu'est-ce qu'apprendre ?

Discours prononcé lors du Colloque national des professeurs de philosophie dans les écoles normales, à l’École normale d'Auteuil, 20-22 mai 1981. 

Texte publié dans : 

-Colloque national des professeurs de philosophie dans les écoles normales, Paris, CNDP, 1982

-Revue Humanisme, 2020/3, n°328 et 2020/4 n° 329

Texte adopté : les actes du colloque

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Au seuil de nos travaux je n’exprime qu’un vœu. Alors que tant d’énergies, dans nos sociétés si peu clairvoyantes, s’abandonnent au vertige de l’organisation, de la complication, ce qui a pour effet de réduire l’éducation à une sorte de système dont le fonctionnement tend à devenir de plus en plus étranger à sa fin, puissions-nous, au contraire, être attentifs à l’enseignement lui-même et à la classe où le maître a la charge d’instruire ses élèves selon le vrai pour qu’ils soient en mesure d’exercer leur liberté d’homme !

C’est pour tenter d’illustrer ce vœu que, sans préjuger de vos recherches et de vos débats, je me risque à vous proposer, le plus brièvement que je pourrai, trois ou quatre remarques très générales sur l’objet et la raison de notre rencontre, je veux dire l’essence éminemment philosophique de tout enseignement.

La première de ces remarques est que nul terme n’est de nos jours plus suspect que celui d’éducation. Ce titre, on le sait, sert parfois à couvrir des entreprises qui n’ont pas pour fin de faire des hommes libres. Si éduquer, en effet, c’est seulement conformer, moins à un modèle, il est vrai, qu’à une situation — ce que sous-entend l’injonction souvent faite à l’école de s’adapter au monde comme il va —, alors l’éducation ne consiste qu’en procédures d’imprégnation et elle vise à communiquer un ensemble de gestes, à monter des habitudes, à produire les comportements pouvant le mieux contribuer à la conservation d’un état de choses. Bref, sans l’instruction, l’éducation n’est rien d’autre que dressage ; elle désigne une technique de la servitude et non pas l’école de la liberté.

L’instruction seule est la garantie de l’éducation vraie. Loin de prétendre commander directement les volontés et d’inspirer irrésistiblement les actions, l’instruction se propose seulement, mais essentiellement, de permettre à l’élève de se munir de capacités liées à la faculté de comprendre, et dont il fera ensuite à ses propres fins un libre usage. Pour mieux la déconsidérer, on s’applique à la confondre avec une accumulation passive d’informations. Et c’est bien le sens dérisoire que retiennent des expressions telles que « la transmission » ou « le contrôle des connaissances », où s’efface le vrai sens d’instruire qui veut dire bâtir, assembler, ranger, mettre en ordre. Avec ce mot, on peut dire en latin : dresser des tables (instruere mensas), monter sa maison (instruere domum), ranger l’armée en ordre de bataille (instruere exercitum). En terme de droit, instruire c’est mettre une cause en état d’être jugée. L’instruction primaire a toujours en principe pour objet de mettre l’enfant en état de lire, d’écrire, de compter, pour que, par ces capacités mêmes, il soit en mesure de conduire sa vie d’homme et de remplir ses devoirs, comme d’exercer ses droits, de citoyen. L’instruction est toute l’assise de l’éducation républicaine. Si donc cette idée était périmée, ce ne serait pas seulement une conception de l’enseignement qui aurait vécu.

Mais il faut aussi dire résolument que le projet d’instruire serait dénué de sens s’il ne supposait la juste appréciation d’un savoir édifié à hauteur d’homme et accessible à tout homme acceptant de suivre une méthode avec un peu d’attention. Car s’il n’était pas possible de commencer par des connaissances élémentaires, parfaites dans leur ordre et pouvant servir à en acquérir d’autres, le savoir échapperait au jugement, ne disposerait plus de règle sûre, se déroberait enfin à l’enseignement. Descartes note qu’« un enfant instruit en l’arithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles, se peut assurer d’avoir trouvé, touchant la somme qu’il examinait, tout ce que l’esprit humain saurait trouver ». Ce qui invite à écarter le préjugé sinon nouveau, du moins aujourd’hui singulièrement tenace, selon lequel le dernier cri de la science jette le discrédit sur toute la science enseignée et, en conséquence, doit entraîner le bouleversement des études. Une instruction publique n’est possible que s’il existe un savoir élémentaire et incontestable sur lequel un esprit simplement attentif peut faire fond.

À cet égard il peut être utile de comparer la méthode du savoir en général et l’écriture alphabétique qui rend possible en peu de temps un bon apprentissage de la lecture et de l’écriture. En effet, comme on sait lire et écrire sans avoir tout lu, on peut s’approprier dans divers domaines quelques connaissances parfaites, sans qu’il soit nécessaire de tout connaître. L’écriture alphabétique est elle-même une méthode universelle de lecture aisément transmissible et dont l’emploi n’a pas de limite, si bien que qui sait lire et écrire non seulement est déjà instruit, mais encore dispose de ce fait de quoi s’instruire. S’il faut, au contraire, déchiffrer un signe différent pour chaque chose ou pour chaque idée, l’apprentissage est pratiquement infini ; non seulement peu d’hommes parviennent à savoir lire, mais chacun d’eux sait plus ou moins lire, et surtout la lecture ne relève pas d’un apprentissage consistant à s’incorporer des règles, mais elle est plutôt comparable à une initiation toujours inachevée et faite de révélations successives. Au contraire, grâce à l’alphabet, l’écriture devient chose profane et virtuellement démocratique. Il est donc essentiel que l’apprentissage de la lecture suive la méthode d’une écriture qui répond de sa seule nature au projet d’instruire.

