Cette cinquième et dernière partie d’un cours de philosophie de TS développe une réflexion sur les usages de la liberté. Il s’agit essentiellement d’y explorer l’alternative entre indépendance et autonomie, ambition et héroïsme, comme caractérisant les deux pôles de notre vie morale. C’est l’occasion de parcourir quelques points de la pensée de Platon et Nietzsche.
Introduction
La Science n’existe que dans l’individu responsable de ses pensées ; l’activité du savant est donc un cas particulier de l’activité humaine : si nous avons pu voir que la méthode scientifique résidait d’abord dans la critique dialectique de ses idées, c’est qu’elle implique un certain rapport au monde et à autrui, elle suppose donc un certain choix de vie. Le philosophe en Descartes, par exemple, sait consacrer sa vie à son instruction, en la séparant de l’ordre des professions qui nous paraît si envahissant aujourd’hui. Le Discours de la Méthode sera donc également le récit d’une vie et un choix qui s’explicite et s’assume.
Mais pourquoi vivre cette vie plutôt qu’une autre? Pourquoi faire le choix de la vie philosophique quand tant d’autres chemins nous sont ouverts ? Sur ce point, l’aventure de Socrate (une mise à mort, tout de même) a le mérite de poser la question clairement ; la vie de Socrate est-elle exemplaire ou condamnable? Est-il un fou ou un sage? Platon ne cède jamais à l’hagiographie dans l’Apologie mais sait placer le lecteur devant la nécessité de poser par lui-même le problème moral, par excellence, celui du « Que faire ? »
II y a morale en effet dès que la question porte sur l’usage de la liberté. L’action morale est donc celle de l’homme en tant qu’il est le représentant de tous les hommes ; les passions et les faiblesses individuelles (cours 3) n’ont rien à voir là dedans. Un choix moral engage un type de vie, et n’existe que sous la présupposition d’une liberté. Un cours de morale (voir les leçons d’éthique de Kant) n’est donc ni un cours de « développement personnel », ni un sermon visant à imposer un mode de vie, ce qui serait contradictoire, mais l’éclaircissement des problèmes que chacun rencontre dans l’emploi de sa propre liberté.
La moralité consiste donc à s’interroger sur les fins, les buts, de l’existence humaine ; au sens large, toute determination d’une fin relève ainsi de la moralité, même si cette fin semble à première vue condamnable « moralement», ici en un sens étroit. Le mode de vie du truand est une option ouverte à chacun, et peut-être son choix en vaut-il un autre. La morale exclut tout moralisme.
(Notons au passage que la dignité du criminel consiste justement à rétablir son acte comme un choix dont il est responsible, c’est humaniser le crime même ; la lâcheté, à l’inverse, consiste à rejeter nos choix sur le milieu ou les circonstances. Le crime menace alors de devenir un symptôme social, qu’on traite “techniquement” sans plus éprouver la nécessité d’aucune médiation juridique ; ici la lâcheté du criminel qui n’assume aucun de ses choix et la gestion technique ou sociologique de la délinquance vont dans le même sens.)
Répétons le, rien n’est donc moins moralisant que la morale, en ce sens. Il s’agit simplement de prendre au sérieux nos actes afin d’y voir des volontés et des principes plutôt que des effets ou des symptômes.
À qui n’est gouverné que par l’habitude, la passion ou le milieu, l’idée de morale ne peut en effet être d’aucune utilité : il n’y a de morale que pour des libertés, des être pour qui le choix n’est pas une manière de subir, mais une affirmation à vocation universelle. (Aussi y a-t-il un cynisme courrant, et un amoralisme, – “l’homme n’est pas libre, il n’agit que par contrainte sociale etc.”- à l’oeuvre dans une certaine manière de faire des sciences sociales, qui exprime ainsi bien réellement un esclavage et un consentement à l’irresponsabilité …)
À la question “que faire?”, on peut alors distinguer deux types de réponse selon que la fin librement poursuivie considère le rapport entre le désir et sa satisfaction (indépendance), ou l’accord de la raison avec l’acte lui-même (autonomie), cela permet de definir une alternative autour de laquelle peut s’articuler tout usage de la volonté. Nous toucherons là, dans sa généralité, à la grande alternative dominant notre vie morale.
