Merleau-Ponty fut-il un philosophe?

Ce texte a été écrit au moment de la mort de Maurice Merleau-Ponty.

Texte publié dans La Revue Socialiste, n°146, octobre 1961, pages 272-275.


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La philosophie d’après-guerre en France fut dominée par deux influences principales en apparence opposées et pour la plupart irrésistibles ; la phénoménologie et le marxisme. Merleau-Ponty n’a d’abord résisté ni à l’une ni à l’autre. Bien plus, il a été l’un de ceux qui ont contribué avec le plus d’autorité à faire connaître la méthode de Husserl en-deçà du Rhin. Cette entreprise pourra se juger, comme toutes les autres, quand elle aura été délivrée de la mode. Pour le présent, en rendant possible de trop faciles imitations, elle tend à provoquer une nouvelle dégradation de la philosophie en rhétorique. De même, au temps de sa collaboration avec Sartre, Merleau-Ponty mit si bien son talent au service d’une sorte d’engouement politique qu’il parut un moment représenter l’intelligence elle-même découvrant passionnément les problèmes de notre époque, mais ce fut, là encore, pour donner en partie sa caution à une mystification dont beaucoup d’esprits depuis lors ont péri. On a dit de sa pensée qu’elle était une philosophie de l’ambiguïté. Mais toute œuvre est ambiguë et l’importance d’un écrivain a toujours un double sens ; son talent fortifiant également le faux et le vrai, il est, dans cette mesure, un peu responsable de l’histoire. Il est fréquent que l’éloge décerné au talent signifie qu’on sépare la forme du fond ou qu’on admire sans prendre d’engagement. Dans ces conditions on doit dire que Merleau-Ponty fut un écrivain de talent.

Je ne dirai rien de la phénoménologie sinon qu’elle apparut à plusieurs comme une manière de penser non plus selon la vérité objective, mais selon l’expérience immédiate. Merleau-Ponty a reconnu finalement sa dette envers Bergson. D’ailleurs sa Phénoménologie de la perception répond, pour une large part, à la même intention que l’Essai sur les données immédiates de la conscience : elle se donne comme un renouvellement du regard, comme un retour à l’expérience vécue en deçà des constructions abstraites du savoir, c’est-à-dire à la première perception du monde. Il y a même dans La Structure du comportement les éléments d’une philosophie de la vie. On sait que la pensée allemande a été dominée par quelques thèmes qui nous sont aujourd’hui familiers : ceux du conflit et de la synthèse, de la totalité et de la structure, du tragique et de la purification. Hegel, Marx, Husserl et quelques autres ont illustré à loisir ces idées dont la puissance magique n’a pas fini de nous séduire. Or Merleau-Ponty a eu notamment le mérite d’établir la parenté profonde qui lie la célèbre théorie de la forme et la phénoménologie. En nous faisant connaître l’œuvre de Goldstein avant qu’elle ne soit traduite en français, il n’a pas seulement divulgué un secret, il a aussi introduit dans la sphère de la pensée claire des intuitions encore diffuses. Et, ce faisant, il a retrouvé, involontairement peut-être, la tradition de son pays qui est d’analyse et de séparation. Quand par exemple il distingue, comme des règnes superposés les uns aux autres, l’univers physico-mathématique, le monde du vivant et le monde humain, il répète avec Comte que, si l’inférieur porte le supérieur, il ne l’explique pas et que la raison du complexe n’est jamais dans le simple. Quand il montre que les propriétés du vivant sont irréductibles à celles de l’objet, il paraît s’éloigner de Descartes, mais quand il décrit le corps propre, c’est pour conclure avec Descartes que l’union de l’âme et du corps est un mystère impénétrable.

