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Merleau-Ponty fut-il un philosophe?

Ce texte a été écrit au moment de la mort de Maurice Merleau-Ponty.

Texte publié dans La Revue Socialiste, n°146, octobre 1961, pages 272-275.


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La philosophie d’après-guerre en France fut dominée par deux influences principales en apparence opposées et pour la plupart irrésistibles ; la phénoménologie et le marxisme. Merleau-Ponty n’a d’abord résisté ni à l’une ni à l’autre. Bien plus, il a été l’un de ceux qui ont contribué avec le plus d’autorité à faire connaître la méthode de Husserl en-deçà du Rhin. Cette entreprise pourra se juger, comme toutes les autres, quand elle aura été délivrée de la mode. Pour le présent, en rendant possible de trop faciles imitations, elle tend à provoquer une nouvelle dégradation de la philosophie en rhétorique. De même, au temps de sa collaboration avec Sartre, Merleau-Ponty mit si bien son talent au service d’une sorte d’engouement politique qu’il parut un moment représenter l’intelligence elle-même découvrant passionnément les problèmes de notre époque, mais ce fut, là encore, pour donner en partie sa caution à une mystification dont beaucoup d’esprits depuis lors ont péri. On a dit de sa pensée qu’elle était une philosophie de l’ambiguïté. Mais toute œuvre est ambiguë et l’importance d’un écrivain a toujours un double sens ; son talent fortifiant également le faux et le vrai, il est, dans cette mesure, un peu responsable de l’histoire. Il est fréquent que l’éloge décerné au talent signifie qu’on sépare la forme du fond ou qu’on admire sans prendre d’engagement. Dans ces conditions on doit dire que Merleau-Ponty fut un écrivain de talent.

Je ne dirai rien de la phénoménologie sinon qu’elle apparut à plusieurs comme une manière de penser non plus selon la vérité objective, mais selon l’expérience immédiate. Merleau-Ponty a reconnu finalement sa dette envers Bergson. D’ailleurs sa Phénoménologie de la perception répond, pour une large part, à la même intention que l’Essai sur les données immédiates de la conscience : elle se donne comme un renouvellement du regard, comme un retour à l’expérience vécue en deçà des constructions abstraites du savoir, c’est-à-dire à la première perception du monde. Il y a même dans La Structure du comportement les éléments d’une philosophie de la vie. On sait que la pensée allemande a été dominée par quelques thèmes qui nous sont aujourd’hui familiers : ceux du conflit et de la synthèse, de la totalité et de la structure, du tragique et de la purification. Hegel, Marx, Husserl et quelques autres ont illustré à loisir ces idées dont la puissance magique n’a pas fini de nous séduire. Or Merleau-Ponty a eu notamment le mérite d’établir la parenté profonde qui lie la célèbre théorie de la forme et la phénoménologie. En nous faisant connaître l’œuvre de Goldstein avant qu’elle ne soit traduite en français, il n’a pas seulement divulgué un secret, il a aussi introduit dans la sphère de la pensée claire des intuitions encore diffuses. Et, ce faisant, il a retrouvé, involontairement peut-être, la tradition de son pays qui est d’analyse et de séparation. Quand par exemple il distingue, comme des règnes superposés les uns aux autres, l’univers physico-mathématique, le monde du vivant et le monde humain, il répète avec Comte que, si l’inférieur porte le supérieur, il ne l’explique pas et que la raison du complexe n’est jamais dans le simple. Quand il montre que les propriétés du vivant sont irréductibles à celles de l’objet, il paraît s’éloigner de Descartes, mais quand il décrit le corps propre, c’est pour conclure avec Descartes que l’union de l’âme et du corps est un mystère impénétrable.