Or ce qui s’est passé pour l’apprentissage de la lecture offre déjà l’exemple de l’impatience pédagogique qui porte à délaisser l’idée d’instruction. Tout enseignement inclinant à commencer par des données globales et complexes revient à prétendre qu’on peut apprendre à lire sans apprendre les lettres et les règles de formation des mots. Et certes il peut sembler qu’on y parvienne d’une certaine manière, mais ce genre de réussite est sans remède. Car cette pédagogie hiéroglyphique ou idéographique, pour éviter les mots de la mode, qui tend à prévaloir sous le signe magique de l’ouverture au monde, favorise de redoutables habiletés et de petits talents, mais laisse sans secours le plus grand nombre des esprits qui ont besoin de comprendre et de suivre une règle pour aller plus loin. Au lieu de constituer une ouverture, cette pédagogie enferme l’élève dans le cercle sans fin des situations, des informations et des images. Le faux concret de l’imagerie et de la rumeur environnante est le plus sûr obstacle au savoir, parce qu’il incite à mépriser l’élémentaire et le simple, à se détourner de ce qui instruit vraiment et qui demande toujours un peu d’attention. On ne peut guère attendre de qui, même parmi les plus habiles, n’a pas commencé par le commencement.

S’instruire, c’est d’abord ne rien recevoir et ne rien faire qui ne dérive d’une règle par laquelle l’esprit ait fait sa tâche proprement sienne. C’est construire partiellement, avec toute la lenteur qui convient même aux plus habiles, la mémoire de la raison. C’est se munir intérieurement des règles permettant de retrouver soi-même les premières connaissances et, de là, d’en acquérir d’autres, même parmi les plus difficiles, tant que l’attention ne se lasse pas. Car l’attention est requise, non seulement pour retenir la règle et pour l’appliquer, mais plus encore pour penser, en tel ou tel cas, à l’appliquer. C’est ainsi que les exercices, comme leur répétition variée et appropriée, qui constituent l’un des principaux ressorts de l’enseignement, sont avant tout des exercices du jugement.

C’est dire que l’enfant doit apprendre très tôt, et sur les choses les plus simples, qu’il est personnellement responsable de la vérité et qu’il existe un ordre de vérité où nul ne peut lui en conter. En serions-nous donc venus au point où les jeux d’ombre que Platon situait dans une obscure caverne pourraient bien faire croire que, selon une fiction célèbre, d’inlassables chercheurs, de préférence américains, ont fini par découvrir dans les recoins du monde un nombre entier compris entre onze et douze ? Très croyable nouvelle, en effet, car dans l’ordre des choses ainsi révélées (information ici, c’est révélation) rien n’est impossible ni absurde. L’autonomie de l’élève, ce n’est donc pas la possibilité qui lui serait offerte de se procurer en abondance des documents et des images ; c’est plutôt de s’exercer dans la pratique d’une méthode qui lui donne le pouvoir de mettre à l’épreuve ses propres pensées et de ne pas croire n’importe quoi.

Il faut déjà être très instruit, en effet, pour choisir et interpréter des documents, trier des informations, remonter à leur source, déterminer leur valeur. Le bon usage des documents n’est pas l’origine du savoir, il en est le résultat. Bien plus, le savoir n’est pas une somme d’informations, un capital de données recueillies au hasard des rencontres ou dues à la générosité dispensatrice de ceux qui savent. Une information ne contribue à la connaissance que pour un esprit capable de mettre en œuvre la méthode permettant de l’établir et de la comprendre. Car apprendre quelque chose à quelqu’un est une formule qui ne met pas en jeu le sens vrai du verbe apprendre, signifiant seulement ici informer, renseigner, apporter une nouvelle. Pour que la nouvelle soit comprise, encore faut-il que celui qui l’apprend se réfère à ce qu’il sait déjà et peut trouver en lui-même, comme les notions de temps (s’il s’agit d’une date, par exemple), ou d’espace, ou de cause, etc. L’information par elle-même n’instruit pas, mais elle peut être utile à celui qui, par ailleurs, est déjà instruit. Apprendre quelque chose à quelqu’un ne constitue pas, mais suppose un apprendre fondamental qui fait toute la différence entre la machine informatique et l’esprit humain.

Enfin tenir une chose de la parole d’autrui ou d’une image tout faite, c’est la savoir sans l’avoir apprise ; et quand il s’agit de la connaissance rationnelle, qui suppose toujours le labeur de la pensée, ce genre de savoir corrompt, comme fait par exemple le faux savoir de l’enfant ou de l’adulte persuadé que la terre tourne autour du soleil, sans avoir jamais regardé le ciel qui pendant tant de siècles avait paru dire aux plus grands esprits tout le contraire. Le faux savoir venu du dehors affaiblit l’esprit plus que ne le fait l’ignorance même. Le monde autour, dont on fait si grand cas de nos jours, est la source permanente des préjugés, tel le racisme qui est appris, porté par l’air du temps. Or l’école c’est d’abord le refus de la rumeur et du spectacle qui, loin d’être des ouvertures, sont pour l’esprit des bornes. C’est pourquoi Descartes nous avertit qu’il vaut mieux ne jamais chercher la vérité sur aucune chose plutôt que de le faire sans méthode et met tant de soin à distinguer ce que chacun peut comprendre par sa seule raison, par la lumière naturelle, de ce que, au contraire, nous devons au hasard des choses ou au témoignage d’autrui.

Mais — c’est ma seconde remarque — l’idée de l’homme qui lui commande de s’instruire et, autant qu’il peut, d’instruire ses semblables, n’a aucune chance d’être seulement entrevue tant qu’on persiste à prendre l’activité technique pour le modèle unique de l’homme seulement défini comme producteur, utilisateur d’outil, outil d’outil. Aristote nous enseigne que la vie est action, non pas production, car celle-ci n’a pas sa fin en elle-même, mais hors d’elle-même. On ne tisse pas pour tisser, mais pour pouvoir couper des vêtements, et l’on ne fabrique pas des vêtements pour le plaisir, mais pour se vêtir. De plus, l’activité fabricatrice, esclave de la nécessité, n’incline pas naturellement à se penser elle-même. Car pour comprendre, il faut suspendre l’effort, mettre en doute, ne pas se contenter de réussir. Même rapportée aux tâches vitales, l’instruction suppose le désir de comprendre et l’exigence spéculative à laquelle se reconnaît l’homme libre. L’école n’existe que par une telle exigence et pour un tel désir. C’est une idée de Descartes que la connaissance de la géométrie permettrait aux artisans de s’instruire sur leurs métiers, comme la pratique des métiers pourrait donner à la géométrie l’occasion de servir à quelque chose.