La phénoménologie de la perception est généralement regardée comme son œuvre maîtresse. Et certes elle vaut par la richesse des descriptions et par le style. Tout, notre savoir — c’est l’idée qui commande le livre — est enraciné dans la perception qui elle-même est une donnée irréductible. Qu’elle ait pour objet des formes, des couleurs, du mouvement, notre perception comporte une structure que notre entendement ne peut pas reconstruire, parce qu’elle appartient à l’être immédiat de la conscience. En effet, comme déjà chez Bergson, le sujet d’où l’on part n’est pas celui de la connaissance ; il n’est pas la conscience intellectuelle et réfléchie qui se livre aux constructions abstraites de la science, c’est au contraire une conscience encore solidaire des vicissitudes premières de l’existence, une conscience incarnée et vivante, liée inéluctablement à un monde dont pourtant elle se distingue ; bref, une conscience irréfléchie et qui pourtant nourrit des significations sans lesquelles il n’y aurait ni monde ni moi. Il faut donc voir dans une telle phénoménologie non pas une métaphysique, c’est-à-dire une explication de la réalité, mais une simple méthode pour surprendre une expérience qui se dérobe à la réflexion savante, et, pour tout dire, un procédé de description pure. On ne s’étonnera donc pas si elle paraît parfois se confiner dans un positivisme décevant. Car à décrire les phénomènes, c’est-à-dire les apparences, y compris l’apparence du réel, on ne réussit guère qu’à faire le roman de la conscience, ou plutôt, puisqu’il n’y a pas de vie intérieure mais seulement un monde à décrire, on se contente de fournir à l’esprit réfléchi, donc prévenu, la révélation gratuite d’horizons familiers au premier regard. C’est d’ailleurs pourquoi la phénoménologie n’est, dans bien des cas, qu’un procédé littéraire. À la question de savoir si elle pouvait être autre chose, Merleau-Ponty n’a pas eu le temps de répondre. S’en serait-il tenu à cet humanisme un peu nébuleux qui croit avoir résolu les problèmes quand ii les a rapportés à « l’être au monde », mais qui ne cherche nullement à situer l’homme lui-même, puisque pour lui toutes les situation sont de l’homme ? Certes Merleau-Ponty était loin de mépriser, comme font tant de ses admirateurs, les philosophes classiques. Il sut même adresser au grand rationalisme, celui du XVIIe siècle, un hommage rarement égalé. S’il est vrai, comme il l’écrit, que « nous reprenons plus radicalement la tâche dont ce siècle intrépide avait cru s’acquitter pour toujours », c’est pour retrouver le sens philosophique dont le rationalisme de 1900, cette « théologie sécularisée », avait cru, lui, guérir l’humanité. L’athéisme de Merleau-Ponty prétend que le monde est inexplicable et que, par suite, la science doit être comprise « dans son ordre, à sa place dans le tout du monde humain ». Contre le scientisme toujours renaissant, il reprend donc à son compte l’exigence métaphysique qui inspira les grandes philosophies classiques, mais la solution humaniste à laquelle il s’arrête ne revient-elle pas, en définitive, à récuser la philosophie ?

