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Enseigner la philosophie


Le titre est de l’auteur. Ce texte publié en introduction de la revue n’avait pas de titre.

Texte publié dans La Philosophie, N°4 - Décembre 1979, Les amis de Sèvres, Revue trimestrielle, 96e numéro, coordonné par Henri Peña-Ruiz.


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Sous sa forme actuelle, l’enseignement philosophique est l’un des plus neufs parmi les enseignements dispensés dans les lycées et dans les écoles normales d’instituteurs. Il doit cette nouveauté et cette vitalité à l’action persévérante, profonde, le plus souvent obscure – je veux dire connue seulement d’un public restreint d’élèves – de quelques professeurs de philosophie conscients de ce que l’institution leur donne l’occasion et les moyens de véritablement philosopher en classe sans se départir de leur fonction même. Ainsi l’enseignement philosophique contemporain a produit, non pas à proprement parler des modèles, car il ne peut en exister en philosophie, mais des exemples capables de susciter des initiatives et d’inspirer des courages. S’est alors développé un mode de philosopher indissociable de l’enseignement et d’un attachement pour la classe qui dissipe une fois pour toutes l’illusion de croire que le temps passé avec les élèves est du temps perdu. La classe, lieu de l’enseignement philosophique, est en même temps le lieu de la philosophie la plus vivante et la plus présente.

S’il en est ainsi, il peut sembler paradoxal de constater d’un côté la fragilité manifeste d’une institution exposée aux persécutions d’un réformateur qui poursuivrait en fait une politique rétrograde, ou encore le déclin des études classiques, voire le mépris dans lequel est parfois tenue aujourd’hui à l’école la pensée spéculative, – et, de l’autre, dans la pratique courante de l’enseignement philosophique, une assurance nouvelle, une vigueur accrue, une démarche résolue à la croisée de la tradition et de l’actualité. En même temps qu’il cesse d’apparaître comme le couronnement, que ses détracteurs estimaient surtout rhétorique ou ornemental, des études littéraires, l’enseignement philosophique approfondit davantage les exigences fondamentales qui le distinguent d’études scientifiques et techniques nécessairement multiples et très diverses. D’un même mouvement encore, il prend une conscience plus aiguë de sa spécificité et il s’ouvre à tous les aspects de la culture contemporaine. Loin de subir la tentation de renoncer à ses exigences propres pour tenter maladroitement de survivre, il n’hésite pas à affirmer sa différence en vue de mettre en pleine lumière l’intérêt, la nécessité, l’urgence d’une réflexion critique et constructive dont il vise à stimuler la pratique et à produire les moyens. D’où le contraste, qui déconcerte toujours, entre sa faiblesse apparente et sa force très réelle. Les professeurs savent bien que c’est la fermeté de leur conviction philosophique qui décide finalement du choix entre cette apparence et cette réalité.

Comment, dans ces conditions, s’étonnerait-on d’assister aux progrès d’un enseignement qui – je tiens à en témoigner – est actuellement meilleur que par le passé ? Cette appréciation, en apparence hasardeuse, est en fait fondée sur deux constatations. D’une part, en effet, l’abandon presque général du manuel conduit les professeurs à prendre la pleine responsabilité de leur enseignement. Le programme de 1973 qui consacre cette obligation, ou plutôt cette liberté, fait explicitement appel à l’initiative de chacun pour le choix et la formulation des problèmes philosophiques que la liste des notions invite à poser. Les inconvénients que cette liberté peut comporter sont largement compensés par la qualité de l’invention et de l’approfondissement personnels qui sont gages de rénovation. D’autre part, l’étude des grands textes, autrefois presque inconnue, incite l’enseignement à se régénérer sans cesse, à renoncer à la platitude à laquelle habituent les abrégés et à remonter aux sources vives de la pensée philosophique. Ici encore, la difficulté de ce genre d’exercice, qui demande a être situé et conduit avec beaucoup de rigueur, ne doit pas faire oublier le capacité de renouvellement qu’il apporte. Et ces deux réformes ne procèdent pas d’un arbitraire décret : elles résultent avant tout d’un effort progressif et observable dans la pratique quotidienne de l’enseignement philosophique. Il convenait seulement de reconnaître cet effort, de lui donner le champ libre et de l’encourager ; ce qui fut fait.

