À l'occasion de la sortie des Préaux de la République


Texte publié dans
Corse matin, à l’occasion de la sortie de « Les Préaux de la République », Minerve, 1991. Nous ne connaissons ni l’auteur ni la date exacte de publication de cet article (avant l’été 1991).


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Les plus lointains souvenirs de Jacques Muglioni plongent dans l’âme corse : les chansons que fredonnaient sa grand-mère ; les efforts consentis par son père pour que son fils fasse ses études dans un grand lycée de Paris. De cette enfance, il ne retient pas le particularisme des racines mais l’universalité de la culture : « Dans l’homme, ce n’est pas la différence qui compte, c’est la similitude. Sans elle il n’y aurait pas de communication. » Bref, les différences sont dans l’ordre, ou plutôt le désordre des choses : elles prospèrent naturellement. Les similitudes se construisent, peu à peu, pas à pas : elles sont la lumière de la culture opposée à la barbarie. Pendant des années, cet homme discret a régné, par les hautes fonctions qu’il a occupées, sur la philosophie française. Dans le monde de l’éducation, ses avis continuent de faire autorité. Pour son anniversaire, ses anciens élèves, ses amis et ses admirateurs lui ont offert un cadeau étonnant : un livre, « Les préaux de l’école » (Ed. Minerve), qui lui est entièrement consacré. Aujourd’hui, dans sa vieille maison de Speloncato, au milieu des tableaux qu’il aime à peindre lui-même, ce jeune agrégé de 69 ans jette un regard passionné et percutant sur une île, un pays et une école qui demeurent sa raison d’exister.


Contre la loi d’orientation sur l’éducation de 1989


Ce court texte n’a pas de titre chez Jacques Muglioni. Il n’a à notre connaissance pas été publié.


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La Loi d’orientation sur l’éducation, récemment adoptée par le Parlement, confirme – et au-delà – des appréhensions maintes fois exprimées. Voici sommairement les points essentiels.

Les nouvelles finalités assignées à l’Inspection générale équivalent à la suppression d’une institution éminemment républicaine. L’évaluation globale implique l’effacement des disciplines et de leur rigueur propre. Le caractère régional de la notation entraîne la subordination des professeurs aux féodalités provinciales. La compétence proprement scientifique est méprisée. L’indépendance pédagogique du professeur par rapport au système administratif et hiérarchique est sacrifiée.

Confondre, en outre, en les transférant aux seules universités, la formation des instituteurs et celle des professeurs, c’est à la fois compromettre deux formations distinctes et annihiler la spécificité de l’enseignement secondaire. Ressentiment à l’égard d’une institution persistant à remplir sa fonction d’instruction ? Nul ne peut s’y tromper de bonne foi : l’allégement, en clair la dissolution progressive des grands concours qui en sont la clef de voûte, annoncent la fin de l’institution d’enseignement qui nous est le plus enviée dans le monde.

D’une façon générale la réforme affecte tout ce qui a encore quelque rigueur et quelque efficacité dans l’ordre de l’instruction publique. Elle prend le contre-pied de la politique qui en 1985 avait fait l’unanimité de l’opinion. C’est la revanche des institutions molles exposées au clientélisme et au faux-semblant. « Transdisciplinarité » et « déprogrammation », pour ne citer que des exemples, désignent directement l’abandon de l’instruction fondamentale.

Tout se passe comme si l’idéal de révolution sociale hérité des Lumières avait été complètement abandonné au profit d’une sorte de « révolution culturelle » attachée à faire table rase du passé dans l’ordre du savoir, des méthodes et de la culture. Quand on renonce à changer la société, alors on change l’école jusqu’à la détruire. La « démocratisation » signifie aujourd’hui qu’à l’égalité des conditions, seule susceptible de permettre au plus grand nombre d’accéder, en fonction des seules capacités intellectuelles, à la plus haute culture, est presque ouvertement substitué un nivellement aveugle destiné à mettre hors jeu les inégalités de travail et de talent. Mais, comme on ne peut empêcher que se dégage une élite, sa formation est hypocritement abandonnée aux hasards de la naissance, aux circonstances familiales ou régionales, aux combines restant à la discrétion des plus habiles ou des mieux placés. On sait très bien que les gens avertis et disposant d’appuis ne mettent pas leurs enfants dans n’importe quel établissement !

