Billet n°19 – 21 février 1958. Version pdf.
Il ne faut pas jurer que l'on n'emploiera jamais la force, non pas parce qu'on peut manquer de courage, mais parce que le serment n'aurait pas de sens. La force est en nous et autour de nous. Qui se souhaite sans force et sans vie ? La nature physique est bien incapable de violence : ses brutalités ne sont que des formes de son inertie. Et qui souhaite vraiment se soustraire à la violence ? Être homme, c'est faire violence à l'animalité, et la civilisation fait violence si seulement elle corrige le désordre des instincts. L'expérience prouve que si cette contrainte ne peut plus s'exercer, la bête n'est pas loin. Car la peur est violence faite à l'esprit, comme disait Gandhi, qui aurait rougi si son peuple n'avait pas su prendre les armes. Mais ce peuple pouvait mieux ; aussi lui demanda-t-il un autre courage.
Il faut savoir définir le courage. Mais Socrate répond toujours que le courage n'est pas cela, ni encore cela. Tenir ferme au poste, mais aussi reculer en combattant ou ramasser un blessé en pleine bataille. Le courage, c'est de relever l'affront, car un homme sans colère est plus ou moins qu'un homme : un dieu ou une pierre. Mais c'est aussi remiser les armes pour ne point faire peur – et d'abord à soi – car il y a une fatalité de la violence qui exclut tout courage. C'est pourquoi l'honneur d'un homme politique est de savoir se passer des militaires. Il les occupe, il leur fait garder un champ pour entretenir le métier et se conserver de la créance auprès des autres États. Mais il ne les met jamais en situation de prendre des décisions. Le fracas des armes annonce la fin de toute politique puisqu'il signifie que les hommes ne veulent plus s'accorder mais se détruire. La guerre n'est donc tragique que par l'image de la mort à laquelle elle promet les plus braves ou les plus innocents. Pour ceux qui la commandent ou qui la conduisent, plus encore pour ceux qui la font ou qui la subissent, elle n'est pas le moment de l'effort, mais celui de la détente, au plus bas degré de la volonté politique.
Mais on ne répond à la violence que si on la prend au sérieux, contrairement à ceux qui disent que tout irait bien si les hommes n'étaient pas méchants. Car la violence n'est pas un accident de l'histoire. Donc, soyons sérieux comme l'ont été Platon et Rousseau, dont toute la pensée politique se ramène à une réflexion sur la violence. Et concluons avec Nietzsche qui séparait la volonté de puissance, agressive mais généreuse, des réactions inspirées par le souci maladif de se défendre et de se conserver. La violence des faibles – ou de ceux qui, craignant de l'être, veulent se persuader qu'ils sont assez forts – fait la ruine des États et le malheur des nations.