Merleau-Ponty n’a jamais cessé d’être à la recherche de lui- même. Qu’il ne se soit pas trouvé ou que sa propre route ait pu paraître indécise, la cause en est peut-être dans le souci qu’il partagea avec tant d’hommes de sa génération d’épouser son temps et d’adopter jusqu’à ses préjugés. Être un journaliste ou un philosophe, il faut choisir. Il n’est pas de philosophie sans quelque refus de l’actualité et la certitude de n’être pas tout entier plongé dans l’histoire. Or la guerre a affolé l’intelligence. Parce qu’elle mettait en lumière une transformation du monde qu’on n’avait pas su prévoir, la crainte pathologique d’être de nouveau dépassé par l’événement domina dès lors le jugement des meilleurs ou, si l’on veut, des mieux doués. Cette angoisse devant l’histoire détermina l’adhésion au marxisme d’esprits qui n’y étaient préparés ni par leur formation ni par leur vocation. Il ne s’agissait pas toujours d’une adhésion sans réserve, mais il était entendu qu’aucun problème ne pouvait se poser, qu’aucun jugement ne valait sinon par rapport au marxisme. Être en marge signifiait pour beaucoup être en retard, et peut-être ne faut-il pas chercher plus loin, si on se limite aux penseurs, la grand’peur du XXe siècle. On peut ajouter que les doctrinaires avaient été frustrés si douloureusement qu’il leur fallait entretenir à tout prix leur excitation. La plupart des revendications de la gauche avaient été satisfaites, mais cette révolution s’était accomplie dans un style trop prosaïque, sans que pût s’épancher le romantisme révolutionnaire du premier demi-siècle. C’est pourquoi les révolutionnaires attardés se rencontrent surtout chez les « intellectuels ». Ils poursuivent désespérément la chimère d’une révolution qui comble leur cœur et ils s’efforcent vainement d’entretenir cette passion, cette atmosphère (ce que les Allemands appellent Stimmung) dans un monde qui désormais n’en voit plus l’objet.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’œuvre de Merleau-Ponty et l’évolution de sa pensée. Il voulut d’abord sauver l’humanisme sans tarir les sources de la terreur, puisqu’il ne se distinguait du stalinisme qu’en lui disputant sur son propre terrain le sens de l’histoire. Même dans Les Aventures de la dialectique il conserva, pour critiquer les communistes et leurs alliés, les principes même que ceux-ci ne laissaient pas d’afficher. Mais peu à peu il prit ses distances et, par là-même, il approfondit sa méditation de l’histoire contemporaine. Sans être parvenue à concevoir une philosophie politique, sa réflexion s’orientait vers une pensée assez indépendante, et, somme toute, délivrée de l’actualité pure. En ce siècle voué à Hegel, il lui était difficile de reconnaître l’impuissance de la raison à justifier l’histoire, mais il ne dédaignait pas les exercices de l’entendement au point de ne pas veiller en fait à l’indépendance de son jugement. Évoquant Socrate, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, il rappelait que le philosophe n’avait pas de place assignée dans la cité ; que, s’il ne devait pas se confondre avec le pouvoir, il ne pouvait pas davantage se figer dans une opposition proprement politique. Car le pouvoir changeant de camp, tous les tyrans, à la fin du compte, doivent sortir de l’opposition. Il faut donc que le philosophe, pour rester libre, garde le sens de l’ironie. « Les sots ont ceci de commun avec les éponges, dit Valéry, c’est qu’ils adhèrent » : le philosophe est précisément celui qui a juré de n’adhérer jamais, parce qu’il sait que « la liberté, l’invention sont minoritaires, sont opposition ». L’honneur de Merleau-Ponty est sans doute d’avoir préservé en lui et pour nous cette liberté sans laquelle toutes nos pensées sont les matériaux du destin.


À Jacques Muglioni, par Jacques Billard


Nous remercions Jacques Billard de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans la Revue de l'enseignement philosophique, 46e année, n°3, janvier-février 1996, pages 73-74.


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Ce qui frappait chez lui, dès la première rencontre, c’est, plus que la droiture, qui est morale, la rectitude, qui est philosophique. Au premier regard on le voyait entier et quand on le connaissait mieux, on savait qu’il ne serait jamais autrement parce que telle était sa nature.

Jacques Muglioni était d’un contact facile, mais d’un premier abord difficile et plus d’un collègue s’est plaint de sa manière d’être, qui, en un premier temps, pouvait engendrer la crainte. Mais on avait tort et je connais aussi plus d’un collègue parti le rencontrer pour lui dire son fait, revenir conquis et fidèle défenseur de ses thèses. Pourtant Jacques Muglioni ne cherchait ni des émules, ni des disciples. Il n’avait besoin d’aucune troupe personnelle. On venait à lui par respect et on lui restait fidèle, naturellement.