Remarque sur l’ensemble du cours
On remarquera, a ce point du cours, le parallelisme entre 2 et 4, comme entre 3 et 5. La perception est la pensée subjective, la croyance ; le savoir, lui, est la pensée singulière, l’objectivité. De même, le désir est la forme subjective de l’action humaine, car un désir ne s’explique que par l’individu, à l’inverse, l’action morale est singulière, au sens où elle est oeuvre de volonté, c’est-à-dire de la liberté définissant chaque homme en tant qu’homme, absolument. Si le désir est une liberté purement passive et relative à notre subjectivité, la morale constitue l’effort pour objectiver notre conduite. Ce que je fais ne s’explique pas par ma singularité, mais par un principe moral “objectif”, quel qu’il soit, un principe au regard duquel je rends compte de mes actes comme miens et libres.
1. l’indépendance et la morale de l’ambition
Que faire ? C’est-à-dire, quel emploi pour notre liberté ? La réponse la plus immédiate semble prescrite par nos désirs, lesquels ne manquent jamais de fixer des buts à nos actions ; mais ce n’est qu’un fait anthropologique, un constat, ce que nous cherchons ici en revanche, ce sont des principes moraux, des lois prescrivant ce que tous doivent faire en vérité. Les faits ne nous sont d’aucun secours.
Prenant au sérieux le désir, nous voulons donc désormais en faire un devoir, non une tendance à laquelle céder, mais la vérité et la forme la plus élever de notre liberté. Comme les moines de l’abbaye de Thélème, de Rabelais, proclamons comme loi naturelle et impérative « fais ce que voudra ».
1. le droit de la nature
Car la liberté pour l’homme n’est pas question de droit mais d’abord de force, celui qui est contraint par sa propre impuissance de demander ce qu’il désire plutot que de le prendre n’est pas libre ; il ne le sent que trop. Ainsi, nous ne serons libres que dans la mesure de notre force. Cette thèse est celle de Calliclès.
Ce n’est même pas le fait d’un homme que de souffrir d’être traité injustement, mais d’un quelconque esclave, pour lequel mieux vaut mourir que vivre, lui qui n’est pas seulement en mesure de porter secours à lui-même ou à l’un de ceux dont il a la charge, s’il était traité injustement et insulté. Mais, me semble-t-il, ceux qui instituent les lois sont les hommes faibles et la multitude. C’est donc par rapport à eux et à leur intérêt que sont instituées les lois et qu’ils distribuent éloges et blâmes ; et, pour effrayer les hommes les plus forts et les plus capables d’avoir une plus grosse part, de peur qu’ils n’aient effectivement une plus grosse part qu’eux, ils disent que chercher à avoir plus est laid et injuste, et que c’est cela agir injustement, chercher à avoir plus que les autres ; c’est qu’ils se satisfont quant à eux, me semble-t-il, d’avoir part égale alors qu’ils sont inférieurs.
C’est donc pour ces raisons que cela est déclaré par la loi injuste et laid, vouloir avoir plus que le grand nombre, et qu’on appelle ça agir injustement ; et pourtant, c’est au contraire, me semble-t-il, la nature elle-même qui démontre cela : qu’il est juste que le meilleur ait plus que le plus faible et le plus puissant que le plus impuissant. Elle manifeste en de nombreuses circonstances qu’il en est bien ainsi, tant dans les autres êtres vivants que dans toutes les cités et les races des hommes, et que le juste est ainsi déterminé, par le fait que le plus puissant commande au plus faible et a un plus grande part. Car sur quelle conception du juste se fondait donc Xerxès pour faire campagne contre la Grèce, ou son père contre les Scythes ? Et l’on pourrait citer d’innombrables exemples similaires. Mais, me semble-t-il, ces gens-là ont fait ce qu’ils ont fait selon la nature du juste et, par Zeus, selon la loi de la nature, et donc probablement pas selon celle instituée par nous ; façonnant les meilleurs et les plus forts d’entre nous, les prenant dès leur plus jeune âge, comme on le ferait de lions, les ensorcelant par nos sortilèges et les envoûtant par nos incantations, nous nous les asservissons en leur répétant qu’il faut que chacun soit égal aux autres, et que c’est cela le beau et le juste. Mais que naisse un homme doué d’une nature suffisamment puissante, alors, se débarrassant de toutes ces entraves d’une secousse, les mettant en pièces et les fuyant, foulant aux pieds nos écrits, nos sortilèges, nos incantations et nos lois toutes sans exception contre nature, et s’élevant au dessus de nous, voilà que l’esclave se révèle notre maître, et alors éclate en pleine lumière le juste selon la nature !Platon, Gorgias, 483c-484b
II est juste que le fort l’emporte sur le faible, telle est la loi qui se vérifie partout : le lion tue l’antilope, les peuples forts asservissent ceux trop faibles pour se défendre. Et la liberté n’appartient qu’à ceux qui savent la prendre, la conserver, l’arracher s’il le faut. Telle est notre responsabilité devant la nature, tels nous serons jugés par elle impitoyablement : les valets n’ont pas à se plaindre, que n’ont-ils eu le courage et la force de devenir des maîtres? Et que faut-il penser de ces assemblées de valets, trop peureux pour vaincre par eux-mêmes, qui prétendent régir les forts par des devoirs et des morales gémissantes?