Ici paraît, au sujet des rapports de l’instruction et du travail, la difficulté majeure que Simone Weil a tenté d’élucider, à savoir que l’enchaînement des mouvements et des travaux réels n’étant pas le même que l’enchaînement des pensées, ils sont souvent l’un sans l’autre ; d’où l’on voit que le travail le plus méthodique peut s’accomplir absolument sans pensée. Il y a de la méthode dans les opérations de production, mais, par un paradoxe qui menace la condition même du travail, plus ces opérations procèdent d’une méthode et moins il est nécessaire, ou même possible, d’appliquer la pensée à l’exécution. À la limite se tient la machine, mieux la machine automatique qui n’est rien d’autre qu’une méthode parfaite sans pensée aucune. Il importe de distinguer l’invention de la machine, sa conception, sa fabrication, son fonctionnement et aussi son emploi. Rarement le même homme conçoit et exécute ; et, même dans ce cas, il fait l’un et l’autre à des moments différents. Cette condition du travail pour la plupart, dans son rapport avec le savoir détenu par quelques-uns, est incomparablement plus importante que le seul statut juridique de la propriété, car elle détermine encore plus sûrement que celui-ci la détention effective des moyens de production. Il suffit, pour s’en convaincre, de songer au sort de ces ignorants spécialisés qui, pour survivre au progrès des techniques, sont condamnés, comme de simples produits, au recyclage, c’est-à-dire à un dressage périodique. Un spécialiste c’est, à la lettre, quelqu’un qui ne sait rien. Si donc la science venait à se confondre avec un savoir ésotérique et source réelle du pouvoir, elle finirait par établir une implacable tyrannie. À moins que, grâce à l’école, la science ne soit autre chose, en premier lieu le droit et le pouvoir conférés à tout homme de juger depuis son propre poste. Cette vigilance seule donne la force de ne pas se laisser intimider ou éblouir par un appareil technique dont les performances tendent, comme c’est aujourd’hui le cas de l’informatique, à détourner d’une réflexion sur les principes les plus simples. Il est donc essentiel de distinguer entre, d’un côté, la pensée qui demande seulement un certain exercice de l’attention et, de l’autre, l’habileté dans l’emploi des mécanismes, c’est-à-dire surtout des codes mis en œuvre, qui relève d’un dressage plus ou moins long, au terme duquel la pensée n’est pas plus prête à surgir qu’après le fonctionnement prolongé d’une machine. L’école seule peut donc sauver la science et la rendre à son idée première. Elle seule a le loisir de nous apprendre que l’ordre vrai est celui des pensées et qu’il est sot de consacrer son ignorance par l’admiration des effets.

Il nous est aisé d’imaginer une organisation de la production assez perfectionnée pour réduire à peu de chose le travail humain. Mais il y a loin du loisir de l’homme libre selon les Grecs, tourné vers l’action et la spéculation, à l’oisiveté résultant simplement de l’absence d’occupation. C’est pourquoi, quel que soit l’avenir de l’industrie et du système économique, il faut instruire le travail par respect pour le travailleur, et instruire plus librement encore le futur travailleur par respect pour le citoyen et pour l’homme. Ce projet d’instruction publique suppose que la liberté vraie soit rigoureusement distinguée de la puissance et qu’elle se définisse, non pas comme l’alliance de la puissance et du désir, mais comme l’accord de la pensée et de l’action. Cette vue qui n’est pas neuve annonce peut-être la seule révolution qui soit véritable. Mais elle ne paraît qu’à deux conditions. La première est de cesser d’entourer la science de mystère — disons même la plus haute science — et de la présenter comme inaccessible, comme la propriété intransmissible des seuls spécialistes. La croyance non critique en la complexité croissante et la technicité quasi initiatique du savoir encourage une vulgarisation dérisoire, conduit à confondre science et puissance, détourne finalement d’instruire. La seconde condition est de s’arracher à la fascination de l’économie et du productivisme pour former une autre idée de l’homme. Il faut réapprendre ce qu’Aristote savait déjà : fabriquer, échanger, s’enrichir relèvent de techniques qui ne définissent ni le citoyen ni l’homme au sens plein. Concluons que le divorce est absolu entre une politique qui se fait la servante de l’économie et un projet d’instruction publique ayant pour fin la liberté des hommes.

Ma troisième remarque est suscitée par la constatation suivante : l’invasion de la pédagogie par les modèles technologiques ou économiques conduit à attribuer les difficultés de l’enseignement aux seules procédures de transmission, comme s’il n’était qu’un fait de communication et d’échange. Mais si l’enseignement était tel, comment pourrait-il arriver que celui qui est censé partager ou donner devienne plus riche qu’auparavant ? C’est sans doute que dans l’ordre de la pensée il n’y a ni partage ni transport. On ne peut, en effet, s’approprier les pensées comme des choses ; les pensées sont toujours nos pensées et, avant d’être nôtres, elles n’étaient aucunement des pensées pour nous. Il est ainsi tout à fait vain de se demander comment, selon l’expression familière, faire passer ce qu’on sait, car d’un esprit à l’autre, en toute rigueur, rien ne peut passer. Faire provision de connaissances emmagasinées en nous comme des choses étrangères, ce n’est pas apprendre. Du moins un tel apprentissage n’intéresse-t-il qu’une mémoire sans âme, qu’on appelle encore mémoire, sans doute par dérision, comme celle d’un ordinateur. L’essentiel est de tenir ferme l’idée qu’il n’existe pas de connaissance constituée pouvant se conserver comme physiquement et par inertie hors d’un esprit, et que celui-ci n’aurait plus qu’à recevoir. Laissant à la rhétorique la part qui certes lui revient, concluons que le difficile est moins d’enseigner que d’apprendre soi-même. On montre qu’on est incompétent en matière d’enseignement quand on fait dépendre son succès de techniques ayant pour objet d’accroître l’efficacité de la communication. De telles techniques, en effet, ne concernent en aucune façon l’acte même d’apprendre.