L’œuvre de Jacques Muglioni n’est pas vraiment une œuvre écrite, bien qu’il se soit exprimé dans de nombreux articles, largement diffusés, notamment par notre propre Revue. Elle est surtout dans sa parole, au sens entier du mot qui ne renvoie pas seulement à la seule profération verbale. Être philosophe, c’est être philosophe et non être philosophe, voila, au delà du jeu de mot ce qui pourrait formuler sa pensée : la philosophie est moins une activité qu’une essence. On ne sait si la philosophie répondra jamais à la question « qu’est-ce que l’homme ? », il est, en revanche certain que se poser la question est de l’essence de l’homme. Ce n’est pas à dire que la philosophie ne soit réservée qu’à certains et Jacques Muglioni, comme inspecteur général a œuvré à l’introduction de l’enseignement philosophique dans les séries technologiques. La philosophie est en effet pour tous parce que chacun dispose, par soi-même, et à la condition d’être simplement allé à l’école, du pouvoir d’être conforme à son essence.

C’est pourquoi on peut dire que Jacques Muglioni était en quelque sorte, la philosophie vraie, alors même que sa propre philosophie – en avait-il seulement une ? et faut-il en avoir une ? être philosophe, est-ce avoir une philosophie ? – n’était pas facile à cerner. Ce qui n’est paradoxal qu’en apparence : autant la vraie philosophie est difficile à déterminer, autant elle est facile à reconnaître. C’est ce sens interne du philosophique qui légitimait, à ses yeux, la fonction institutionnelle d’inspection. Au vrai, l’inspection ne consiste nullement à rapporter le discours du professeur visité à de prétendues limites que l’institution aurait préalablement posées, ou à des normes fixées, croit-on, dans un programme ou ailleurs, mais seulement à entendre qu’il y a de la philosophie dans ce qui se dit. Jacques Muglioni n’inspectait pas vraiment. Il se rendait chez des collègues. S’il y trouvait de la philosophie, quelle qu’elle soit, alors on était son ami proche, son semblable. S’il n’en trouvait pas, on était un étranger, une personne étrange qui perdait son temps et surtout faisait perdre aux élèves la seule occasion de philosopher que la plupart n’auraient jamais. Je lui ai souvent entendu dire qu’il avait appris beaucoup de philosophie dans les classes des collègues, ce qui ne voulait pas dire qu’il avait entendu des choses nouvelles – cela aussi arrivait, et plus souvent qu’on ne croit – mais qu’il avait entendu une parole philosophique vivante. Et dès qu’une parole est vivante, elle est nouvelle. Elle est, même pour celui qui sait déjà, comme s’il l’entendait pour la première fois. On comprend pourquoi il refusait d’entendre dire que le professeur de philosophie exerçât un métier.

Jacques Muglioni était un inspecteur général... impossible. Pour l’administration. On comprend que bien des ministres aient pesté contre lui (n’a-t-il pas été évincé de son décanat par le ministre Savary ?) et lorsqu’on s’est préoccupé de lui obtenir, pour sa retraite, je ne sais plus quel titre, un ministre s’est étonné : « mais enfin il s’est opposé à toutes les modernisations, à toutes les évolutions ! ». Lui-même n’était pas tout à fait mécontent du soulagement éprouvé par bien des personnes lors de son départ à la retraite, c’était là le signe qu’il avait été ce qu’il fallait être, un philosophe intempestif.

Je l’ai eu au téléphone la veille de sa mort. Idées claires et conseils judicieux comme toujours. Je lui annonçai une conférence à Nanterre pour le mois prochain et nous convînmes de nous y voir. Savait-il qu’il mourrait le lendemain ? Il était chez lui en Corse, à Noël. Au téléphone il m’expliquait qu’il relisait les épicuriens. « Ah la la, disait-il, ils ont tout compris ». Il était en train de méditer la Lettre à Ménécée ! C’est lui qui avait tout compris : qu’il allait mourir, puisqu’il avait un cancer mais qu’il ne fallait pas s’en alarmer parce que la mort n’est rien. Il est donc resté dans la philosophie jusqu’au bout et a ainsi vécu en dieu parmi les hommes.

Il n’empêche. Jacques Muglioni est mort trop tôt. Et Épicure n’a raison que partiellement : c’est pour celui qui meure que la mort n’est rien. Pour ses amis, c’est autre chose...