L’independance invite à obtenir ce que l’on désire par soi-même ; à regarder la capacité à satisfaire tous ces désirs comme la plus haute de l’homme, car elle révèle sa force et son intelligence. Ainsi le tyran est-il le plus heureux des hommes, d’abord parce qu’il a, pour Calliclès, atteint l’excellence humaine. Il ne l’admire pas par concupiscence, mais en vertu des qualités que son succès implique : ainsi Julien Sorel admire Bonaparte. Les faibles ne font que les hypocrites lorsqu’ils placent la vertu dans le sacrifice.
L’idée de richesse nous permetra de le comprendre. La pauvre n’est-il pas toujours rebuté, mangeant ses frustrations par l’ironie ou un faux détachement? L’indépendance financière consiste en effet d’abord à ne dépendre d’aucun subside extérieur ; et c’est l’attrait des premiers salaires que de nous dispenser enfin de demander. Le riche ne demande plus, il commande. Voilà le plaisir vrai de l’argent.
Or l’independance n’est ici pas séparable de l’exercice de la volonté, de la force qui s’affirme. Dans la richesse comme dans la force, il faut se battre : restez en haut du pavé. Le lion n’est le plus fort qu’autant qu’il le prouve dans la lutte, chaque jour. Cette forme de liberté revient donc à affirmer le combat universel, éternel, car l’indépendance n’est jamais acquise, elle se défend et se conquière en permanence. S’il y a une dignité morale de la guerre, elle naît de ce que l’homme peut consentir à la lutte infinie comme à son destin, et y trouver en effet une réalisation de sa liberté.
II est ainsi une certaine exaltation du combat qui traduit un intéret moral et qu’il faut donc comprendre, sinon respecter, sous peine de se retrouver demuni face à l’homme libre y souscrivant. La gratuité et l’absurdité des guerres reposent du reste, on l’a vu dans le cours sur le désir, sur leur fondement moral : on ne se bat pas pour gagner un tribut mais pour prouver sa force. On lira l’Iliade sous ce rapport.
2. Nietzsche et l’idéal aristocratique
Calliclès voit là une manifestation de la nature, réalité dernière et éternelle ; mais on comprendra en lisant Nietzsche ce que ce naturalisme donne uniquement transposé dans le champ éthique et politique.
Il faut ici penser profondément et aller jusqu’au fond des choses, en se gardant de toute faiblesse sentimentale. La vie elle-même est essentiellement appropriation, agression, assujettissement de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de ses propres formes, incorporation, et, tout au moins exploitation. Mais pourquoi employer toujours des mots auxquels fut attaché, de tout temps, un sens calomnieux? Ce corps social, dans le sein duquel, comme il a été indiqué plus haut, les unités se traitent en égales – c’est le cas dans toute aristocratie saine -, ce corps , s’il est lui-même un corps vivant et non pas un organisme qui se désagrège, doit agir lui-même, à l’égard des autres corps, exactement comme n’agiraient pas, les unes à l’égard des autres, ses propres unités. Il devra être la volonté de puissance incarnée, il voudra grandir, s’étendre, attirer à lui, arriver à la prépondérance, – non par un motif moral ou immoral, mais parce qu’il vit et que la vie est précisément volonté de puissance. – Admettons que, comme théorie ceci soit une nouveauté, en réalité c’est le fait primitif qui sert de base à toute histoire. Qu’on soit donc assez loyal envers soi-même pour se l’avouer!
