Articles

Les vacances

Billet n°8 – 22 août 1958. Version pdf.

La civilisation mécanique nous tient de trop près pour que nous n’éprouvions pas le besoin de rompre avec nos coutumes et de nous absenter un temps de notre vie. De plus, nous avons les moyens d’aller très loin en peu de temps, de voir des pays qui n’étaient promis autrefois qu’aux grands voyageurs, de nous informer des curiosités et des sites. Mieux, nous pouvons emporter avec nous notre confort et nous aventurer ainsi, dans des conditions à peine différentes de celles que nous exigeons chez nous, dans des contrées encore « sauvages ». Bref, grâce aux facilités de la vie moderne, nous avons à notre disposition tous les trésors de la nature et de l’art.

En fait, que voyons-nous ? Des voyageurs pressés qui fixent un paysage en un centième de seconde ou qui, sans avoir besoin de les voir, prennent un soin méticuleux pour mettre en conserve les couleurs d’Italie. D’ailleurs, on ne s’arrête qu’aux points marqués sur le guide ; l’admiration aussi est « planifiée ». Enfin, c’est un soulagement que de rencontrer des compatriotes avec qui l’on peut échanger des impressions d’hôtel. Car la gastronomie laisse les souvenirs les plus durables et le salon d’hôtel préserve des contacts insolites auxquels exposait l’auberge d’autrefois. On y donne des représentations « folkloriques » à l’usage des touristes pour qu’ils n’aient pas à se rendre compte par eux-mêmes des mœurs et des hommes.

Mais, dira-t-on, beaucoup de voyageurs préfèrent la nature au point de camper presque nus au bord de l’eau. Ce retour à la nature est singulier. J’en ai vu qui allaient pêcher à la ligne à trois mille kilomètres de chez eux, ignorant tout sur leur passage, volcans, musées, ruines prestigieuses. Voyez ces camps où se concentrent en foule des va-nu-pieds munis du gaz et de l’électricité, couchant dans des cirques qu’ils déplient et replient au gré des étapes, pourvus de boîtes à musique qui leur restituent le bruit de la ville. Par milliers les barbares campent ainsi sur les anciennes terres de civilisation. Ce sont les vacances !

Il n’est donc plus vrai que les voyages forment la jeunesse ou qu’ils rapprochent les peuples. On en revient avec un album d’images déjà vues, avec un registre d’opinions déjà faites. Mais on n’en retire aucune connaissance des choses et des hommes. On y gagne seulement un peu plus de présomption.


Le droit à l'erreur

Billet n°9 – 17 octobre 1958. Version pdf.

Qui aime la vérité ne se lasse pas de la chercher et tout à la fois tolère ses propres erreurs. Au contraire, le fanatique ne cherche pas quelle chose est vraie, il veut que telle chose soit vraie. Il lui faut, avant tout, avoir raison. C’est une précaution qu’il prend contre lui-même. Car le doute est un risque qu’il ne peut pas courir. Sa vérité perdue, il ne lui resterait aucune raison de vivre.

S’il est vraiment convaincu que sa vérité est bonne, pourquoi ne consent-il pas à la mettre en question ? Au contraire il se replie sur soi pour se défendre contre les incertitudes de sa propre pensée. À cette fin, il simplifie le réel selon une loi grossière de partage entre la vérité et l’erreur, le bien et le mal. Il conçoit la vérité comme un camp retranché où il engloutit toute la richesse du monde. 

Galilée n’avait pas besoin de persuader. Le mouvement de la terre se défendait tout seul. Le fanatique au contraire veut convaincre. Il est politique parce qu’il est militant : il est religieux parce qu’il croit la vérité profanée. L’erreur est un péché dont il veut purifier le monde. Cette hantise du salut conduit à l’inquisition. Cette belle générosité qui croit sauver les hommes de l’erreur nourrit les flammes du bûcher.

Le fanatisme est un règlement chirurgical de l’incertitude. Mais il périt par sa propre violence, car il méconnaît que ce qui prépare toute vérité, c’est le libre examen, que ce qui la fonde, c’est le libre consentement. Cette idée nous montre la tolérance dans sa profondeur. La fausse tolérance, celle des sceptiques, est une sorte d’indifférence à la vérité. Elle revient à croire que l’erreur est de mon côté ou que peut-être toutes nos pensées se valent. La vraie tolérance, c’est plutôt de consentir à l’existence d’autrui et à son erreur possible. Tolérer l’erreur, c’est plutôt comprendre que la vérité ne peut être imposée du dehors, c’est comprendre qu’elle a sa source dans la liberté l’esprit.