Hommage à Jacques Muglioni, par Bernard Bourgeois


Allocution de Bernard Bourgeois, ancien élève de Jacques Muglioni à Mâcon en 1946-1947, prononcée au lycée Henri IV à Paris, lors de la séance organisée en l'honneur de Jacques Muglioni, fin de l'hiver ou début du printemps 1996. 

Nous remercions Bernard Bourgeois de nous autoriser à partager ce texte.


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C’était, il y a quelques décennies, dans un ancien collège de ces Jésuites dont la grande République scolaire sut – comme, en homme de la mémoire, il le rappelait – assumer l’héritage historique. Il entra dans la vieille salle grise, où la lumière extérieure pénétrait peu, nous salua dans un sourire discret en nous priant de nous asseoir, s’installa lui-même à la chaire, sortit de sa poche un menu papier qu’il ne regarda guère, et il se mit à penser. Sans la moindre initiation – qu’en est-il besoin, puisqu’elle est en nous ! – il nous mit, en s’y incluant lui-même, dans la pensée. Et nous pensâmes avec lui, plus ou moins bien, mais tous, une année durant, selon un discours dont la continuité, entrecoupée par les pauses variées de la vie, triompha de celles-ci. Nous découvrîmes, non pas un professeur qui faisait de la philosophie, tel un médiateur insistant sur lui-même – dangereux engrenage pédagogique ! –, mais la philosophie se faisant magistrale, enseignement d’elle-même, se faisant en se faisant telle, c’est-à-dire se donnant son existence adéquate. Assurément, tout l’homme, et d’abord son cœur, avec sa passion, parfois même son indignation, était redéployé, remobilisé, en lui, et, par lui, en nous, à partir du penseur, ou mieux : de la pensée reprenant, en les jugeant, toutes choses, mais désormais cette pensée n’était plus seulement, confusément, en nous, nous étions, éclairés, en elle. Un changement d’élément avait eu lieu pour nous. Bien avant d’être élevé à la théorie de lui-même dans le bel article sur « La leçon de philosophie », le geste spéculatif nous surprit ainsi pratiquement.

La relation institutionnelle, inévitable à l’époque moderne, entre le groupe des élèves et un magister que celle-là peut faire s’égarer en un dominus, était immédiatement convertie, dans le retrait créateur de la classe, en la relation, au sein de chacun, qu’il rentrât en lui-même à titre d’élève ou à titre de maître, entre lui-même et le vrai maître, le maître intérieur qu’est la pensée. La parole, toujours simple en sa rigueur précise – sans rien d’oratoire – , à travers laquelle ce maître intérieur absolu se faisait écouter ne s’interrompit guère, cette année là, dans la distraction d’interrogations ou de discussions extérieures : il est vrai que, « dans la meilleure leçon, l’élève n’a pas besoin d’être interrogé nommément pour répondre, voire pour interroger lui-même et soulever les objections », car « il se sent intérieurement sollicité et répond ou objecte exactement à la place du maître, témoignant ainsi qu’il acquiert lui-même la maîtrise de la pensée ». La dissertation vérifiait suffisamment, hors de la classe, dans l’objectivité de l’écrit, cette acquisition... Reviviscence dialectique, dans le contexte scolaire de la démocratie moderne, de cette élévation à la pensée vraie qui s’était originairement développée dans le dialogue immédiatement personnalisé de l’Académie platonicienne, tel nous apparut Jacques Muglioni. Philosophant pour lui-même – il préparait alors le concours de l’agrégation – il nous fit tous assez bien philosopher pour que nous réussissions, nous, au baccalauréat. Le philosophe moderne est la plupart du temps institutionnellement professeur de philosophie, mais Kant n’est grand qu’en tant que c’est Platon qui fait retour en lui. Platon, penseur le plus cité par Jacques Muglioni; Platon, auquel est bien consacré le dernier texte de L’école ou le loisir de penser ; Platon, accomplissement ainsi originel et final du philosophe.