Niezsche, Par delà le bien et le mal, § 259
Avec lui, toute morale de l’indépendance apparaît ainsi comme a) aristocratique (il y a des faibles et des forts, des esclaves, et même des vocations d’esclaves – les philosophes par exemple- et des être nés pour dominer) ; l’enjeu de la morale est de se hisser à une certaine hauteur d’excellence humaine ; b) guerrière, la force ne se prouvant que dans la lutte, la valeur humaine n’existe que comme affirmation de soi, courage de dominer ; la vérité, elle-même, devra être comprise comme affirmation et se décidera dans le conflit historique, l’affirmation et la lutte des idéologies relatives et des “visions du monde”.
La conception nietzschéenne de la morale revient à faire de la force l’étalon de la vertu comme de la vérité ; non pas tant de la force brute ou mécanique, mais du courage d’imposer soi-même ses valeurs, contre l’absence de principes (nihilisme) et la peur d’être soi-même. L’aristocrate possède seul une existence morale, une existence authentique, car il assume sa place dans la lutte universelle, là où les faibles et les nihilistes fuient dans des valeurs de privations ou une indifférence timide. La philosophie est un symptôme de la faiblesse humaine, car, pour Nietzsche, le besoin de vérité traduit l’impuissance à assumer un monde dépourvu de sens et de principes supérieurs.
Un individualisme orgueilleux et dominateur, fondé sur la négation de toute idée de vérité et tempéré par une sociabilité élitiste et confraternelle, voilà en effet un idéal moral se riant de la raison ou du droit… La pensée aristocratique de Nietzsche se comprend ainsi comme une réponse au « nihilisme » moderne, c’est-à-dire la perte de toute idée de l’excellence humaine, et sa dilution dans un moralisme vague et humanitaire : un altruisme sentimental et égoïste à la fois, dominé par la peur de la violence et le goût de l’illusion (voir Zarathoustra et le « dernier homme »). Nietzsche tire ainsi de son époque, et de la lecture de Schopenhauer, un fort sentiment de la décadence des temps, un rejet de la démocratie libérale et de ses valeurs de consensus, et en appelle à une « guerre des valeurs », notamment contre le socialisme dans lequel il voit l’apothéose des passions animales de confort, de sécurité, et de conformisme. Sans doute ne faut-il pas, dans ces conditions, être surpris que des mouvements fascistes ou proto-fascistes (arditi, futuristes, S.A. …) ait pu voir dans la guerre totale, et dans une certaine lecture de Nietzsche, un idéal politique de liberté et d’excellence contre le “conformisme bourgeois” : il faut comprendre cette séduction, sous peine de rejeter ces aspirations dans l’inhumain pur et simple (or la violence même peut être choisie, humainement choisie), mais il n’y aurait guère de sens à les discuter. Parle-t-on à qui récuse le dialogue. S’il est des nietzschéens pratiquants, il n’y a qu’à leur tirer dessus ; du reste, ils ne sauraient s’en plaindre!
3. l’ambition et le combat social
L’analogie avec la lutte naturelle fonde la morale aristocratique de l’indépendance et de la domination, mais elle instruit également par ses limites.En effet, l’homme ne peut, comme le lion, se satisfaire de ces combats pour ses seuls besoins, il vise plus haut, éternel insatisfait.
C’est que la reussite de nos projets passe immanquablement par d’autres hommes, ce sont eux qu’il nous appartient de mettre au service de nos désirs, en sorte que l’indépendance est necessairement ambition, quête de l’ascension sociale, puisque seule le chef peut satisfaire tous ses désirs. Ainsi également du pouvoir de l’argent, qui ne peut tout contraindre ; au riche même, manque encore l’admiration et la soumission volontaire qui est réservée à la domination politique.
Le rouge et le noir est le récit de l’essor puis de la chute brutale d’un jeune homme qui rêvait d’être un Napoléon : un chef dont les plaisirs seraient les récompenses du courage et de l’autorité. Julien Sorel est un ambitieux, non un arriviste!
Et si la liberté consiste à faire ce que l’on veut, il faut bien ériger le tyran en modèle moral : n’a-t-il pas réussi ? Cependant, cette morale conduit à la révolte, comme on le voit en Stendhal, car l’ambitieux sera sans cesse confronté à la bassesse morale, à la faiblesse de ceux qu’il doit vaincre par la flatterie et l’hypocrisie. Le combat social est ainsi fondamentalement deloyal car l’indépendant, l’ambitieux, doit, pour parvenir, courtiser les faibles et les idiots, dont le nombre l’écrase nécessairement.