La phénoménologie de la perception est généralement regardée comme son œuvre maîtresse. Et certes elle vaut par la richesse des descriptions et par le style. Tout, notre savoir — c’est l’idée qui commande le livre — est enraciné dans la perception qui elle-même est une donnée irréductible. Qu’elle ait pour objet des formes, des couleurs, du mouvement, notre perception comporte une structure que notre entendement ne peut pas reconstruire, parce qu’elle appartient à l’être immédiat de la conscience. En effet, comme déjà chez Bergson, le sujet d’où l’on part n’est pas celui de la connaissance ; il n’est pas la conscience intellectuelle et réfléchie qui se livre aux constructions abstraites de la science, c’est au contraire une conscience encore solidaire des vicissitudes premières de l’existence, une conscience incarnée et vivante, liée inéluctablement à un monde dont pourtant elle se distingue ; bref, une conscience irréfléchie et qui pourtant nourrit des significations sans lesquelles il n’y aurait ni monde ni moi. Il faut donc voir dans une telle phénoménologie non pas une métaphysique, c’est-à-dire une explication de la réalité, mais une simple méthode pour surprendre une expérience qui se dérobe à la réflexion savante, et, pour tout dire, un procédé de description pure. On ne s’étonnera donc pas si elle paraît parfois se confiner dans un positivisme décevant. Car à décrire les phénomènes, c’est-à-dire les apparences, y compris l’apparence du réel, on ne réussit guère qu’à faire le roman de la conscience, ou plutôt, puisqu’il n’y a pas de vie intérieure mais seulement un monde à décrire, on se contente de fournir à l’esprit réfléchi, donc prévenu, la révélation gratuite d’horizons familiers au premier regard. C’est d’ailleurs pourquoi la phénoménologie n’est, dans bien des cas, qu’un procédé littéraire. À la question de savoir si elle pouvait être autre chose, Merleau-Ponty n’a pas eu le temps de répondre. S’en serait-il tenu à cet humanisme un peu nébuleux qui croit avoir résolu les problèmes quand ii les a rapportés à « l’être au monde », mais qui ne cherche nullement à situer l’homme lui-même, puisque pour lui toutes les situation sont de l’homme ? Certes Merleau-Ponty était loin de mépriser, comme font tant de ses admirateurs, les philosophes classiques. Il sut même adresser au grand rationalisme, celui du XVIIe siècle, un hommage rarement égalé. S’il est vrai, comme il l’écrit, que « nous reprenons plus radicalement la tâche dont ce siècle intrépide avait cru s’acquitter pour toujours », c’est pour retrouver le sens philosophique dont le rationalisme de 1900, cette « théologie sécularisée », avait cru, lui, guérir l’humanité. L’athéisme de Merleau-Ponty prétend que le monde est inexplicable et que, par suite, la science doit être comprise « dans son ordre, à sa place dans le tout du monde humain ». Contre le scientisme toujours renaissant, il reprend donc à son compte l’exigence métaphysique qui inspira les grandes philosophies classiques, mais la solution humaniste à laquelle il s’arrête ne revient-elle pas, en définitive, à récuser la philosophie ?