Cette politique du ressentiment, paradoxalement inspirée par « les premiers de la classe », se développe sans laisser paraître ses présupposés, par conséquent de façon cachée et sans vrai débat. Tel est le point capital. L’enseignement est abandonné à la dérive dans laquelle l’entraîne la société tout entière sans qu’un pouvoir politique distinct assume les responsabilités qui lui incombent. Existe-t-il encore une gauche en France ? « 1989, l’année de tous les oublis » ?

Quoi qu’il en soit, la situation est assez préoccupante pour justifier dans un proche avenir la ferme protestation de ceux qui ne renoncent pas aux vertus de l’école.


Brève remarque sur l’enseignement technique, en réponse à M. Tiédrez


Texte publié dans la
Revue de l’Enseignement philosophique, 34ème année, n°3, février-mars 1984, p. 61.


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Je sais gré à M. Tiédrez, dont je connais la fidélité pour l’enseignement philosophique, de chercher à préciser utilement ce qui pourrait bien nous séparer. Je crois qu’en réalité nous sommes aussi peu que possible en désaccord. Mais il se trouve qu’il parle de l’enseignement technique, si je puis dire, de l’intérieur et que la différence des situations peut expliquer, au moins en partie, la différence des intentions.

Remarquons d’abord que les textes cités avaient une toute autre fin que de caractériser la pensée technique comme telle. Il s’agissait alors uniquement de combattre la vague d’obscurantisme qui continue de déferler sur la France après avoir ravagé d’autres pays. Il fallait rappeler les exigences de l’instruction en général, le droit de tous les élèves à apprendre, à comprendre, à s’élever jusqu’au sens de leurs tâches. Je crois que nous sommes d’accord sur ce point.

Distinguons aussi, une fois pour toutes, la réalité des travaux et des tâches techniques, d’une part, des propos tenus, d’autre part, par ceux qui s’attribuent une compétence, mais qui en réalité ne font que s’abriter sous un drapeau. Car le vrai et le faux ne dépendent pas de l’affiliation, mais de la capacité d’analyse. Il n’y a pas de chasse gardée. Ce n’est certes pas à un professeur de philosophie qu’il est besoin de le rappeler, mais à des partisans dont parfois la prétention égale l’inculture.

Il faut enfin que ce soit clair : mettre au plus haut la capacité spéculative, ce n’est nullement mépriser les métiers ; c’est même préférer l’homme de métier à cette sorte d’intellectuel qui ne fait du discours qu’un art d’imitation. Auprès d’un homme de métier – je ne parle pas de l’ingénieur, mais de l’homme qui touche au bois, au métal, à la pierre, qui monte ou répare un moteur, bref qui fait réellement quelque chose, – le philosophe s’instruit toujours. Et cette constatation mériterait d’être expliquée. Il faudrait d’abord éviter de confondre la spéculation vraie qui s’attache aux devoirs de l’esprit avec la gratuité verbale dont les officiels de la pensée spéculative nous donnent depuis tant d’années le triste exemple. Nous savons la juste sévérité de Descartes pour l’irresponsabilité de l’homme de cabinet qui tire gloire de son inconsistance même. Mais l’homme de métier fréquenté sur le terrain – c’est-à-dire loin des discours édifiants sur l’enseignement technique – n’est jamais vain. Et même, le mieux qu’il puisse faire quand sa théorie n’égale pas sa pratique, c’est de réussir sans parler, ce qui n’est pas à la portée du rhéteur.