Le vrai aristocrate, l’ambitieux avide de triompher dans un combat social qui exprimera sa valeur, est ainsi condamné à échouer, car la force seule ne peut rien, « nul ne conserve longtemps un pouvoir par la violence», Sénèque ; le courage même ne sert de rien dans un monde où la corruption et la ruse sont de plus sûrs expédients. Aussi l’ambitleux est-il acculé au coup d’etat, Napoléon, et à la fin tragique de son règne sous le poids des arrivistes et des médiocres. II n’en reste pas moins que la poésie de l’ambition séduit et doit seduire la jeunesse car elle est bien la première apparence d’un choix de vie véritable, et comme la première forme que prend la liberté consciente.
La passion de I’ambition.
La révolte et l’indépendance sont fondées et respectables, d’abord parce que la nature parle en elles : le désir est élan, principe d’action. Il y a dans l’ambition une confiance fondamentale dans sa nature, dans ceci que nos volontés ne sont point honteuses, mais ce qui demeure le plus précieux en nous. Qui ne désire pas à vingt ans changer le monde, y marquer son empreinte, ne vaut pas grand-chose, le mépris et la révolte adolescente, même sotte, éduque ici sans doute plus sûrement que le plat conformisme. Par là, Jullen Sorel est sauvé.
En effet, la liberte y apparait comme une exaltation devant l’idée du possible, c’est-à-dire d’un chemin à tracer soi-même dans le monde. Sous ce rapport, l’ambition est d’abord une passion d’imagination (rêves de succès), car l’action quotidienne ne laisse guère de place aux projets et à la rêverie, il est des choses à faire. C’est pourquoi Sorel éprouve le plein sentiment de sa liberté, la promesse de son indépendance, devant le spectacle muet de la nature : car les arbres laissent libre l’imagination, que la ville et ses lois, ses interdits, brident insensiblement. Ainsi Julien, au cour d’un voyage…
Enfin il atteignit le sommet de la grande montagne, près duquel il fallait passer pour arriver, par cette route de traverse, à la vallée solitaire qu’habitait Fouqué, le jeune marchand de bois son ami. Julien n’était point pressé de le voir, lui ni aucun autre être humain. Caché comme un oiseau de proie, au milieu des roches nues qui couronnent la grande montagne, il pouvait apercevoir de bien loin tout homme qui se serait approché de lui. Il découvrit une petite grotte au milieu de la pente presque verticale d’un des rochers. Il prit sa course, et bientôt fut établi dans cette retraite. Ici, dit-il avec des yeux brillants de joie, les hommes ne sauraient me faire de mal. Il eut l’idée de se livrer au plaisir d’écrire ses pensées, partout ailleurs si dangereux pour lui. Une pierre carrée lui servait de pupitre. Sa plume volait : il ne voyait rien de ce qui l’entourait. Il remarqua enfin que le soleil se couchait derrière les montagnes éloignées du Beaujolais.
Pourquoi ne passerais-je pas la nuit ici ? se dit-il, j’ai du pain, et je suis libre ! au son de ce grand mot son âme s’exalta, son hypocrisie faisait qu’il n’était pas libre même chez Fouqué. La tête appuyée sur les deux mains, Julien resta dans cette grotte plus heureux qu’il ne l’avait été de la vie, agité par ses rêveries et par son bonheur de liberté. Sans y songer il vit s’éteindre, l’un après l’autre, tous les rayons du crépuscule. Au milieu de cette obscurité immense, son âme s’égarait dans la contemplation de ce qu’il s’imaginait rencontrer un jour à Paris. C’était d’abord une femme bien plus belle et d’un génie bien plus élevé que tout ce qu’il avait pu voir en province. Il aimait avec passion, il était aimé. S’il se séparait d’elle pour quelques instants, c’était pour aller se couvrir de gloire, et mériter d’en être encore plus aimé.