Merleau-Ponty n’a jamais cessé d’être à la recherche de lui- même. Qu’il ne se soit pas trouvé ou que sa propre route ait pu paraître indécise, la cause en est peut-être dans le souci qu’il partagea avec tant d’hommes de sa génération d’épouser son temps et d’adopter jusqu’à ses préjugés. Être un journaliste ou un philosophe, il faut choisir. Il n’est pas de philosophie sans quelque refus de l’actualité et la certitude de n’être pas tout entier plongé dans l’histoire. Or la guerre a affolé l’intelligence. Parce qu’elle mettait en lumière une transformation du monde qu’on n’avait pas su prévoir, la crainte pathologique d’être de nouveau dépassé par l’événement domina dès lors le jugement des meilleurs ou, si l’on veut, des mieux doués. Cette angoisse devant l’histoire détermina l’adhésion au marxisme d’esprits qui n’y étaient préparés ni par leur formation ni par leur vocation. Il ne s’agissait pas toujours d’une adhésion sans réserve, mais il était entendu qu’aucun problème ne pouvait se poser, qu’aucun jugement ne valait sinon par rapport au marxisme. Être en marge signifiait pour beaucoup être en retard, et peut-être ne faut-il pas chercher plus loin, si on se limite aux penseurs, la grand’peur du XXe siècle. On peut ajouter que les doctrinaires avaient été frustrés si douloureusement qu’il leur fallait entretenir à tout prix leur excitation. La plupart des revendications de la gauche avaient été satisfaites, mais cette révolution s’était accomplie dans un style trop prosaïque, sans que pût s’épancher le romantisme révolutionnaire du premier demi-siècle. C’est pourquoi les révolutionnaires attardés se rencontrent surtout chez les « intellectuels ». Ils poursuivent désespérément la chimère d’une révolution qui comble leur cœur et ils s’efforcent vainement d’entretenir cette passion, cette atmosphère (ce que les Allemands appellent Stimmung) dans un monde qui désormais n’en voit plus l’objet.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’œuvre de Merleau-Ponty et l’évolution de sa pensée. Il voulut d’abord sauver l’humanisme sans tarir les sources de la terreur, puisqu’il ne se distinguait du stalinisme qu’en lui disputant sur son propre terrain le sens de l’histoire. Même dans Les Aventures de la dialectique il conserva, pour critiquer les communistes et leurs alliés, les principes même que ceux-ci ne laissaient pas d’afficher. Mais peu à peu il prit ses distances et, par là-même, il approfondit sa méditation de l’histoire contemporaine. Sans être parvenue à concevoir une philosophie politique, sa réflexion s’orientait vers une pensée assez indépendante, et, somme toute, délivrée de l’actualité pure. En ce siècle voué à Hegel, il lui était difficile de reconnaître l’impuissance de la raison à justifier l’histoire, mais il ne dédaignait pas les exercices de l’entendement au point de ne pas veiller en fait à l’indépendance de son jugement. Évoquant Socrate, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, il rappelait que le philosophe n’avait pas de place assignée dans la cité ; que, s’il ne devait pas se confondre avec le pouvoir, il ne pouvait pas davantage se figer dans une opposition proprement politique. Car le pouvoir changeant de camp, tous les tyrans, à la fin du compte, doivent sortir de l’opposition. Il faut donc que le philosophe, pour rester libre, garde le sens de l’ironie. « Les sots ont ceci de commun avec les éponges, dit Valéry, c’est qu’ils adhèrent » : le philosophe est précisément celui qui a juré de n’adhérer jamais, parce qu’il sait que « la liberté, l’invention sont minoritaires, sont opposition ». L’honneur de Merleau-Ponty est sans doute d’avoir préservé en lui et pour nous cette liberté sans laquelle toutes nos pensées sont les matériaux du destin.


Contre la loi d’orientation sur l’éducation de 1989


Ce court texte n’a pas de titre chez Jacques Muglioni. Il n’a à notre connaissance pas été publié.


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La Loi d’orientation sur l’éducation, récemment adoptée par le Parlement, confirme – et au-delà – des appréhensions maintes fois exprimées. Voici sommairement les points essentiels.

Les nouvelles finalités assignées à l’Inspection générale équivalent à la suppression d’une institution éminemment républicaine. L’évaluation globale implique l’effacement des disciplines et de leur rigueur propre. Le caractère régional de la notation entraîne la subordination des professeurs aux féodalités provinciales. La compétence proprement scientifique est méprisée. L’indépendance pédagogique du professeur par rapport au système administratif et hiérarchique est sacrifiée.

Confondre, en outre, en les transférant aux seules universités, la formation des instituteurs et celle des professeurs, c’est à la fois compromettre deux formations distinctes et annihiler la spécificité de l’enseignement secondaire. Ressentiment à l’égard d’une institution persistant à remplir sa fonction d’instruction ? Nul ne peut s’y tromper de bonne foi : l’allégement, en clair la dissolution progressive des grands concours qui en sont la clef de voûte, annoncent la fin de l’institution d’enseignement qui nous est le plus enviée dans le monde.