Encore faut-il ne pas se tromper sur la nature du rapport que notre enseignement entretient avec la tradition philosophique ou, si l’on préfère, avec l’histoire de la philosophie. L’enseignement philosophique contemporain, en effet, institue une nouvelle sorte de respect pour les textes, qui exclut aussi bien les méthodes réductrices que la tentation dogmatique. L’objet de l’enseignement philosophique n’est pas le texte, mais ce dont il est question dans le texte ; et, dans un texte philosophique, il est toujours question de la vérité. Nous ne demandons pas à un grand philosophe ce qu’il faut penser, mais comment il peut être utile à l’esprit de s’y prendre pour penser. Nous ne sommes pas des disciples qui n’auraient d’autre tâche que de commenter indéfiniment les écrits de leur maître, mais des élèves qui n’ont jamais fini d’apprendre d’eux-mêmes, pour peu qu’on leur indique le chemin. Ainsi seulement la tradition nous apprend à penser notre présent. Quant au traditionalisme, il nous enchaîne au passé parce qu’il a perdu le sens vrai de la tradition. Car celle-ci nous donne constamment l’exemple de la recherche, de la critique, voire de la rupture, et nos lectures assidues nous apprennent essentiellement la liberté de l’esprit. C’est ainsi que la raison cultivée peut se tourner à loisir vers les problèmes du présent, qui sont ses vrais problèmes, sans craindre de succomber à l’opinion ou à la mode. Et certes les modes traversent plus que jamais la pensée philosophique. Mais l’enseignement philosophique, plus que tout autre sensible à l’actualité et aux problèmes du monde, doit à son enracinement dans les œuvres des grands philosophes le capacité de s’instruire et d’instruire sur cela même qui fait aujourd’hui question.

Ce paradoxe montre pourquoi le professeur de philosophie ne peut guère espérer trouver compréhension ou appui hors de classe. On n’apprend à lire, en effet, qu’à des élèves qui ont à la fois le désir et le loisir d’aller jusqu’au terme de l’exercice. Il faut avoir véritablement entrepris cette aventure de la pensée, comme font jour après jour le professeur et ses élèves, pour en pénétrer le sens et en recueillir le bienfait. Mais il faut aussi se persuader que les élèves ne sont jamais seulement ce qu’ils peuvent paraître, et qu’ils attendent tout. Car attendre d’eux quelque secours, c’est renverser les rôles et s’exposer à perdre tout courage. II est vrai, en un sens, que la classe terminale n’est plus ce qu’elle était quand elle accueillait un petit nombre d’élèves choisis, instruits aux lettres comme aux sciences, préparés dès l’enfance à remplir les devoirs élémentaires de la lecture et de l’écriture. Les professeurs de philosophie sont aujourd’hui unanimes pour constater que leurs élèves ont encore presque tout à apprendre, surtout dans l’ordre essentiel de l’élémentaire. Il leur serait alors facile de pleurer sur la misère du temps. Mais nombreux sont ceux qui, loin de sombrer dans un misérabilisme qui est de mode, relèvent le défi. L’enseignement philosophique, un effet, introduit un certain ordre de questions, de concepts, de discours, ce qui lui permet de ne presque rien présupposer et d’assumer pourtant, avec les élèves tels qu’ils sont, toute la culture. Qu’on ne dise pas cette vue arbitraire ou irréaliste. Il ne s’agit que d’un constat ; le constat d’une pratique effective et assez répandue pour fournir à l’enseignement philosophique sa pleine justification.