Apprendre, dans le sens vrai, c’est apprendre soi-même et apprendre de soi, ce qui n’est rien d’autre que penser. Apprendre à penser à autrui dénote alors une intention illusoire ; c’est du moins une formule trompeuse. Car peut-on seulement apprendre à penser soi-même ? Non certes si l’on veut dire qu’on peut passer, par un acte de production, d’un moment où l’on ne pense pas encore à un moment où l’on pense enfin. Et en effet la pensée ne peut prendre appui que sur elle-même, ce qui veut dire qu’en un sens elle ne commence jamais. S’adresser à autrui, en particulier à un élève, c’est supposer qu’il pense déjà. S’interroger soi-même, c’est solliciter de soi des ressources qu’on ne doute pas de posséder. Et si la question vient d’autrui, elle ne rencontre d’écho que si, à mon tour, je me pose effectivement la question pour la faire mienne. C’est pourquoi le seul art pédagogique, et ce n’est pas rien, est de savoir donner l’exemple d’une pensée en acte qui s’interroge, afin que l’élève se sente incité à s’interroger à son tour. La pensée n’a qu’à paraître pour faire aussitôt penser. Mais y a-t-il en toute rigueur, pour la pensée, un art de paraître pouvant s’ajouter à son être pour la rendre sensible à qui d’abord ne pense pas ? Non, car la pensée ne parle qu’à la pensée. Si donc, en vérité, il est peu concevable d’apprendre à penser, comme on apprend quelque chose qu’on ne sait pas faire, du moins peut-on apprendre à reconnaître en soi-même, sans production aucune, le moment vrai de la pensée, ce qui n’est possible que si, en un sens on pense déjà.

Faut-il donc nier que l’art d’enseigner s’ajoute à la faculté d’apprendre ? Du moins enseigner est-il facile dés qu’on sait vraiment apprendre et qu’on a résolu la difficulté, la seule véritable, qui est d’apprendre soi-même. La faute originelle en pédagogie est de croire que l’échec d’un enseignement est seulement celui de la communication, comme si le maître qui sait ne savait pas comment s’y prendre pour exprimer et communiquer ce qu’il sait. Il est, en effet, étrange de constater qu’en général on se plaint d’un maléfice qui empêcherait l’auditoire d’apprendre à son tour ce qu’on ne doute pas soi-même de savoir et de savoir bien. Ce qui nous paraît disqualifier l’inquiétude pédagogique, c’est qu’elle ne porte jamais sur la qualité et la ferme présence du savoir chez le maître. Répétons-le : il est moins difficile d’enseigner que d’apprendre et, pour commencer, de le vouloir. Aussi ne peut-il guère arriver qu’on enseigne mal, mais plutôt que pour soi-même on apprenne mal, car c’est en tant qu’il apprend, en tant qu’élève, que le maître devient ce qu’il est. Voilà pourquoi l’on a pu dire que, dans l’enseignement, c’est celui qui enseigne qui apprend le plus. C’est ce que précisément l’on oublie quand on tient l’art d’enseigner pour une capacité à part, relevant d’un don ou d’une acquisition entièrement distincte. Ce pouvoir n’est rien d’autre que la capacité d’apprendre, c’est-à-dire, comme Platon nous l’a enseigné sans aucune faute, de découvrir en soi-même, non sans de laborieuses recherches, ce que d’une certaine façon on sait déjà et que tout homme peut savoir.

C’est donc dans la nature et la qualité de la relation qu’il entretient d’abord avec lui-même que se joue l’audience du maître dans sa classe. Nul ne l’ignore, même pas celui qui, fuyant l’épreuve de vérité, multiplie les diversions. Quand, dans la pratique quotidienne, un maître croit faire dépendre son audience de la disposition des tables, des techniques de groupe, ou quand il gémit sur la misère des temps, il est à craindre que ce dont il est en principe le gardien, mathématiques, histoire, philosophie, ne compte plus guère pour lui. Mais si, avant ou après la classe, il s’interroge sur ce qu’il comprend d’un texte ou d’un problème jusqu’à solliciter, s’il le faut, l’aide d’autrui, alors il est certain que les élèves s’instruisent et connaissent, comme le maître, le bonheur d’apprendre. Mais ce n’est pas une inquiétude pédagogique, c’est une inquiétude intellectuelle qui permet au maître de s’apercevoir qu’il n’interprète pas bien un texte ou qu’il construit de travers une démonstration. Et cette inquiétude, loin de lui inspirer une tristesse impuissante, lui donne la force de reprendre l’initiative et de valoir mieux demain. On n’est plus capable d’enseigner quand on n’est plus capable d’apprendre. C’est vrai de l’instituteur qui apprend à compter aux enfants. S’il se contente de répéter, le travail de la pensée sur elle-même ne se fait plus ; et l’auditoire qui voit loin, si jeune soit-il, songe à autre chose. Le secret d’enseigner, c’est de savoir, de vouloir, d’aimer apprendre même ce qu’on sait.

Il peut être utile de remarquer pour finir que l’acte d’apprendre considéré en lui-même rend seul son intérêt à la relation du maître et de l’élève. Par exemple, si l’on suit une récente indication de M. Dumont, on découvre que la relation entre l’enseignant et l’enseigné, que la mode obscurcit par l’effacement des substantifs et la réduction de l’enseignement aux techniques de communication, prend de façon inattendue son sens philosophique dans la Physique d’Aristote. Car dans ce cas particulier du mouvement, qui est tout l’objet de cette physique, la relation grammaticale entre l’actif et le passif exprime une relation réelle entre l’agent et le patient au cours de la transmission d’une forme. L’analyse aristotélicienne occupe peu d’espace, quelques lignes seulement dans le livre III de la Physique, mais l’exemple de l’enseignement est si constamment présent dans l’ensemble de cette œuvre, ainsi que dans la Métaphysique, sans parler de la Politique, qu’il est manifestement un sujet que l’auteur a beaucoup médité. Essayons donc d’entrevoir comment, sur l’enseignement, la lecture d’Aristote peut nous instruire.