Jacques Muglioni le Méditerranéen d’esprit et de cœur fut d’abord un Grec parmi nous. Contre les tyrannies collectives, il célébra à tout instant l’affirmation singulière, individuelle, de l’universel, du genre humain, en laquelle les Grecs inventèrent cette nouvelle figure de l’homme : le sage. La philosophie est née dans le bassin oriental de la Méditerranée, en cette Grèce où se dépassèrent en se rencontrant l’Europe, l’Asie et l’Afrique, car il n’y a pas à faire dialoguer après coup des cultures qui se seraient d’abord fixées en leur différence, puisque la culture même est dialogue ! En ce lieu où l’histoire recommença, c’est-à-dire commença vraiment, en tant qu’histoire libératrice ou humanisante, des « individus isolés » osèrent penser pour l’humanité toute entière : « Il est beau d’écrire que l’avenir de la Méditerranée repose sur les genoux des dieux. Un miracle est un événement rare autant qu’inexplicable. Quelle qu’ait été la richesse des traditions venues du Nord et de l’Orient, la Grèce fut le lieu d’un avènement qui marqua pour toujours le destin des hommes ». Simone Weil, ici évoquée, a raison de lire dans Platon la vérité de notre histoire, l’histoire même de l’institution, dans les hommes, divisés entre eux et en eux-mêmes, de l’Homme, un en tous et en chacun.

Si la pensée s’assure d’elle-même dans le retrait de la vie immédiate, vie non personnelle – à la fois non singulière et non universelle – en proie aux influences aliénantes du milieu toujours particulier, elle n’est vraie qu’en se faisant elle-même existence concrète, dans l’unité, puisqu’elle est à faire, pratique, de son idéalité théorique et de sa réalité pratique. S’inscrivant ainsi dans l’unique héritage de la raison platonicienne et kantienne, Jacques Muglioni rappelle que « la certitude première n’est pas spéculative, mais pratique », que « ce n’est pas l’entendement, mais la liberté, qui fait l’homme », un homme qui, contrairement à ce que veulent faire accroire les sciences humaines, ne se constate pas, mais doit, en chacun, se décréter. Un tel humanisme pratique réunit alors, en Jacques Muglioni, comme chez le sage de la Grèce antique, l’homme privé et l’homme public. Il sut toujours accueillir dans son chez-soi familial le souci de l’universel, philosophant dans sa vie la plus quotidienne ; tout autant, sa générosité chaleureuse lui fit nouer des rapports personnels, singularisés, d’amitié, avec ceux que sa mission institutionnelle lui faisait rencontrer. Bref, au plus loin de toute confusion indiscrète, il fut, en privé, le même homme qu’il était en public et, en public, le même homme qu’il était en privé. Il assuma la responsabilité de l’existence pensante, en sa distance libératrice de toute adhérence, en homme entier. En homme entier, c’est-à-dire simple ; en homme simple, c’est-à-dire droit. Une droiture relevant sans doute plus de l’éthique, en sa signification antique d’incarnation quasi naturelle de la raison pratique, que du commandement moderne d’une moralité crispée face à une nature jugée négativement, opposant trop la raison et la sensibilité. Certes, Kant est le Platon moderne et nordique, mais la réconciliation offerte dans l’antiquité méridionale culminant avec le platonisme est plus concrète ou plus totale. Ici aussi, par conséquent, Kant, certes, mais d’abord, toujours : Platon !