Stendhal, Le Rouge et le Noir, I. XII
Le paradoxe est ici que l’ambition sociale est incompatible avec le monde du travail, elle ne s’épanouit réellement que dans la nature indifférente, comme rêverie. Car la réalité de sa mise en oeuvre perd immédiatement toute poésie ; il faut faire des frais, accepter la duplicité, la médiocrité etc. C’est pourquoi les âmes nobles s’exténuent en revoltes et ne font rien de leur vie, trop vite arrêtée par des scrupules (voir aussi Lucien Leuwen de Stendhal et la leçon adressée au heros par son cousin, plat arriviste, des le début du roman).
L’ambition est donc une passion de jeunesse, propre à celui qui ne fait encore que contempler l’ordre humain, sans que sa trop grande fréquentation ne l’ait encore corrompu et abaissé. Elle est communement ressentie, quoique la culture démocratique la méprise ou la décourage (par l’idée qu’il n’est par exemple d’ambition légitime que collective, et réparatrice d’une injustice sociale, non comme l’élan d’un courage désireux de dompter la société.) Toutefois, seule l’âme noble peut relever le défi tragique qu’elle lance à nos propres forces.
Concluons,
la voie de l’indépendance est une option indiscutablement morale, elle s’adresse à ce qu’il y a de noble en l’homme, sa liberté. Cependant, elle culmine dans le défi et la révolte, sans pouvoir porter de fruits réels. Le paradoxe est donc que les natures les plus portées à l’action, comme Julien Sorel, seront arrêtés à l’orée de leur vie, en sorte que les hommes au pouvoir ne sont jamais des ambitieux portés par la noblesse et la vie, mais des arrivistes versés dans l’art de la séduction : la médiocrité seule peut assurer une longévité au pouvoir. On jugera donc de nos dirigeants à l’aune du portrait qu’en dressent Stendhal et Platon.
L’ambition n’appelle donc pas une réprobation morale (ce serait moraliser, et donner raison à Nietzsche), mais au fond technique : il est impossible de vivre selon l’indépendance, perspective tragique de la guerre universelle si sensible et touchante chez Homère ; le paradoxe est ici de comprendre que tous se trompent lorsqu’ils jugent plus facile de vivre selon ses désirs que selon la loi et le devoir. « Fais ce que voudra » est une maxime surhumaine, Nietzsche le sait qui attend le « surhomme », le vrai aristocrate.
Par suite, il y a peut-être quelque chose de malsain, voire de condamnable, à faire l’éloge des désirs, de leur satisfaction, de la lutte contre la « frustration », comme ne cesse de le faire la société contemporaine, comme à placer le sommet de la liberté humaine dans des satisfactions déréglées. Car cette règle de conduite, qui la suivra? Pour un Julien Sorel au fond insensible à son propre echec, car fidèle à sa résolution intérieure, et qui sait en cela retrouver l’amertume sereine des heros grecs, combien d’âmes médiocres condamnées à l’aigreur et au desespoir par le mirage consumériste et « libéral » ? (Voir le film Fight club par exemple.)
Faire son devoir serait alors seule tâche à la mesure de l’homme seulement homme.
2. L’autonomie et la morale de l’héroïsme
L’impétuosité d’un Caliclès, les promesses d’un ambitieux, tout cela témoigne d’une volonté à l’oeuvre, nous l’avons vu. On ne trouve pas ici un individu cédant à se tendances, par faiblesse ou lâcheté, mais véritablement une liberté décidant pour elle, et pour tous, ce qu’une vie d’homme doit être : celle d’un roi.
Il faut garder cette option toujours ouverte à la moralité sous peine de confondre le sens du devoir avec une stérile soumission. Les ambitieux et les tyrans ne manqueront en effet jamais de plaire à la jeunesse si l’on ne conçoit la sagesse et la tempérance que comme des renoncements et des fuites.
Toute notre difficulté va être ici de comprendre en quoi la moralité, au sens étroit de vie dominée par le devoir, constitue bien une véritable fin, un objectif positif et universel, que tout homme peut donner à sa vie ; il nous faudra d’abord purger l’idée même de devoir de toute dimension pathologique de contrainte sociale ou de nécessité politique.
1. Faire son devoir n’est pas être contraint
Contrainte et obligation
Notre liberté est entravée, à première vue, de mille contraintes, de mille obligation, dont le poids nous pèse. Se lever pour aller travailler, payer ses impôts etc. De là l’idée que la liberté consisterait à secouer toutes les obligations qui pèsent sur nous : donc pouvoir, argent, voilà la vraie vie.