En premier lieu, et ce n’est pas peu si l’on veut placer l’enseignement à la hauteur qui convient, l’enseignement donné et l’enseignement reçu sont un seul et même savoir. Autrement dit, le savoir ne change ni de nature ni de valeur en entrant à l’école et, dans la compréhension du problème le plus simple, c’est la vérité mathématique tout entière qui éclaire l’esprit de l’élève. Mais l’identité ne porte que sur le savoir qui se transmet et participe ainsi au mouvement d’enseigner et d’apprendre. Quant au fait même d’enseigner et au fait de recevoir l’enseignement, ils sont aussi différents que la route de Thèbes à Athènes, qui certes demeure égale à elle-même, mais diffère du tout au tout selon qu’on la prend dans un sens ou dans l’autre. Aller d’ici là-bas n’est pas la même chose que revenir ici de là-bas. Comprenons que l’élève et le maître ne peuvent pas être intervertis et que celui-ci ne peut pas se mettre à l’école de celui-là, comme on le répète si souvent de nos jours. Car l’acte de ceci dans cela, c’est-à-dire enseigner, diffère de l’acte de ceci sous l’action de cela, c’est-à-dire apprendre. L’enseignement suppose donc l’existence d’un savoir et de quelqu’un qui sait, son savoir en puissance pouvant être actualisé, notamment par l’acte d’enseigner. Il y a toujours un premier moteur et ce moteur existe en acte : c’est ainsi que l’homme est actualisé par l’homme et le musicien par le musicien. Bref l’enseignement suppose des maîtres et c’est par eux qu’il faut commencer si l’on veut comprendre et fonder l’école.

Mais le difficile est, une fois de plus, de comprendre comment celui qui ne sait pas peut apprendre, quelle que soit l’excellence du maître. Car, répétons-le, le vrai n’est pas une chose qu’on transporte et qu’on peut verser ; le vrai, dit Aristote, c’est saisir et énoncer ce qu’on saisit. L’essentiel est de se convaincre qu’ignorance n’est pas cécité, car si l’élève était un réceptacle inerte, l’enseignement ne pourrait pas commencer. Enseigner ne consiste donc pas à imposer du dehors une forme à une matière, comme font l’architecte ou le sculpteur ; cet acte doit se concevoir, non pas sur le modèle de la fabrication, mais plutôt sur celui de la génération. Il ne s’agit ni de fabriquer ni de façonner, mais d’instruire ; or ce n’est possible que si l’élève est capable d’apprendre comme le grain peut germer sous l’action du soleil. Et l’on n’apprend pas d’autrui, mais par autrui, c’est-à-dire, d’une certaine façon, de soi ; sinon comment Aristote pourrait-il insister sur le fait qu’on apprend à jouer de la cithare en jouant de la cithare, sans se laisser émouvoir par l’argument sophistique selon lequel celui qui ne possède pas la science ferait quand même ce qui est l’objet de la science. Et en effet, toute génération supposant que quelque chose est déjà engendré, tout mouvement en général supposant que quelque chose déjà se meut, il faut bien que celui qui étudie possède déjà quelque élément de la science. Autrement dit, ajouté simplement à l’ignorance, le savoir ne pourrait que s’annuler ; il se dissiperait dans un abîme sans fond. Or nous savons très bien que l’enseignement peut faire fond sur l’élève et que c’est toute sa justification. Le savoir ne s’ajoute jamais. Et dans l’acte d’apprendre — car apprendre est aussi un acte et, comme tel, antérieur à la puissance — celui qui apprend change tout entier et son être est tout entier en mouvement. Enfin le mouvement vers le savoir, qui est le mouvement propre de l’homme, ne prouve qu’il est parvenu à sa fin (c’est, si l’on veut, la théorie aristotélicienne de l’évaluation) que par l’exercice ; sinon l’on se demanderait, comme pour l’Hermès du peintre Pauson, si la science est assimilée ou purement extérieure. « L’œuvre est la fin, et l’acte, c’est l’œuvre ». L’enseignement est ainsi l’art de conduire le mouvement d’apprendre vers sa fin.

Cette brève lecture d’Aristote, dont nous ne faisons presque que reproduire des fragments, nous montre un chemin pour une réflexion philosophique sur l’enseignement et sur l’école. Ce sont les questions sur lesquelles la philosophie manque le moins de ressources. Elle nous instruit sur la fin de l’éducation, sur le sens et le fondement des divers enseignements, mais aussi sur l’enfance. Platon, par exemple, nous rappelle que « de tous les animaux c’est l’enfant qui est le plus difficile à manier », que « par l’excellence même de cette source de raison qui est en lui, non encore disciplinée, c’est une bête rusée, astucieuse, la plus insolente de toutes ». Nous comprenons que la vérité de l’enfant n’est pas ce qu’il est, objet incertain d’une science incertaine, mais ce qu’il est capable de devenir, et que c’est la volonté d’enseigner qui détermine exactement ce que nous avons besoin de savoir à son sujet pour l’instruire, car l’enfant à connaître n’existe pas ailleurs qu’à l’école dont il tient son être, sa dignité et son espérance d’écolier.

Ainsi l’art d’enseigner s’enracine dans une conviction réfléchie qui porte d’une part sur la valeur du savoir, d’autre part sur le mouvement naturel de l’homme vers la vérité. La tâche d’apprendre soi-même et d’aider ses semblables à s’instruire est donc l’une des plus hautes. Elle doit être estimée au-delà de tout prix. L’école ne peut pas être comparée avec les autres exigences du monde et de la vie, car ce n’est pas hors de l’école, mais dans l’école, que, par-delà toutes les modes, se tiennent dès l’origine et le monde et la vie selon l’ordre du vrai. Une école qui aurait à s’ouvrir ne serait pas encore l’école ; ce qui veut dire qu’elle est par définition l’ouverture. Il n’y a qu’une seule façon de sortir du limité et du fini, c’est de se tourner vers l’universel, qui est précisément l’objet de l’instruction et de l’éducation véritable. C’est pourquoi la société doit être invitée à se référer à l’école, et non pas, comme on ne cesse de le prétendre, l’école à la société. Quel autre sens donner de cette ferme injonction que Platon lance peu avant d’évoquer l’âge difficile de l’enfance : « Dès que revient la lumière du jour, il faut que les enfants prennent le chemin de l’école ».