Cependant, une existence totale requiert une certaine hiérarchisation des diverses activités humaines, hiérarchisation paradoxale, puisqu’elle érige en principe le contraire de la force ou puissance, l’autorité dont l’universalité libère, mais en la situant, en sa particularité, à son rang, chacune de ces activités. En Jacques Muglioni, le démocrate, mais fondamentalement et d’abord républicain, sait apercevoir dans la République platonicienne la reconnaissance que l’empire de la force, bien loin d’être la seule vérité, n’est aucunement vrai. « La vraie noblesse républicaine » dont son enfance a été nourrie lui révéla que « le meilleur citoyen n’est pas celui qui s’est seulement dévoué à ses tâches ordinaires et à l’État, [mais] celui qui sait trouver hors de l’existence politique et sa nourriture et sa vie », par conséquent, qu’« il faut placer bien au-dessus de toute politique la science, l’art et la sagesse ». Même l’idéal universel de la république se heurte à la réalité des séparations et oppositions politiques : aussi la Grèce, encore elle, a-t-elle travaillé à construire ces vrais ponts entre l’universel ou le divin et l’humain que sont la science, l’art, la religion et la philosophie. Ce qu’ils ne peuvent pourtant être qu’en ne retombant pas à la puissance qui divise, oppose et par là déshumanise. Destin que la science moderne, séduite par ses effets techniques, n’a pas su éviter, délaissant son intégralité spirituelle en laquelle Platon avait lié la vérité à la beauté. Contre le culte épistémologiste, Jacques Muglioni rappelle le cheminement comtien et s’en remet à l’art. Un art lui-même mesuré, contre tel ou tel excès gothique tenté par quelque puissance, à sa belle origine spirituelle : l’équilibre réconciliateur de l’architecture et de la statuaire grecque. Il resplendit avec un éclat incomparable dans la Grande Grèce : Paestum, l’un des ravissements de notre ami. Mais il se prolonge aussi, longtemps après le déferlement de la brutale force romaine, dans la beauté romane, généreusement offerte par le Mâconnais des premières années enseignantes. Il s’accomplit enfin dans le lyrisme, aussi pictural, de la grande Renaissance, en cette Italie dont le peintre et mélomane aima tellement les beautés, de l’air toscan aux aria napolitaines... Toujours la Méditerranée, la grande médiatrice dont les harmonies naturelles recréées par l’art sauvent l’esprit des divisions et des scissions – la raison hors des choses, l’esprit contre la nature, l’individu opposé au tout, le singulier face à l’universel – cultivées plus au Nord. C’est cet héritage méditerranéen, l’affirmation singulière de l’universel, que l’Europe ne peut cesser d’honorer et de développer sans renoncer à elle-même.

Aussi, le jacobin cosmopolitique incita-t-il sans relâche la pensée française, en son enseignement philosophique, à sortir de son existence hexagonale, à dialoguer avec les autres pensées francophones et, sans aucunement renier le style français et francophone de son universalisme essentiel, à contribuer au développement de la philosophie universelle, manifestation de l’unité même de la raison humaine. Pour l’avoir souvent accompagné, je sais combien, de Bonn à Madrid, de Fort-de-France ou Basse-Terre à Dakar ou Yamoussoukro, Jacques Muglioni fut un immense serviteur de l’humanité raisonnable. La vie philosophique est bien la vie la plus universelle, comme telle capable de se juger en jugeant tout le reste. S’arrachant, pour s’exercer, à tout enfermement particularisant, la philosophie requiert, à l’époque moderne, l’intériorisation du loisir antique dont jouissaient les premiers penseurs, dans le lieu et le moment ouverts au véritable tout, que l’on appelle à juste titre l’école. Contre le pédagogisme qui nie le contenu scolaire et comme contenu et comme scolaire dans son formalisme utilitaire, Jacques Muglioni répéta avec vigueur, sans défaillance, qu’à l’école il s’agit d’apprendre progressivement et méthodiquement des contenus disciplinaires finalement maîtrisés en leur sens dans l’encyclopédie philosophante, dont la méditation nécessairement désintéressée libère des pressions immédiates des engagements spécialisés : « La grande affaire de l’école moderne, rejoignant en cela l’école antique, est aussi de donner aux hommes de quoi exister quand ils ne travaillent pas ». Ce souci, qui s’exprime également au cœur même du dernier texte, niçois, de Jacques Muglioni, est totalement intempestif. Mais il devra, n’en doutons pas, être reconnu comme prémonitoire lorsque la dégradation de l’institution scolaire aura – ainsi qu’elle commence bien à le faire si l’on en croit ce qui ose se présenter comme une découverte du jour ! – malheureusement vérifié la justesse des avertissements lancés, année après année, par l’inflexible combattant.