D’une façon générale la réforme affecte tout ce qui a encore quelque rigueur et quelque efficacité dans l’ordre de l’instruction publique. Elle prend le contre-pied de la politique qui en 1985 avait fait l’unanimité de l’opinion. C’est la revanche des institutions molles exposées au clientélisme et au faux-semblant. « Transdisciplinarité » et « déprogrammation », pour ne citer que des exemples, désignent directement l’abandon de l’instruction fondamentale.

Tout se passe comme si l’idéal de révolution sociale hérité des Lumières avait été complètement abandonné au profit d’une sorte de « révolution culturelle » attachée à faire table rase du passé dans l’ordre du savoir, des méthodes et de la culture. Quand on renonce à changer la société, alors on change l’école jusqu’à la détruire. La « démocratisation » signifie aujourd’hui qu’à l’égalité des conditions, seule susceptible de permettre au plus grand nombre d’accéder, en fonction des seules capacités intellectuelles, à la plus haute culture, est presque ouvertement substitué un nivellement aveugle destiné à mettre hors jeu les inégalités de travail et de talent. Mais, comme on ne peut empêcher que se dégage une élite, sa formation est hypocritement abandonnée aux hasards de la naissance, aux circonstances familiales ou régionales, aux combines restant à la discrétion des plus habiles ou des mieux placés. On sait très bien que les gens avertis et disposant d’appuis ne mettent pas leurs enfants dans n’importe quel établissement !

Cette politique du ressentiment, paradoxalement inspirée par « les premiers de la classe », se développe sans laisser paraître ses présupposés, par conséquent de façon cachée et sans vrai débat. Tel est le point capital. L’enseignement est abandonné à la dérive dans laquelle l’entraîne la société tout entière sans qu’un pouvoir politique distinct assume les responsabilités qui lui incombent. Existe-t-il encore une gauche en France ? « 1989, l’année de tous les oublis » ?

Quoi qu’il en soit, la situation est assez préoccupante pour justifier dans un proche avenir la ferme protestation de ceux qui ne renoncent pas aux vertus de l’école.


Brève remarque sur l’enseignement technique, en réponse à M. Tiédrez


Texte publié dans la
Revue de l’Enseignement philosophique, 34ème année, n°3, février-mars 1984, p. 61.


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Je sais gré à M. Tiédrez, dont je connais la fidélité pour l’enseignement philosophique, de chercher à préciser utilement ce qui pourrait bien nous séparer. Je crois qu’en réalité nous sommes aussi peu que possible en désaccord. Mais il se trouve qu’il parle de l’enseignement technique, si je puis dire, de l’intérieur et que la différence des situations peut expliquer, au moins en partie, la différence des intentions.

Remarquons d’abord que les textes cités avaient une toute autre fin que de caractériser la pensée technique comme telle. Il s’agissait alors uniquement de combattre la vague d’obscurantisme qui continue de déferler sur la France après avoir ravagé d’autres pays. Il fallait rappeler les exigences de l’instruction en général, le droit de tous les élèves à apprendre, à comprendre, à s’élever jusqu’au sens de leurs tâches. Je crois que nous sommes d’accord sur ce point.

Distinguons aussi, une fois pour toutes, la réalité des travaux et des tâches techniques, d’une part, des propos tenus, d’autre part, par ceux qui s’attribuent une compétence, mais qui en réalité ne font que s’abriter sous un drapeau. Car le vrai et le faux ne dépendent pas de l’affiliation, mais de la capacité d’analyse. Il n’y a pas de chasse gardée. Ce n’est certes pas à un professeur de philosophie qu’il est besoin de le rappeler, mais à des partisans dont parfois la prétention égale l’inculture.