Note sur la philosophie de l'histoire

Texte publié dans La Revue Socialiste, n°84, février 1955, pages 177-183.


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Si modeste soit l’intention, toute spéculation sur « l’origine et le sens de l’histoire » ranime l’illusion métaphysique. Au début d’un livre dans lequel le dogmatisme est dénoncé plus d’une fois, l’auteur nous avertit qu’il s’« appuie sur une thèse qui relève de la foi, thèse "Selon laquelle l’humanité" a une seule origine et tend vers un but unique ». Sans doute est-ce la mode, chez les philosophes d’aujourd’hui, de commencer un livre par une profession de foi, demandant qu’on admette sans examen ce qu’il faudrait établir. Il est vrai que la plupart des lecteurs cherchent dans les livres la confirmation de leurs propres préjugés ; aussi la compréhension leur est-elle acquise d’avance, puisqu’ils n’y trouvent jamais que ce qu’ils y cherchent. Mais quelque lecteur moins heureux se sent démuni et maudit les dieux de l’abandonner aux ténèbres du doute. Il s’arrête à le première page de bien des livres quand le titre ne l’a pas déjà découragé. Ainsi évite-t-il de regretter le temps perdu.

Quoi qu’il en soit, l’histoire est une passion moderne. Il fallait sans doute le recul du temps pour que l’humanité découvrît les moments distincts de sa course, mais il fallait surtout que des moments distincts apparussent par l’effet d’une succession rapide des événements. Il existe des sociétés sans histoire. Les anciens eux-mêmes, malgré leur philosophie du changement, ou en raison de cette philosophie, concevaient mal une histoire qui fût le développement dramatique et orienté de leur destin. Nous, au contraire, selon une image célèbre, nous avons pu voir des civilisations naître ou mourir, ou s’étendre, ou se transformer. Nous avons assisté à l’unification du monde, quand les progrès multipliés ont augmenté de façon inouïe la vitesse de ses transformations. L’idée s’est faite d’une histoire universelle, aventure commune dans l’espace et dans le temps, comme si les prémices de la préhistoire, les civilisations séparées ou stagnantes, annonçaient l’unité finale et déjà y participaient. Si c’est au terme d’une vie qu’on fait des bilans, notre humanité doit être bien vieille, qui passe le meilleur de son temps se souvenir d’elle-même. Toutefois, ni les contradictions que révèle toute histoire, ni la relativité des époques ou des situations ne l’incline encore au scepticisme. Elle cherche plutôt, en raisonnant sur l’histoire, à éclairer son propre élan pour l’accomplir. Elle trouve un sens dans ses contradictions même, une raison de croire dans ses hésitations, une dialectique dans ses mouvements obscurs.

Il faut donc revenir sur les prestiges de l’histoire. Cette science que l’absence très vénérée de son objet et par suite l’ambiguïté de ses preuves obligeaient à la rigueur la .plus extrême, a cédé chez, les meilleurs esprits à l’impatience métaphysique. Le mot même qui la désigne a pris l’enflure d’un concept souverain. On ne raconte plus seulement le passé selon l’ordre inaltérable du récit, on l’interprète selon les ambitions variables d’un peuple, d’une classe sociale ou d’une philosophie ; on se lasse d’écrire l’histoire, mais on la fait ; on ne se contente pas d’en accomplir sa part, mais on la vit pour se sentir comme un membre de ce monstre adoré et redouté qui absorbe tous les siècles. Ainsi l’Histoire est la totalité du devenir humain. On s’interroge sur son origine et sur sa fin. Et les deux points une fois trouvés, il suffit de les joindre pour tracer un sens.

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Quand on subit le charme de l’Histoire, la tentation est grande de consacrer ce qui est ou ce qui menace d’être. Ainsi, par l’effet hypnotique de quelques événements et la complicité de nombreux esprits, l’habitude a été prise d’imaginer la cité socialiste sous la forme d’un Léviathan moderne, doté des puissances formidables de l’industrie, de tables statistiques, de bureaux indiscrets et d’une police tentaculaire. La centralisation, le rationnement, le contrôle, l’organisation systématique ou autoritaire de l’économie, le planisme, le dirigisme, l’unanimité politique, tout ce qui dans nos sociétés paraît annoncer le règne d’un État absolu est porté à son compte. On se représente une société sans visage, un tout indivisible et sans conscience. A ce compte on peut croire que le socialisme est une « tendance fondamentale » de l’histoire contemporaine. Mais c’est oublier qu’avant d’être confondu avec cette évolution de plus en plus fatale, qui témoigne moins d’une doctrine ou d’une intention distincte qu’elle ne résulte de l’état des choses, et dont le terme est à peine concevable, le Socialisme à représenté une tout autre espérance.

Cette utopie peut être ramenée à quelques idées un peu trop simples, mais qui n’étaient pas loin de pressentir une sagesse. Celle-ci, par exemple, que la société en se justifiant institue le mensonge entre les hommes, qu’il n’y a pas, de justice immanente et que la répartition des biens ne résulte pas des mérites, qui d’ailleurs ne sont pas mesurables. Cette autre idée que le profit non seulement, n’est pas un mobile noble, puisqu’il implique l’exploitation du semblable par le semblable, mais n’est un mobile que parce qu’il est d’abord une éducation et une institution. Enfin que par l’égalité des chances et l’abandon de la morale répressive, tout homme doit accomplir sa liberté, c’est-à-dire sa valeur. Le socialisme a longtemps regardé les institutions avec scepticisme, condamnant toutes celles qui pesaient sur l’individu, en particulier le pouvoir politique ou l’État, en invoquant d’autres qui par un contact moral et libre à l’intérieur des groupes naturels (commune, atelier), instaureraient la cité harmonieuse. Établie sur la critique d’une sociologie, d’une psychologie et d’une morale, l’utopie socialiste était le rêve d’une fédération qui fût une société sans pouvoir et comme une amitié.