Le combat pour la défense de l’école, de la philosophie, de la vie vraiment humaine, il fut heureux de le mener avec nous tous : corps de l’Inspection, professeurs des lycées, des écoles normales et des classes préparatoires, universitaires aussi assurément, sans oublier l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public, ni non plus tel Collectif créé à cet effet il y a quelques années et, sans doute, d’autres concours encore. Une telle communauté philosophique rassemblée exaltait l’amitié à laquelle il tenait tant. Puissions-nous nous en souvenir, être nous aussi des hommes de mémoire ! Mais dans son long combat, il ne cessa aussi de se surprendre de la puissance, voire de la tyrannie qu’exerce l’opinion, l’opinion publique – ou ce que l’on prend pour elle – même sur des penseurs qui, dans des circonstances difficiles, pleines de dangers réels, se montrent, comme hommes, d’une admirable fermeté, mais, face à celle-là, renoncent, dans une pseudo-prudence, à reconnaître les exigences de leur propre pensée : « Peut-être est-il moins difficile de risquer sa vie les yeux fermés que de la conserver les yeux ouverts, de chercher pour soi-même et de dire la vérité, même quand elle contredit l’opinion générale ou simplement les puissants ». Ce constat fut sans doute l’une des plus constantes déceptions de ce militant de l’autonomie qu’est la sagesse. Il considérait comme la pire corruption de l’esprit la crainte de penser seul, qui n’autorise que l’audace inutile d’aller dans le sens de ce que l’on prend pour le progrès (quel progrès ?). La libération exige comme ses sujets des hommes et des penseurs eux-mêmes libres. Mais c’est là le difficile : « Bravons l’épée, non pas la ciguë ! ». « Tant de héros, si peu de sages ! » Jacques Muglioni fut cependant l’un de ceux-ci. Exemplairement. Le dernier mot du dernier article, sur Platon, dans le livre consacré à l’école, est celui de « courage ». Ma première rencontre avec mon maître avait été celle de la force de sa pensée. Toutes les années passées ensuite avec le compagnon et l’ami me firent sans cesse admirer, en ce sage militant des temps modernes, l’incarnation même du courage de la pensée.


Hommage, par Bernard Bourgeois

Texte prononcé par Bernard Bourgeois, ancien élève de Jacques Muglioni à Mâcon en 1946-1947, lors de la séance de la Société Française de Philosophie du 27 janvier 1996, à l’occasion de la conférence de Régis Debray, lui-même ancien élève de Jacques Muglioni au Lycée Janson de Sailly en 1957-1958. 

Nous remercions Bernard Bourgeois de nous autoriser à partager ce texte.

Texte publié dans le Bulletin de la Société française de philosophie n°1996 90 1.


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C’est avec une peine immense que je m’apprête à dire quelques trop brèves paroles sur un autre grand disparu membre de notre Conseil d’Administration, le Doyen Jacques Muglioni, décédé cette semaine. Il fut pour beaucoup de ceux qui sont présents ici ce soir un maître, un compagnon ou un ami. Il fut pour moi d’abord un maître, puis un compagnon, et toujours un ami : j’appréciais dans le maître la rigueur de l’intelligence, dans le compagnon des combats pour l’école la volonté inflexible, chez l’ami la sensibilité si généreuse. Dans ce siècle, il fut l’Inspecteur général de philosophie. Mais il défendit institutionnellement la raison pour l’homme, humainement, et avec passion. Faisant ainsi s’interpénétrer en lui le cœur, l’homme privé, et la mission, le service public, en ami moderne des Grecs, Jacques Muglioni incarna à notre époque la figure du sage. Il le fit, exemplairement, en militant de la sagesse. La Société Française de philosophie, qui sait combien la vie philosophique s’enracine, en France surtout, dans l’institution scolaire, ne peut que se recueillir dans la gratitude devant celui qui fut en celle-ci, avec deux autres grands disparus que j’ai évoqués ici récemment et qui furent ses amis, Georges Canguilhem et Étienne Borne, un grand, un très grand serviteur de la philosophie...