Il faut enfin que ce soit clair : mettre au plus haut la capacité spéculative, ce n’est nullement mépriser les métiers ; c’est même préférer l’homme de métier à cette sorte d’intellectuel qui ne fait du discours qu’un art d’imitation. Auprès d’un homme de métier – je ne parle pas de l’ingénieur, mais de l’homme qui touche au bois, au métal, à la pierre, qui monte ou répare un moteur, bref qui fait réellement quelque chose, – le philosophe s’instruit toujours. Et cette constatation mériterait d’être expliquée. Il faudrait d’abord éviter de confondre la spéculation vraie qui s’attache aux devoirs de l’esprit avec la gratuité verbale dont les officiels de la pensée spéculative nous donnent depuis tant d’années le triste exemple. Nous savons la juste sévérité de Descartes pour l’irresponsabilité de l’homme de cabinet qui tire gloire de son inconsistance même. Mais l’homme de métier fréquenté sur le terrain – c’est-à-dire loin des discours édifiants sur l’enseignement technique – n’est jamais vain. Et même, le mieux qu’il puisse faire quand sa théorie n’égale pas sa pratique, c’est de réussir sans parler, ce qui n’est pas à la portée du rhéteur.

Nous touchons ici à une grande idée et passablement difficile. Si « l’illusion théoriciste » consiste à ignorer qu’il existe un don ou un apprentissage du singulier et que les techniques ne sont jamais de pure application, il faut la dénoncer. Kant nous en avertit : dès qu’il suffit de savoir pour pouvoir et pour faire, cela n’est pas de l’art. Or la pratique nous apprend qu’il ne suffit pas toujours de savoir pour faire ni, inversement, de savoir faire pour savoir. L’enseignement philosophique devrait donc, par l’analyse, s’aventurer davantage dans cette région obscure où triomphent sans éclat des vertus admirables. Et il serait fatal d’ignorer que des élèves puissent recouvrer dignité par ce genre de tâche si éloigné, dans un premier temps, de la pensée abstraite et théorique. Bien que l’idée soit très présente dans la tradition philosophique depuis Aristote, il semble que le livre qui conviendrait à ce beau sujet n’ait jamais été écrit. Courage donc !

Mais il est une question qui ne souffre pas délibération. La vertu de l’école n’est pas la ressemblance. La théorie de l’école-reflet est de celles qui pourrait faire croire que la sociologie est parfois l’art suprême du mensonge. Car la société n’a nul besoin d’école, c’est-à-dire d’un lieu de loisir où l’on puisse apprendre sans être pressé par les tâches de la vie, sans même savoir si ce qu’on apprend pourra jamais servir. Une démonstration, par exemple, ne parle qu’à l’esprit ; elle n’entre comme telle dans aucun procédé de fabrication. On peut très bien concevoir qu’une société organise les apprentissages dans les lieux mêmes de la production et sans trace d’école. Cela n’est pas seulement concevable, mais existe très réellement dans des pays industrieux où, l’apprentissage répondant aux seules nécessités, il n’est d’autre choix qu’entre le travail forcé et l’ennui. Comment peut-on savoir sans l’école que le temps libéré du travail et par le travail même peut n’être pas un temps vide ? Si donc l’école a une fonction propre, ce n’est certes pas pour adapter, intégrer, conformer. Le terme même de formation a de quoi faire peur. Pour former un esclave, il n’est pas besoin d’école. Et quand on prend l’entreprise comme modèle obligé de toute vie, c’est bien la fin de l’école, par une vue unilatérale sur l’existence humaine. Entrer à l’école, c’est sortir d’une place assiégée. Le monde autour, dont on fait si grand cas, nul risque de le voir s’envoler ! Là donc où il existe une école, elle doit avant tout se soucier d’entretenir avec ce monde trop présent et trop lourd, qui cache toujours l’essentiel, une distance critique, un certain rapport d’opposition. Il n’y a d’école que pour la liberté.