Nous touchons ici à une grande idée et passablement difficile. Si « l’illusion théoriciste » consiste à ignorer qu’il existe un don ou un apprentissage du singulier et que les techniques ne sont jamais de pure application, il faut la dénoncer. Kant nous en avertit : dès qu’il suffit de savoir pour pouvoir et pour faire, cela n’est pas de l’art. Or la pratique nous apprend qu’il ne suffit pas toujours de savoir pour faire ni, inversement, de savoir faire pour savoir. L’enseignement philosophique devrait donc, par l’analyse, s’aventurer davantage dans cette région obscure où triomphent sans éclat des vertus admirables. Et il serait fatal d’ignorer que des élèves puissent recouvrer dignité par ce genre de tâche si éloigné, dans un premier temps, de la pensée abstraite et théorique. Bien que l’idée soit très présente dans la tradition philosophique depuis Aristote, il semble que le livre qui conviendrait à ce beau sujet n’ait jamais été écrit. Courage donc !

Mais il est une question qui ne souffre pas délibération. La vertu de l’école n’est pas la ressemblance. La théorie de l’école-reflet est de celles qui pourrait faire croire que la sociologie est parfois l’art suprême du mensonge. Car la société n’a nul besoin d’école, c’est-à-dire d’un lieu de loisir où l’on puisse apprendre sans être pressé par les tâches de la vie, sans même savoir si ce qu’on apprend pourra jamais servir. Une démonstration, par exemple, ne parle qu’à l’esprit ; elle n’entre comme telle dans aucun procédé de fabrication. On peut très bien concevoir qu’une société organise les apprentissages dans les lieux mêmes de la production et sans trace d’école. Cela n’est pas seulement concevable, mais existe très réellement dans des pays industrieux où, l’apprentissage répondant aux seules nécessités, il n’est d’autre choix qu’entre le travail forcé et l’ennui. Comment peut-on savoir sans l’école que le temps libéré du travail et par le travail même peut n’être pas un temps vide ? Si donc l’école a une fonction propre, ce n’est certes pas pour adapter, intégrer, conformer. Le terme même de formation a de quoi faire peur. Pour former un esclave, il n’est pas besoin d’école. Et quand on prend l’entreprise comme modèle obligé de toute vie, c’est bien la fin de l’école, par une vue unilatérale sur l’existence humaine. Entrer à l’école, c’est sortir d’une place assiégée. Le monde autour, dont on fait si grand cas, nul risque de le voir s’envoler ! Là donc où il existe une école, elle doit avant tout se soucier d’entretenir avec ce monde trop présent et trop lourd, qui cache toujours l’essentiel, une distance critique, un certain rapport d’opposition. Il n’y a d’école que pour la liberté.

Qui peut ignorer qu’à certains niveaux de scolarité et pour beaucoup d’élèves il doive exister une relation entre les études et leur destination professionnelle ? Il y a même un immense avantage à ce que cette relation relève non de la profession, mais de l’école elle-même. Mais si c’est bien l’école qui entend assumer cette obligation, ce ne peut être pour renoncer aussitôt à être une école, c’est-à-dire un lieu où la tâche la plus technique, avec ses vertus propres qu’il faut le temps d’acquérir, soit toujours reprise, à quelque niveau que ce puisse être, par l’intérêt spéculatif. Cela veut dire très simplement que la culture ne se divise pas, qu’il ne faut jamais se contenter de réussir sans comprendre et que la tâche immédiate doit toujours être située, autant que le permet la capacité de l’élève, par rapport aux principes et aux fins. L’école introduit une distance par rapport à ce qu’on fait ; elle révèle le sens du plus proche par la connaissance du plus lointain. Elle éclaire pour libérer. Il est des époques de l’histoire qui savent entretenir cette différence, qui ont en vue cette liberté, et ce sont les époques de progrès pour l’humanité. Reste à savoir ce qu’il en est de la nôtre, si lasse d’instruire.