Il faut toutefois distinguer la contrainte, qui est soumission aux nécessités extérieures et peut donc être extorquée (je suis contraint par la menace d’une arme, d’une amende etc.) et l’obligation, qui étant tout intérieure ne brime pas ma liberté et ne saurait m’être imposée.
On peut me contraindre à payer une amende, non à me sentir obligé d’être honnête. Si je n’ai pas honte de mentir, c’est que me manque le sentiment de mes obligations : je manque de conscience, comme on dit, et nul pouvoir n’y peut faire quoi que ce soit.
La fidélité, par exemple, n’est pas une contrainte pour l’amoureux : car il peut y voir l’expression de la dignité de son amour. Si elle n’est extorquée que par la jalousie ou la surveillance, elle n’est pas grand chose! (voir Stendhal, de l’amour)
L’homme est ainsi capable de se reconnaître des obligations, c’est-à-dire des devoirs auxquels il se sait capable d’assentir même en l’absence de toute contrainte. Le devoir est donc si on veut une libre contrainte, ou plutôt une loi qu’on se donne à soi-même. C’est cela l’auto-nomie.
Que l’homme soit autonome indique qu’il peut décider de vivre guidé par des principes moraux (des devoirs et des vertus) et non par ses seuls désirs. Ainsi l’époux renonçant au libertinage ne renonce en réalité à rien ; il ne cède pas à la contrainte extérieure (de l’âge, de la jalousie, de l’ordre social) mais choisit de vivre d’après son serment et ses principes : il décide de ne pas faire du plaisir la fin de sa propre vie. (Sur ce point, on pourra lire la “Lettre d’un époux” de Kierkegaard et son Appréciation esthétique du mariage).
L’héroïsme
Il y a dans la moralité un caractère héroïque : elle décrète l’homme susceptible de vivre pour ses idées et ses principes. La vie n’est en effet pas une valeur suprème pour l’homme! Seul être à la juger, il n’en attend pas simplement la poursuite indéfinie, mais exige encore dignité et respect pour son existence. Il est des vies indignes et méprisables qui seraient pire que la mort pour un homme de coeur. Nous le verrons avec l’Apologie.
L’héroïsme, comme l’ambition, parle à la jeunesse car il peut incarner l’idéal d’une vie pleine et unifiée ; dominée par un même but.
Note
Nous ne traiterons pas ici de la réduction sociologiste de l’obligation à la contrainte (Durkheim) et de la thèse selon laquelle les devoirs que l’homme se reconnaît envers lui-même ou les autres ne sont que les traces de son éducation, ou de la « pression » sociale. Le texte suivant (Gygès) présente à sa manière l’argument dans sa généralité.
2. Vivre pour la justice?
L’idée d’obligation et de devoir éveille toutefois spontanément le scepticisme. Si l’ambition paraît naïve, et fera mieux de se muer en arrivisme, l’héroïsme semble bien exalté, et plus condamnable encore. Car il préjuge trop de la nature humaine, semble-t-il. Le cynisme commun consiste ainsi à demeurer incrédule lorsqu’un devoir semble librement admis : le juste ne peut vouloir la justice pour elle-même, sûrement il ne cherche que son intérêt (même borné à la réputation de justice…)
Ce pessimisme est enraciné dans l’idée que la justice en l’homme n’est jamais qu’un effet de sa faiblesse. Le meilleur des hommes, s’il était tout puissant, se comporterait certainement en tyran. C’est le sens du mythe de Gygès, dans la République de Platon que de porter le soupçon sur la volonté de justice en l’homme. Le pouvoir aveugle et corrompt.
Platon admet ce jugement. Mais précisément, la justice consiste à vivre pour elle-même, et donc à fuir le pouvoir! Il y a ici un cercle qui aboutit au paradoxe de la République, les hommes les plus sages et donc les plus près à gouverner avec justice sont justement ceux qui refuseront toujours de gouverner! Qu’un homme politique se porte candidat à un poste est donc déjà mauvais signe.
Il n’y a pas de réponse à donner ici ; car l’héroïsme ne se prouve qu’en acte, et le pessimiste, parce qu’il a déjà choisi son camp, parce qu’il a choisi de regarder le monde en cynique, ne sera pas convaincu.
La liberté en effet ne se prouve pas comme on prouve un théorème, elle s’assume comme un pari, une réponse à un défi, et c’est bien ainsi que Platon la présente à travers la parabole de l’anneau de Gygès.