Mais un enseignement peut-il vivre seulement des progrès qu’il accomplit, des succès qu’il remporte, de l’audience qu’il obtient ? Son avenir dépend certes, en premier lieu, de l’autorité intellectuelle et morale des professeurs qui s’y consacrent. Il n’en est pas moins tributaire de l’institution, de sa solidité, de sa cohérence, des conditions qu’elle détermine et qui ordonnent l’effort quotidien. Or on sait que, pour les professeurs de philosophie, les conditions de travail n’ont cessé de se dégrader depuis quinze ans. La diminution de l’horaire hebdomadaire dans certaines classes, l’augmentation du nombre de classes comportant un horaire de philosophie très étroit, le démantèlement, puis l’écrasement délibéré et concerté, avec la complicité de toutes les parties en cause, de la terminale A, ont eu pour effet d’accroître les charges de l’immense majorité des professeurs de philosophie : un plus grand nombre de classes dans un même service (le service composé de quatre à neuf classes tend à se généraliser) et, en conséquence, des effectifs très accrus, ce qui en particulier rend de plus en plus lourde, en fin d’année scolaire, la correction du baccalauréat. Une telle situation crée un grave préjudice pédagogique qui est ressenti à la fois par les élèves et par leurs professeurs. Avons-nous assez dit que ce qui est mauvais pour les professeurs ne peut pas être bon pour les élèves ? L’enseignement philosophique exige un effort de renouvellement, une constante mise à jour, un loisir ou, si l’on veut, un temps suffisant pour une libre réflexion et de vastes lectures, qui supposent des conditions d’exercice dangereusement compromises. Son avenir dépend des solutions qui seront apportées à cette difficulté croissante, sur laquelle l’Inspection générale de philosophie, pour sa part, ne cesse, depuis des années, d’appeler l’attention.

Cet enseignement a besoin, avant tout, d’un horaire hebdomadaire suffisamment étoffé (faut-il rappeler qu’il est concentré dans la seule année terminale ?) pour que la réflexion ait le temps de se former, de progresser avec suite, de se fortifier par la conscience de ce progrès même. Cette question de l’horaire, dans l’ensemble des terminales scientifiques et techniques, prime toutes les autres. Un professeur de philosophie peut certes souhaiter que ses élèves sachent lire et écrire, peut-être aussi qu’ils ne soient pas démunis de toute culture littéraire et scientifique ; quant à la philosophie, c’est son affaire et il sait qu’il peut la mener à bien, si du moins le temps ne lui est pas injustement mesuré.

C’est surtout après la classe terminale que la philosophie n’a pas encore la place qu’elle mérite d’avoir. Comme la formation des instituteurs, qui demande une constante référence aux exigences de la culture et de la pensée philosophiques, les diverses formations données par l’Université et par les Grandes Écoles devraient comporter une part de philosophie, sans laquelle elles demeurent tronquées et incomplètes. Est-il besoin de le répéter ? L’enseignement philosophique ne se propose pas de former des philosophes, c’est-à-dire d’assurer sa propre reproduction, mais de contribuer à rendre la pensée de chacun attentive aux exigences majeures de liberté et d’universalité.

Il existe donc en France, dans l’institution scolaire, un enseignement qui ne se laisse pas définir dans la seule limite des nécessites scolaires, un enseignement dont la capacité de renouvellement témoigne de sa relation privilégiée avec le temps présent et dont le lien original avec la tradition garantit le pluralisme et la liberté de style, un enseignement visant, non pas à compléter simplement une culture, mais à instruire véritablement dans l’ordre des idées représenté et médité pour lui-même. Sa jeunesse tient à sa capacité de réinventer son propre contenu, d’intégrer et de surmonter les modes qui le traversent. Mais, tandis que la plupart des autres enseignements sont soutenus par la société dont ils paraissent exprimer ou servir les intérêts immédiats, l’enseignement philosophique a besoin, pour exister et pour avoir les moyens de remplir ses obligations, d’un projet et d’une volonté politiques. Sa misère ou sa prospérité témoignent de la médiocrité ou de la qualité des ambitions que nourrit une société et qui lui donnent son sens.


La bonne conscience d'une école sans mérite

Ce tapuscrit de 4 pages (rédigé sur papier à en-tête du ministère) est daté du 17 janvier 1986. Nous ne savons pas à qui il était destiné. Deux pages suivent, non numérotée, non datées, qui semblent un développement de la conclusion.


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Dans l’ordre de la rigueur intellectuelle, les intentions ont peu d’importance. Il peut arriver, par exemple, que des maîtres se lancent avec ardeur et sincérité dans ce qu’il est convenu d’appeler la rénovation pédagogique, mais en la matière on doit surtout craindre les bons sentiments qui toujours aggravent plutôt qu’ils n’atténuent le mal. Nous sommes venus au temps où le refus d’enseigner n’a plus guère besoin de déguisement.