La mode n’est plus à l’utopie, peut-être parce que nous avons perdu le goût de rêver. Mais on n’a jamais examiné sérieusement l’utopie socialiste. Marx lui a substitué son prophétisme, c’est-à-dire qu’il a remplacé le rêve par la folie. Or cet examen pourrait rencontrer trois questions. D’abord est-il vrai que la société ne soit pas d’essence politique ? Par suite est-il raisonnable de tenter la dissolution de tout pouvoir, de toute espèce d’autorité qui implique respect et obéissance du plus grand nombre ? Le second problème n’est que l’aspect économique du premier : les formes du travail industriel rendent-elles possible l’égalité devant les tâches, c’est-à-dire une coopération qui reposerait sur un pur contrat moral ? Peut-on éviter la division entre les tâches d’invention, de gestion et d’exécution ? Sinon cette division technique s’accompagne-t-elle fatalement d’une division sociale, c’est-à-dire d’une inégalité ? Le dernier problème dépend des deux autres : l’histoire peut-elle réaliser la morale ? – Mais poser ces questions, n’est-ce pas approfondir l’idée socialiste elle-même ? Car des réponses négatives laissent sa place à un parti du socialisme, qui refuse de sacrer le pouvoir, et de prendre prétexte des différences nécessaires pour consacrer des hiérarchies. Ainsi compris, le socialisme n’a rien de commun avec l’étatisme, quelque forme qu’il prenne. Il n’est donc pas une tendance de l’histoire, mais plutôt de l’esprit contre l’histoire.

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Les Grecs ne pouvaient concevoir que l’histoire eût un sens. Le temps était, pour eux, une succession sans fin, non pas en ligne droite, mais comme le mouvement circulaire des astres qui recommence toujours. Ils n’ont donc pas eu de prophètes. C’est en effet la tradition biblique qui a introduit la philosophie de l’histoire, et jusque chez Marx on retrouve quelques thèmes majeurs du christianisme. L’histoire apparaît alors comme un drame dont les actes se succèdent jusqu’au dénouement final qui en donne le sens. L’homme a une destination qu’il s’agit de révéler et d’assurer. Ainsi le thème du prolétariat rédempteur : parce qu’il est la perte complète de l’homme, en se sauvant il sauvera tous les hommes. Ce messianisme satisfait le besoin de croire sous sa forme la plus ancienne. L’âge d’or, la terre promise, le paradis perdu sont des images sur lesquelles l’humanité reviendra longtemps encore. Est-ce, comme on le prétend, le regret obscur d’une vie embryonnaire ? Quoi qu’il en soit, l’homme est tenté invinciblement par la fiction d’un bonheur que lui refuse toujours le présent. Mais tandis que les anciens situent l’âge d’or dans le passé, car pour eux le temps défait plus, qu’il ne construit, les modernes l’imaginent dans l’avenir. L’espoir dont il est l’objet donne alors un sens à la souffrance. Le temps s’oriente selon cette fin ; alors se trouvent emportés l’absurde répétition du présent et le cercle vicieux de la durée. Ainsi l’« Histoire » est la fiction d’une perspective qui n’est pas tirée d’une analyse objective du temps, mais d’un regret ou d’un projet. C’est une idée romantique, c’est-à-dire une aventure du cœur.

Le sens du mot histoire s’est altéré quand il n’a plus désigné uniquement le récit, mais le, devenir lui-même. Invoquer l’histoire, c’est d’abord en appeler au souvenir des petits-neveux. Or ce goût dérisoire de l’immortalité conserve à l’histoire sa nature propre : l’histoire est monument. Mais lorsqu’on glisse de l’histoire écrite à l’histoire « vécue », on veut désigner l’expérience de mes actes et de mes projets, c’est-à-dire un mode d’existence dont l’avenir serait la source. Le temps ne se comprend plus seulement par les causes, mais par la fin, ce qui suppose que l’histoire est connaissable comme l’ensemble du devenir humain. Or l’idée du Tout enveloppe toujours une théodicée. Seul le contenu change, de Hegel à Marx, par exemple. La « lutte de classe» prend le sens d’une « mission historique » dont l’accomplissement sauvera l’humanité des conflits de sa « préhistoire ». Cette fin; justifie d’avance tous les moments de l’histoire. Tout est finalement rationnel, et comme l’histoire est à elle-même sa propre fin, comme tout se réalise en elle, on devine l’absolu dans l’histoire réalisée. Lénine avait bien raison de dire qu’on ne pouvait rien comprendre de Marx sans avoir lu Hegel.

Donc toute « philosophie de l’histoire » commet l’imprudence de discourir sur un temps achevé. Et c’est presque une définition. Or après la critique kantienne de la métaphysique la régression est remarquable... En effet, ou bien le temps est un concept vide dont je ne puis faire usage, ou bien il est la forme de notre expérience. Donc penser à l’avenir, c’est anticiper, mais non pas savoir ; et cette pensée peut aller du rêve au pronostic, mais elle ne peut pas s’établir sur une expérience qui ne nous est pas donnée. L’attente n’est pas connaissance, mais espérance quand elle porte sur l’événement, sinon sur la conformité de l’objet à ses lois comme en physique. Le temps n’est pas possession, mais absence. C’est précisément cet inachèvement qui rend l’histoire possible. Il n’est pas absolument vrai que nous « entrions dans l’histoire à reculons » comme dit Valéry, mais il est vrai qu’il n’y a d’histoire proprement dite que du passé. Regarder l’avenir en face, c’est faire preuve de résolution, non de science. Réciproquement on ne saurait tirer de l’histoire le choix d’une politique. Par exemple l’expression de « socialisme scientifique » rend incompréhensible l’idée même de révolution. C’est une contradiction dans les termes. Car s’il n’y a de salut pour l’homme que dans son adhésion à « l’Histoire », si l’on ôte de l’esprit révolutionnaire toute faculté de refus et la représentation d’un avenir ouvert, il n’en reste qu’un conformisme politique non sans violence, mais assurément sans liberté.