Qui peut ignorer qu’à certains niveaux de scolarité et pour beaucoup d’élèves il doive exister une relation entre les études et leur destination professionnelle ? Il y a même un immense avantage à ce que cette relation relève non de la profession, mais de l’école elle-même. Mais si c’est bien l’école qui entend assumer cette obligation, ce ne peut être pour renoncer aussitôt à être une école, c’est-à-dire un lieu où la tâche la plus technique, avec ses vertus propres qu’il faut le temps d’acquérir, soit toujours reprise, à quelque niveau que ce puisse être, par l’intérêt spéculatif. Cela veut dire très simplement que la culture ne se divise pas, qu’il ne faut jamais se contenter de réussir sans comprendre et que la tâche immédiate doit toujours être située, autant que le permet la capacité de l’élève, par rapport aux principes et aux fins. L’école introduit une distance par rapport à ce qu’on fait ; elle révèle le sens du plus proche par la connaissance du plus lointain. Elle éclaire pour libérer. Il est des époques de l’histoire qui savent entretenir cette différence, qui ont en vue cette liberté, et ce sont les époques de progrès pour l’humanité. Reste à savoir ce qu’il en est de la nôtre, si lasse d’instruire.

Un dernier mot. Peut-être plus soucieux que moi de ne pas contrevenir à ce que Régis Debray nomme avec lucidité l’impératif d’appartenance, M. Tiédrez trouve excessif que j’aie pu écrire en 1980 : « Tout se passe comme si l’école avait été trahie par les siens ». C’était peut-être alors, je le concède volontiers, une affirmation sans preuve. Mais maintenant ?


Sur le concept de peuple corse


Ce tapuscrit de quatre pages est largement annoté. Plusieurs passages sont soulignés ou double-soulignés en rouge, ou en marge. Il constitue vraisemblablement une préparation à l’émission
Répliques d’Alain Finkielkraut du 29 décembre 1990 qui opposait sur France Culture Jacques Muglioni et Roger Caratini. Le titre en était : Sur le concept du peuple Corse. « Le peuple corse dans la République Française : débat autour de la notion de « Peuple Corse » introduite dans la loi sur le nouveau statut de la Corse : histoire du peuple corse et de ses rapports avec la France, existe-t-il une identité culturelle corse ? »

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Puisqu’on invoque un concept, je veux pour ma part me tenir au seul niveau des idées, n’ayant ni qualité ni compétence pour aborder la politique quotidienne.

En effet mes rapports avec la Corse sont d’ordre familial, ancestral, affectif : ils touchent aux paysages, aux travaux quotidiens, surtout aux amitiés incomparables qu’on entretient au village. Cette connaissance personnelle, toujours riche et attachante, est pour moi sans lien avec ce qu’on appelle aujourd’hui « le problème corse » dont je suis seulement informé par les journaux. Vous comprendrez pourquoi j’incline pour ma part à m’en tenir à la question générale qui me paraît se poser sous nos yeux, non seulement en France, non seulement en Europe, mais dans le monde.

L’aperçu historique que vous proposez dans votre livre me paraît pertinent au moins sur deux points. Vous rappelez que la population corse depuis l’antiquité résulte pour l’essentiel de l’immigration. C’est dire que la Corse ne présente pas d’originalité à cet égard. Un peu partout dans le monde les autochtones appartiennent à la préhistoire. Et encore !

Vous n’oubliez pas non plus de dire que dans le passé les Corses ont montré une extraordinaire faculté d’adaptation. C’est grâce à leurs qualités. Ils ont souvent pris les meilleures places sur le continent. Ils ont occupé le monde entier : j’en ai eu la preuve tangible à Dakar, à Bangui, même à Saïgon où j’ai eu l’occasion de me rendre peu avant le départ des derniers Français.

Il est vrai que si dans le passé le continent s’était intéressé à la Corse comme les Corses se sont intéressés au continent et au reste du monde, la situation serait aujourd’hui différente. En tout cas, qu’il s’agisse des personnes ou des biens, on a parfois l’étrange impression de se trouver dans une situation coloniale renversée. La Corse n’est d’ailleurs pas seule dans ce cas.

Et vous avez encore raison : il n’y a plus d’empire colonial ; et l’armée ne recrute plus guère. J’ajouterai, si vous le permettez, que les aspirations d’une grande partie de la jeunesse, en Corse et ailleurs, ont été inversées. Dans beaucoup de régions c’est maintenant le repli sur soi. Vivre au pays est l’une des formules qui ont ponctué la campagne électorale de l’actuel Président de la République en 1981. Une partie des Corses sont devenus, peut-être pour la première fois depuis longtemps, de véritables insulaires.