Un dernier mot. Peut-être plus soucieux que moi de ne pas contrevenir à ce que Régis Debray nomme avec lucidité l’impératif d’appartenance, M. Tiédrez trouve excessif que j’aie pu écrire en 1980 : « Tout se passe comme si l’école avait été trahie par les siens ». C’était peut-être alors, je le concède volontiers, une affirmation sans preuve. Mais maintenant ?


L'armée et la Nation

Article du Populaire de Saône-et-Loire n°5.

Texte publié dans Le populaire de Saône-et-Loire, Organe hebdomadaire de la Fédération Socialiste S. F. I. O. de S-et-L du Samedi 16 février 1946.

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La lutte menée par André Philip pour réduire les crédits militaires est souvent fort mal interprétée. Certes, l’opinion s’intéresse particulièrement à ce point du programme gouvernemental. On s’indigne d’apprendre que le budget de la guerre dépasse 200 milliards quand il avait été officiellement évalué à 125, la différence ayant été dissimulée ici et là par les hauts fonctionnaires de l’armée. On est stupéfait de découvrir que les effectifs réels dépassaient le 10 Janvier un million d’hommes (dont 58.000 officiers et 146.000 sous-officiers) alors que le 4 décembre le gouvernement avait décidé de les limiter à 700.000 hommes. Si l’on ajoute tout le personnel auxiliaire, cela fait en tout 2000.000 de rationnaires !

L’opinion est surprise aussi d’apprendre les difficultés que rencontre André Philip. Si l’on en croit la plupart de nos concitoyens, un ministre est un personnage tout puissant qui N’A QU’À concevoir et signer un décret pour qu’il soit immédiatement exécuté. Un de nos confrères appelle cela l’épidémie des « N’A QU’À »... Bien entendu ce sont les privilégiés qui crient le plus fort. Les affameurs ou leurs clients s’insurgent contre l’incurie du ministre du Ravitaillement, et comme aux beaux jours de février 1934, ce sont les voleurs qui crient « au voleur ! »

Il est inutile de rappeler la politique de l’État Major sous la IIIe République. Il en est aujourd’hui à sa phase « résistante ».

D’ailleurs il est secondé par de bons Français qui dénoncent l’antimilitarisme impénitent des Socialistes. Nous n’avons nullement besoin de nous justifier. C’est à la guerre qu’on reconnaît les guerriers.

Mais nous n’hésitons pas à le dire. Comme l’anticléricalisme, l’antimilitarisme fut dans le passé la réponse immédiate du peuple à une menace. Comme le clergé, l’armée ne doit pas être un État dans l’État. Or, l’armée de métier, la prépondérance du pouvoir militaire sur le pouvoir civil seraient une menace grave pour la nation. Si vous ne voulez pas d’antimilitarisme, ne faites pas du militarisme.

Et puis, il ne s’agit pas seulement de retrouver l’équilibre budgétaire. Si par impossible, le budget parvenait à s’équilibrer normalement, il faudrait maintenir LA RÉDUCTION de TOUTES les DÉPENSES IMPRODUCTIVES. 

Produire d’abord, pour se nourrir, pour se vêtir, pour se loger – pour exporter enfin, parce qu’un pays, grand ou petit, ne peut vivre qu’en participant aux échanges internationaux.

À quoi servirait une armée que la nation, en temps de guerre, ne pourrait ni armer ni nourrir ?

De plus, si l’armée est une caste, elle n’a pas l’affection du peuple. Si elle est une charge pour la nation, elle est l’objet de rancune et de révolte.

Nous devons passer résolument d’une économie de guerre ruineuse pour le pays à L’ÉCONOMIE DE PAIX. Les bouches crient qu’elles ont faim. La nation veut vivre, et vivre, c’est construire, non pour détruire ensuite, mais pour établir progressivement une société juste et fraternelle.

A-t-on peur de la guerre ? Contre qui ? Avec quoi ?

Contre la routine, l’égoïsme, l’ignorance et la misère ? 

Alors oui, nous en sommes !