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La « philosophie de l’histoire » n’est pas vraie parce qu’elle ne peut même pas être fausse (comment prouver à Bossuet que la main de la Providence n’est pas partout ?). Mais elle inspire une fausse histoire. C’est le cas surtout lorsqu’on soumet la vérité au devenir lui-même, comme font Hegel et Marx (la vérité bourgeoise, la vérité du prolétariat...). Car en attendant que la vérité s’immobilise dans l’absolu de l’« Histoire » réalisée, elle suit les vicissitudes de l’événement et change avec lui. Si la vérité est historique, si elle est soumise comme nous-mêmes au devenir, si elle s’accomplit dans l’événement et se corrige ou se nie dans l’événement qui le suit, elle ne se distingue plus du fait que tout fait nouveau contredit et elle s’abîme dans la contradiction par laquelle la « dialectique » prétendait l’établir. L’homme désabusé contemple sans doute ce déroulement incompréhensible pour lui, et il s’en défend par l’indifférence. Mais l’âme inquiète s’y précipite, et, afin de rétablir à chaque moment l’unité perdue, elle corrige le passé pour l’accorder avec le présent. Pour cette besogne, il faut avoir le goût de la violence et disposer d’une police. Donc si la vérité est « Histoire », il n’y a pas d’autre alternative que celle du scepticisme et de la terreur.

Mais sans doute la vérité est-elle d’un autre ordre ; ou plutôt elle est l’ordre à partir duquel nous essayons de comprendre les événements et les choses. Par conséquent s’il y a une vérité de l’histoire, elle ne saurait être soumise aux changements qui se déroulent dans l’histoire. Si confuse et si mobile soit notre connaissance du passé, elle a pour objet ce qui, ayant été, demeure comme tel immuable. Ni nos doutes ni nos projets ne peuvent modifier du passé un sens qui ne nous appartient plus. Le temps nous dépossède de notre vie même. Et c’est précisément cette objectivité qui doit faire l’accord des esprits sur le récit, tandis que le présent nous trouve encore divisés selon nos passions et nos actes. « Une chose comme un pâle souvenir, écrit Hegel, est sans force en face de la vie et de la liberté du présent ». Mais l’idée de participation à l’histoire ne risque-t-elle pas de ruiner à la fois la vérité historique et la liberté, la science et la politique, dans la confusion de toutes les parties du temps ?

Cette idée de participation n’a dû sa fortune qu’à l’intolérance de notre univers politique. Il ne nous suffit plus d’un conformisme lucide qui nous met en règle avec les institutions tout en préservant notre liberté de jugement. La société contemporaine exige notre adhésion et méprise la vertu du refus. Le panthéisme historique enseigne aussi l’« amour du destin » pour guérir du désespoir : faire l’histoire et la vivre pour n’avoir pas à la subir et à en souffrir. Mais qui peut dire où va l’humanité ou si elle va quelque part ? L’impatience métaphysique n’est jamais plus dangereuse que lorsqu’elle spécule sur le temps. Et quand le pouvoir singe le philosophe, cette passion de faire l’histoire épouvante les peuples.

Que désormais le sens de la vie dépende du sens de l’histoire, c’est donc moins une erreur qu’un péril à conjurer. Il n’y a pas parfois d’autre ressource – heureux encore si cette chance demeure ! – que de se; mettre à l’abri de l’événement, car c’est dans les dimensions humaines de la vie privée et du style personnel qu’on retrouve le sens de la vie. Scepticisme ? Fuite sans grandeur ? C’est plutôt l’histoire qui est un refuge pour l’âme soucieuse de l’événement, inquiète du temps, hantée par ce qui n’est pas, incapable d’être au présent et d’aimer le jour qui luit. S’il est vrai que l’histoire est d’essence humaine, il est faux que l’homme soit d’essence historique. L’histoire elle-même ne garde bien le souvenir que de ce qui demeure, c’est-à-dire de ce qui la dépasse. D’ailleurs comment comprendre que nous nous souvenions si notre « historicité » est si fondamentale qu’elle nous interdit d’échapper au changement ? Sans une conscience dont la présence fonde les souvenirs et les projets, il n’y aurait certes pas de philosophie de l’histoire. Mais cette présence seule est vécue. C’est pourquoi l’homme lui garde le sens du présent et le respect de la vie se moque de la grande politique et reste indifférent à l’histoire.

En refusant la passion de l’histoire, l’esprit préserve non seulement son jugement et sa vie propre, mais aussi ses ressources créatrices. Si les civilisations sont mortelles, si la tradition est précaire, c’est que l’histoire est dissolution plus que création. D’ailleurs dans son sens premier de Récit, le seul qui soit clair, l’histoire est, comme on sait, une lutte contre le temps, une entreprise pour sauver par le souvenir ce que le temps défait. Ainsi l’histoire vraie nous libère du temps au lieu de nous livrer à ses séductions. Si elle éclaire le présent, c’est par une lumière qu’elle reçoit du présent lui-même. L’histoire vraie est donc non plus sommeil, mais vigilance. Elle nous rappelle que le temps déçoit tous ceux qui prétendent établir sur lui leur puissance et que le sage doit se préserver de ses fictions par une attention fidèle au présent.

Alors peut se concevoir une politique sans illusion et qui ne fasse pas un jeu du bonheur des hommes. Toute « philosophie de l’histoire » inspire la superstition du passé ou la politique des « générations futures ». C’est aujourd’hui l’idée de l’histoire prise dans ce sens qui est la plus utile au tyran. La pensée du temps introduit en politique la pire des mystifications parce que les hommes croient volontiers qu’ils n’ont pas la responsabilité de leur propre bonheur. Mais il est fou de soumettre les vies humaines aux délais de l’« Histoire ». Une politique ne peut être vraie que si elle se vérifie à chaque instant, car les hommes n’ont pas le temps d’attendre les preuves, si elles doivent jamais venir. Elle a pour rôle d’assurer la vie et de se dévouer à son urgence. Mais pas plus que l’histoire, elle ne saurait épuiser l’essence de l’homme. Une politique n’est vraie que si elle sait consentir à ce que l’homme lui échappe et garde son secret.