Dans ses résultats comme dans son intention, en effet, la rénovation pédagogique déplace l’intérêt de l’école du contenu vers les manières de faire ou d’être, celles-ci ne dépendant plus de l’objet, mais du sujet. Non plus de l’objet dans sa vérité, mais du sujet et de cette fin indéterminée qu’on lui suppose et qu’on nomme son épanouissement. Bref, l’intérêt dérive de la matière vers la manière. Or quand l’art d’enseigner entend partir de l’enfant, au lieu de réfléchir d’abord sur le contenu du savoir pour en dégager les conditions d’un progrès depuis l’élémentaire, il traite les préalables psychosociologiques comme une fin, jusqu’à perdre de vue le contenu lui-même. À partir de l’enfant, et de l’enfant réfracté par l’idéologie du jour, on n’a aucune chance de retrouver l’essence et la fin de l’école. La faute impardonnable est de croire que la recherche pédagogique dérape par accident et non pas en raison de son projet même. Mais il est intempestif de le dire, car c’est toucher aux situations acquises. Encore qu’on puisse se réjouir de ce que les chercheurs en éducation n’enseignent pas. On préfère laisser croire, en renversant la formule examinée par Kant, que ce peut parfois n’être pas très bon en pratique, mais que c’est toujours excellent en théorie.

 

C’est pourtant clair dès que la pédagogie cesse d’être un art reposant, comme tout art, sur le jugement et l’expérience, pour devenir l’application d’une théorie, d’une doctrine particulière relative au sujet enseigné (à cet égard qui dira les désastres causés dans les écoles normales par les lectures psychopédagogiques ?), l’école tend à minimiser sa relation objective avec l’universalité du savoir et de la culture. Ces étranges connaisseurs de l’enfant savent tout sur lui, sauf qu’il veut grandir et s’élever pour peu que, sans attendre, on lui reconnaisse la dignité d’homme. Ce sont des misanthropes.

Il n’est jamais sûr en histoire que le sens du courant indique le progrès, la direction à suivre. Que, par exemple, la rénovation pédagogique l’ait emporté un peu partout dans le monde occidental, ce n’est pas fait pour rassurer. Mais que la France qui, presque seule, a une solide tradition de l’instruction publique reste à la traîne, c’est une raison d’espérer.

La caricature visant à discréditer l’école républicaine sous l’étiquette réputée quasi-infamante de méritocratie témoigne d’une confusion grossière entre ce que des rites scolaires peuvent avoir d’épisodique, parfois de suranné, et le fond des choses. Le ressentiment déchaîné contre une école qui, malgré le mensonge sociologique, a réussi de façon notable et sans précédent la promotion des plus humbles tend à accréditer l’acception la moins honorable du mot démocratie. Quand, en effet, elle prétend libérer les différences qualitatives et préserver la diversité la plus hétérogène des ressources individuelles, pour opposer un tabou inflexible à l’inégalité des efforts et des réussites, loin d’être le prolongement ou le plein achèvement de l’école républicaine, l’école démocratique en est exactement le contre-pied. La première se réfère au contenu objectif du savoir et de la culture, auquel les élèves sont invités à s’égaler dans toute la mesure de leur talent et du travail conduit par l’école, la seconde tend au contraire à relativiser ce contenu, voire à écarter tout contenu, en vue de créer un monde parfaitement subjectif et une égalité d’apparence où tout critère, toute norme, toute notion de mérite, toute distinction du vrai et du faux sont pudiquement effacés. D’où une profusion d’activités globales étrangères à toute discipline intellectuelle, manuelle ou physique. Les différentes propositions de programme pour l’école primaire, qui heureusement n’ont pas toutes été suivies, en disaient long à cet égard. Répétons-le : dans son principe même l’innovation pédagogique tend à diminuer la part de l’enseignement proprement dit, voire à congédier tout enseignement pour lui substituer des manières de faire et des manières d’être. Vous ne tenez aucun compte, répondra-t-on, de l’harmonie du groupe ! Mais comment une école qui traiterait tous les enfants comme des anormaux ne produirait-elle pas, à la fin, des effets nécessairement conformes à sa vision du monde ?