Alors on reste en Corse pour profiter du soutien familial, peut-être aussi du paysage et d’une vie rustique en apparence. Car celle-ci n’existe plus guère aujourd’hui qu’en représentation ; les foyers sont souvent aussi bien équipés qu’à Paris. Le déséquilibre entre la production et la consommation peut incliner à croire que le développement avec ses inconvénients trop visibles, c’est bon pour les autres. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ainsi l’intégrisme écologique porte secours au même poujadisme que le continent a connu lors du démarrage économique. Après tout, à quoi bon la mise en place d’un équipement rentable ? La Corse peut bien rester pour l’éternité un pur objet de contemplation ; les Grecs ont dit une fois pour toutes que c’était « la plus belle » !

Simplement je vois mal le rapport entre vos prémisses (l’histoire de la Corse au XIXe siècle jusque vers les années soixante) et vos conclusions. Je suis alors porté à faire intervenir l’influence d’une idéologie fabriquée à Paris et en Amérique, je veux dire le culturalisme. Non pas que l’idéologie produise quelque chose par elle-même. Mais elle peut devenir dévastatrice dès qu’elle rencontre un terrain favorable. C’est en ce sens que les théories en cours (il est vrai que pour les milieux intellectuels elles appartiennent peut-être déjà au passé) contribuent aujourd’hui à justifier la balkanisation du monde, parfois même un véritable retour au tribalisme.

Qu’il s’agisse de sociologie ou de linguistique, par exemple, le structuralisme s’est présenté comme une philosophie de la discontinuité et de la rupture. Il a mis littéralement l’humanité en morceaux. Comment alors s’étonner de l’argumentation chère à certaines propagandes ?

Est-il permis de rappeler que naguère culture signifiait ce recul dans l’espace et dans le temps permettant de comparer et de juger, de s’élever ainsi à l’universel. C’est exactement ce que nos sociologues ont le front d’appeler ethnocentrisme. Sous leur influence on appelle aujourd’hui culture l’adhésion à l’ensemble des habitudes et des croyances qui caractérisent un groupe et un lieu. On nomme culture ce qu’auparavant on appelait préjugé. On place la liberté non plus dans la distance prise par rapport à une situation, mais dans l’adhésion inconditionnelle à un terroir, dans l’appartenance à une communauté. Ce qu’on appelle l’indépendance de cette communauté prime et finalement rend suspecte toute émancipation, toute liberté personnelle.


Un mot pour finir, qui peut-être vous paraîtra n’avoir aucun rapport avec la Corse. Un philosophe que j’ai un peu étudié, Auguste Comte, justifie le choix de Paris comme capitale de ce qu’il appelle la grande république occidentale, déjà ébauchée, selon lui, par Charlemagne ; la raison qu’il invoque est très simple : Paris est la seule ville dont la plupart des habitants sont nés ailleurs.

Barrès, Les déracinés. Cf. l’Affaire Dreyfus.

Antisthène et les autochtones,

Plutarque et la métaphore végétale des racines.

Antigone et son frère. « Si tu te maries… »

Contre l’invasion : « La France aux Français », Le Pen : « j’aime mieux mes filles que mes nièces… » Rester entre soi

Même la langue : le corse et le créole. L’abbé Grégoire.

Même la musique : la Tosca à Bastia. Le biniou est-il un instrument de musique ou une arme de guerre ?

C’est la protection des cultures qui est invoquée par la constitution de l’Apartheid.

Aujourd’hui le mot clef du discours réactionnaire, c’est la différence.

Quand dans ce contexte on entend parler de « socialisme », on ne peut s’empêcher de penser à 1933.

Rappeler qu’il existe deux conceptions tout opposées de la nation, que le mot peuple désigne un concept politique celui-là même qui entra dans l’histoire en 1789. Quand on dit peuple corse et peuple français, le mot peuple a-t-il le même sens ?