La paix perpétuelle

Billet n°10 – 12 décembre 1958. Version pdf

On vient de rééditer l’esquisse philosophique de Kant, qui s’intitule « Projet de paix perpétuelle ». Les libraires du Quartier latin présentent ce petit livre à côté de gros volumes où des auteurs très savants traitent de l’« équilibre militaire » ou de la « coexistence pacifique ». Kant ne proteste pas contre ce voisinage, car il ne dispute pas des faits. S’il s’était avisé de prévoir l’avenir, il aurait prêté à rire comme font tous ceux qui spéculent sur le temps avec leurs pauvres moyens. Les pessimistes par nature prévoient le pire, les optimistes le meilleur : ils paraissent avoir raison à tour de rôle parce qu’ils ont toujours tort au fond. Quand l’histoire n’étonne pas, elle ennuie. Ce qui change, c’est l’événement, « l’écume des choses », comme dit le poète. Mais la pâte humaine, dont l’événement est fait, demeure toujours la même,

Revenons à Kant méprisé des historiens et inconnu du public. Il est vrai qu’une petite rue de banlieue portant son nom, quelques dizaines de citoyens ont dû l’inscrire sur leur carte de visite. Mais ils n’ont pas fait suivre le commentaire inutile du conseil municipal : « philosophe allemand, auteur d’un projet de paix perpétuelle ». Commentaire naïf qui réduit l’égal de Platon à un opuscule presque oublié. Pourtant cette naïveté pourrait cacher la malice d’un lecteur profond. Car dans ce projet, c’est Kant tout entier qui montre le droit séparé du fait, invincible au scepticisme, et les hommes forts d’une liberté que la science mal comprise semblait leur avoir ôtée. Donc la paix est perpétuelle, ou elle n’est qu’un armistice dérisoire. Mais ce pléonasme est nécessaire pour corriger l’euphémisme du langage politique. De plus l’état de paix entre les hommes n’est pas un état de nature – celui-ci, dit Kant, est bien plutôt un état de guerre perpétuelle – mais il doit être institué. C’est dire clairement que les hommes n’ont rien à attendre ni de la nature ni de l’histoire. La paix n’est rien qu’une règle. C’est la loi universelle qui doit régir la politique des nations comme la conduite des citoyens. La morale, sinon la politique, la reconnaît sans discussion possible. Ne la cherchez pas dans les faits, avec lesquels le sophiste veut vous embarrasser. « La justice ? dit-il, personne n’y croit. » Sans doute. On ne peut mieux avouer que le réaliste, nom de guerre du sceptique, voudrait fonder sa foi sur l’expérience. Mais tous les faits du monde ne peuvent supporter aucune de nos pensées. Qui n’en croit que ses yeux n’a ni foi ni loi.

Semblables !

Billet n°11 – 23 janvier 1959. Version pdf.

Pourquoi s’étonner de ce que les hommes ne se comprennent pas entre eux ? Il faut en chercher la cause à peine cachée : ils ne se comprennent pas eux-mêmes et chacun reste aussi éloigné de soi qu’il l’est de tous les autres. En vérité ils ignorent l’homme qui est en eux, qui les unit tous et les fait semblables.

Faute d’avoir aperçu cette idée très ancienne, l’esprit réformateur a imaginé maint palliatif. Par exemple une langue commune à tous les peuples, qui leur permettrait enfin de se communiquer leurs pensées. Or on oublie qu’une langue est seulement un moyen, et qu’il ne manque jamais à celui qui a quelque chose à dire. On feint de croire que chacun comprend naturellement sa propre langue et les idées, les sentiments qu’elle a formés au cours des siècles. Qui sait bien le langage de son pays est plus près de comprendre un Allemand ou un Espagnol que l’amateur de langues parlées ou d’« espéranto » n’est capable de se comprendre lui-même. Car l’homme n’est divers qu’en surface, par la mode de ses habits, de sa cuisine, de sa prononciation. Mais il vient de trop loin pour n’être pas resté le même à travers tous les temps et il est trop environné de tous pour n’être pas semblable à tous. La connaissance de cette universalité, voilà ce qui s’appelle culture.

Tout sépare les hommes : la mode, le métier, le langage en apparence ; mais une commune notion les unit. Seulement elle se cache à la plupart. Elle n’apparaît qu’à celui qui l’étudie dans les œuvres les plus anciennes où sont fixés les traits de l’homme éternel qu’aucune mode ne changera jamais. C’est en contemplant ce visage-là qu’un Français peut comprendre un étranger – mot vrai et faux à la fois – aussi bien que son plus proche voisin, puisque c’est par ce visage-là que nous cessons d’être tous des étrangers pour nous connaître enfin semblables. 

L’ordre de paix et de justice dépend donc moins de réformes particulières, qu’on imagine pour l’établir et qui trop souvent contrarient le but souhaité, que d’une éducation vraiment universelle. Auguste Comte ne séparait pas l’idée de paix, internationale et sociale, de l’éducation positive qui est connaissance de l’homme dans ses œuvres de science et d’art, dans ses mœurs et sa plus constante philosophie. Mais le siècle méprise ce loisir coupable. Il veut qu’on grimace comme un Anglais, qu’on se brosse comme un Suisse et qu’on fabrique comme un Américain. L’homme n’est pas là, car ce sont des singeries !