La prise en compte de l’enfant, – ou plutôt de l’écolier, ce qui est tout autre chose –, n’a de sens que par rapport à une fin et à un contenu déjà présents. Quand, en effet, c’est de l’enfance qu’elle entend faire une fin, quand elle s’emploie à éterniser l’enfance, elle découvre avec fausse naïveté que le savoir et la culture lui sont étrangers, que l’instruction, comprise sommairement comme inculcation, est violence et aliénation. Le contenu est alors discrédité comme signe ésotérique de reconnaissance à l’intérieur d’une caste, comme normatif, donc comme répressif pour le plus grand nombre. On refuse de voir que ce qui mérite d’être enseigné a de beaucoup précédé l’enfant qui entre à l’école et lui survivra longtemps encore, que ce n’est pas par rapport à l’enfance, à ses motivations occasionnelles ou jouées, que l’école se définit, mais que l’école la plus utile à l’enfant n’est pas celle qui est « faite pour les enfants ». La question de savoir comment s’y prendre, la question pédagogique, suppose qu’on ait d’abord répondu à une première question : pour quoi faire ? qui est une question philosophique.

Pour conclure (peut-être en faveur de la sociologie me pardonnera-t-on le reste), la démocratisation de l’école, comme on l’entend, et l’embargo sur l’instruction, c’est la même chose. Le transfert des apprentissages réels à l’initiative et aux ressources privées, d’abord familiales, fait d’incontestables progrès. Il y a encore de bonnes classes, mais beaucoup d’enfants apprennent à lire et à compter à la maison, ne serait-ce que pour tromper l’ennui ; le peu qu’ils savent, ce n’est pas toujours à l’école qu’ils l’ont appris. Les parents les mieux placés, les plus ambitieux pour leurs enfants, les moins scrupuleux, remuent ciel et terre pour faire inscrire leur progéniture dans les écoles, les collèges et les lycées où l’on travaille encore. L’école démocratique au sens consacré, c’est donc l’école cynique. Elle réussit ce prodige de créer un état de choses vérifiant enfin la théorie sociologique de la reproduction, qu’on avait décidément mal comprise ; car il ne s’agissait pas d’une vue rétrospective et scientifique, mais d’un roman d’anticipation. Tout se passe, en effet, comme si l’on voulait empêcher à tout prix le renouvellement des élites dirigeantes et la mobilité sociale. Dès que les lumières sont laissées à la discrétion des particuliers, il n’y a plus d’obstacle à l’hérédité des privilèges : les propagandistes de la rénovation le savent bien, qui ne manquent pas de placer leur progéniture en lieu sûr. Et puis pourquoi se plaindre quand les siens, qui n’y sont certes pour rien, font partie des privilégiés ? Faut-il se donner bonne conscience en se disant que les autres ont en compensation l’épanouissement et la convivialité ? Mais quand ce petit monde aura atteint l’âge d’homme, on fera les comptes,. Et s’il faut être cynique, soyons-le jusqu’au bout ! Ou plutôt ayons le courage de l’esprit qui sait deviner, derrière les progrès d’apparence, la politique la plus rétrograde. Sur la question de l’école plus que sur toute autre, la vérité ne doit pas être mise de côté.


Les deux paragraphes suivants correspondent aux deux pages supplémentaires mentionnées ci-dessus.


Allons plus loin. La rénovation pédagogique ne serait-elle pas l’expression d’un projet dont l’objectif serait tout autre que pédagogique ? En effet, dans le sens du moins que le mot tend à prendre de plus en plus, et qui rend aux réserves de Platon une singulière actualité, la démocratie achevée paraît supposer la fin de l’école. Tant que l’école entend instruire, transmettre un savoir, une culture, elle s’engage à constater l’inégalité des résultats individuels, ne serait-ce que pour prévoir les ajustements pédagogiques nécessaires. Or ce sont ces inégalités qu’on veut précisément empêcher d’apparaître. Et comme elles sont inséparables des études et des apprentissages réels, il reste à imaginer une école ne comportant rien de tel, une école, en conséquence, ne se référant plus explicitement à un objet auquel on doive se mesurer, mais déployant seulement des activités à travers lesquelles s’expriment les sujets individuels tels qu’ils sont ou, mieux encore, le sujet collectif. Sans doute la recherche pédagogique se donne-t-elle en principe pour fin de faciliter l’apprentissage en l’adaptant au développement de l’enfant ; mais, poussée à son terme, la logique même d’une telle recherche conduit inéluctablement à évacuer tout contenu défini par les grandes disciplines, à refuser la transcendance du contenu par rapport à toute psychologie, à s’installer dans l’immanence de l’immédiat et du vécu. Et c’est paradoxalement au moment on elle affiche son ouverture au monde que l’école se replie sur le psychologique, se substitue au monde réel, se ferme sur soi comme un monde clos. L’école devient effectivement un lieu de vie quand elle a cessé d’avoir la moindre exigence objective. La ruse de la rénovation pédagogique est d’en appeler à ce que le sentiment démocratique peut avoir de positif pour nourrir du ressentiment à l’égard de l’école républicaine qui s’était donné pour mission de substituer aux privilèges de l’hérédité et de l’argent la seule récompense du travail et du talent. Il serait temps de déjouer la ruse et de se représenter la trop fameuse « école démocratique » dans sa vérité.

Il ne faudrait pas croire, toutefois, que cette école démocratique se définisse seulement de façon négative, comme refus de l’instruction et de ses conditions institutionnelles. Elle entend surtout substituer à l’instruction quelque chose qui lui paraît très positif, à savoir un genre de vie, une façon d’exister. Voilà pourquoi on tient tant aujourd’hui à substituer l’éducation à l’instruction. Cette tendance ne date pas d’hier. Il ne s’agit plus de répandre les lumières et d’en appeler ainsi à la liberté de chacun. Il s’agit, au contraire, de déconsidérer les lumières pour mieux disposer de la liberté individuelle, pour la confisquer au profit d’une certaine conception de la vie collective. La nostalgie du patronage trahit ici un cléricalisme sournois, et il n’y a pas lieu d’être surpris si ce sont certaines organisations, dont la façade gauchiste ne peut cacher l’origine confessionnelle, qui ont pris la tête de la rénovation pédagogique. C’est particulièrement clair quand, par exemple, on entreprend de substituer à l’instruction civique une éducation ayant pour objet non plus la connaissance raisonnée des droits et des devoirs du citoyen, mais l’entraînement collectif à certains modes de vie et d’activité où se diluent les vertus proclamées d’initiative, de responsabilité, d’autonomie, de solidarité. Ce qui est irrémédiablement perdu, c’est l’idée du citoyen comme être séparé et capable de se déterminer seul, sans assistance, appartenance ou enracinement vécu. À l’horizon de la rénovation pédagogique pointe ainsi une société totalitaire aux formes apparemment douces et harmonieuses en attendant les révoltes qu’heureusement elle ne pourra manquer de provoquer, et d’où toute instance proprement politique, c’est-à-dire rationnelle et explicite, aura été soigneusement exclue. Il est quand même étonnant que les bons apôtres de la rénovation, dont on peut espérer qu’ils ne sont pas tous corrompus et dissimulateurs, ne paraissent pas se douter qu’ils contribuent à nous préparer un avenir redoutable.



L'école et le politique

Ce texte – signé « Jacques Muglioni, ancien doyen de l’Inspection générale de philosophie » – a été publié en pages 8 et 9 d’une publication que nous n’avons pas retrouvée. Il semble issu d’une manifestation « Pour l’école. Rassemblement pour la défense de l’enseignement. Lettre ouverte au Président de la République » s’étant probablement déroulée à Lyon en avril 1992.

Avec le texte intitulé Les Pédagogues du ressentiment, il porte sur le rapport de l'école et de la société moderne. On pourrait les mettre sous le titre commun : la modernité contre l'école.


L’école, je veux dire à la fois le mot, l’institution, semble avoir un parfum d’archaïsme. C’est comme un souvenir perdu dans un présent obsédé par d’autres soucis. Céderions-nous à la nostalgie ? Serions-nous incapables d’accepter le cours inévitable des choses, de nous y adapter ? On sait que l’adaptation est le mot de passe de la modernité.

On ne peut avoir un langage commun avec des hommes hantés par ce qu’ils tiennent pour les changements irréversibles du présent. Voilà pourquoi, même au plus haut lieu, notre message ne passe pas. Demander que les enfants apprennent à lire à l’école primaire, que l’école jusqu’à l’université ne soit pas incitée, voire contrainte par un flot de réformes et d’indignes directives, à sombrer dans la paresse, l’agitation ou l’insignifiance, c’est parler dans le désert. Aucune volonté politique – je le répète, au plus haut lieu – ne fait écho. Sommes-nous encore en république ?

Les fanatiques de l’adaptation à tout prix invoquent le réalisme. Or notre temps a amplement montré que les politiques les plus conquérantes, les plus militantes, les plus triomphantes, pouvaient reposer sur une complète illusion. Faut-il attendre, ici encore, que l’événement mette sous les yeux les ruines du système, les lambeaux dérisoires d’un monde auquel on nous exhortait à nous adapter, pour qu’enfin une prise de conscience conduise à la remise en question des principes ?

L’école n’est pas seulement, peut-être même pas essentiellement, la victime des progrès techniques et des mutations économiques. Le plus grave de beaucoup, c’est que trop souvent l’institution ne se respecte plus elle-même, qu’elle se dégrade de l’intérieur sous la pression trop facilement acceptée de doctrines pédagogiques d’origine ancienne, mais aujourd’hui dominantes. Elle a surtout perdu l’appui de l’État qui, de peur d’être pris de vitesse par le changement, l’a peu à peu privée de moyens, plus encore de l’autorité requise par sa fonction. C’est si vrai qu’il est plus facile d’évoquer la noblesse de l’école avec des industriels ou des banquiers, qui ne sont pas tous incultes, qu’avec les apparatchiks de la rue de Grenelle.

Que peut-il advenir d’une société sans cesse conviée à consommer au-delà de tous les besoins réels et de toute mesure, cette course effrénée étant présentée par les tout-puissants gestionnaires comme signe de santé ? Car le paradoxe, c’est que l’on consomme pour produire et non pas l’inverse. Le vécu, c’est la consommation (on croit travailler pour s’acheter une voiture) ; l’objectif réel, c’est la production (on s’achète une voiture pour se rendre au travail, pour avoir encore à produire). Tel est le cercle vicieux invisible aux tenants de l’adaptation et cachée au plus grand nombre qui est traité comme simple moyen.

Ainsi l’école se voit-elle assigner les objectifs d’une société qui ne cherche pas à savoir où elle va. Ce n’est absolument pas le désir d’instruire et d’éclairer qui inspire les réformes en cours. Mais un pouvoir politique inféodé à l’économie, à l’argent, renonce à avoir une volonté propre. Il se prive ainsi de toute compétence en matière d’enseignement. École et République demeurent solidaires dans l’adversité, comme elles avaient pu l’être au temps plus heureux, malgré la condition prolétarienne alors si pesante, qui voyait l’avènement de l’instruction publique.

L’enseignement aurait-il encore un sens dans une société productiviste et marchande sans autre dimension, sans autre ambition ? On a sans doute besoin d’agents de gestion et de chefs d’entreprise, mais faut-il leur livrer la cité ? Appétits et profits peuvent-ils être les censeurs de l’école ? Qu’est-ce que cette guerre sainte menée contre l’instruction publique ? Une société repliée sur elle-même et n’ayant d’autre objectif que son expansion matérielle est incapable d’assurer le bien commun. Le technicien n’est pas un maître ; il n’a pas qualité pour décider du vrai et du faux. Le négociant n’est pas davantage l’arbitre du juste et de l’injuste, du bien et du mal. S’instruire, ce n’est ni consommer ni produire ; ce n’est pas s’apprêter à servir, mais bien plutôt se libérer et s’élever. Mais dans le langage servile des pédagogues au pouvoir le beau mot d’élève est proscrit, comme celui de maître ; car, depuis qu’on ne sait plus de latin, on confond dominus et magister, d’une part celui qui domine, d’autre part le maître d’école, celui qui éclaire ! Nous demandons précisément que soit reconnue la dignité des maîtres.

Qui peut nier l’importance de l’économie, la nécessité de gagner sa vie, d’avoir une profession ? Sur un sujet si brûlant il y a certes lieu d’être vigilant, d’inventer, surtout de faire preuve de volonté politique. Mais, parodiant la célèbre formule de Rabaud Saint-Etienne, un historien contemporain écrit avec bonheur : « notre économie n’est pas notre code ». Et encore : « La république enseigne ou n’est pas ». L’école accueille les futurs citoyens pour faire d’eux d’abord des hommes libres. Elle n’est absolument pas un service, comme on l’a proclamé étourdiment, ce service fût-il public, comme les postes ou les chemins de fer. Elle n’a ni clients, ni partenaires, ni usagers. Sa fin propre est d’instruire et d’abord de l’élémentaire qui seul propose une connaissance libératrice. Elle se donne ainsi pour tâche de révéler à la pensée sa puissance, de l’élever au vrai, de l’instruire du droit. Sa fin est donc tout le contraire de l’adaptation. On ne va pas à l’école pour y retrouver l’environnement, pour chérir cet enfermement, mais bien plutôt pour en sortir, pour prendre ses distances, pour devenir capable de juger. Confiner l’école dans le commentaire répétitif et insipide du vécu, voire la reproduction rituelle du « culturel », c’est en faire un lieu de dressage et d’asservissement, un cachot dans une prison. Mieux vaut encore l’école buissonnière que le scoutisme pédagogique ! L’école, lieu de l’égalité, n’est pas non plus vouée à l’égalitarisme : de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail et son talent. Ce n’est pas à l’école d’être démocratique, c’est à la démocratie d’être scolaire.

D’un mot, l’école, c’est les lumières. Et qu’est-ce que les lumières ? Reprenons les mots même de Kant : c’est sortir de sa minorité, penser par soi-même ; c’est avoir le courage de se servir de son propre entendement. Voilà ce qui est compromis par tous les projets de réforme en cours. On veut une société dont l’esprit ne puisse plus s’évader. D’où cette guerre acharnée contre l’école. Or ce n’est pas à l’école de s’ouvrir : elle est l’ouverture ! Il n’y a plus de république là où les intérêts et les improvisations arbitraires disposent de l’État. Nous attendons qu’enfin une volonté proprement politique ose élever la voix.


Alain (1868-1951) Émile Chartier


Cet article a été rédigé pour l’
Encyclopédie de la culture française, Eclectis, 1991, publiée sous la direction de Bernard Willerval et Pierre Anglade.


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Toute la carrière d’Alain est celle d’un professeur de lycée. Il ne cesse d’enseigner la philosophie, même hors de sa classe comme en témoigne l’œuvre si féconde des Propos. Ces courts développements visent toujours à instruire, à dégager l’idée du fatras des opinions pour arracher l’esprit au sommeil, l’inciter à la vigilance. Ce grand professeur est naturellement un grand lecteur, l’essentiel étant toujours de sauver le meilleur de la sagesse humaine tel qu’on le trouve dans l’œuvre des philosophes. D’où une méthode de lecture directe qui irrite les chercheurs scolastiques. Platon, Descartes, Hegel et Comte sont les chapitres d’Idées (1932). Alain est en France le premier à lire Hegel en philosophe, et surtout Comte dont les dix volumes ne quittent pas sa table de travail. Nous lui devons de savoir un peu mieux lire les grands textes, en cherchant toujours leur vérité philosophique, en renonçant aux objections comme aux explications réductrices. Mais Alain, c’est aussi l’écriture quotidienne, le style qui exprime sans cesse la fidélité de l’esprit à soi. Inséparables sont donc le professeur, le philosophe, l’écrivain.

Les grands titres

L’homme intérieur se montre surtout dans Souvenirs concernant Jules Lagneau et Histoire de mes pensées. Dans le Système des Beaux-Arts (1920), il avertit qu’il y a seulement système par le lien des différences. Cette suite de la Critique du jugement de Kant, mais aussi de Descartes dont la théorie de l’imagination ne touchait pas à l’esthétique, cherche à surmonter le divorce qui s’est accompli entre les beaux-arts et la pensée. Dans Les idées et les âges (1927), c’est encore imagination et poésie qui disent le vrai de l’homme. Toute fable est sauvée par une pensée rigoureuse et généreuse, toujours attentive à retrouver l’humanité et à la décrire. Les Entretiens au bord de la mer (1931), dialogue métaphysique écrit au Pouldu, partent de la géométrie et de la mécanique pour s’élever, par physique et poésie, c’est-à-dire en libre penseur, à la plus pure religion. Les Dieux (1934) montrent encore que les contes nous instruisent toujours sur l’homme, que rapportée à l’ordre réel l’imagination n’est pas ennemie de le sagesse et qu’elle purifie la foi. Déjà reprise après Platon par Hegel et Comte, cette méditation philosophique des mythes réconcilie poésie et vérité.

Autres œuvres

Les deux volumes de La Pléiade sont encore loin de rassembler la totalité des Propos dont la publication est désormais assurée par l’Institut Alain du Vésinet : le premier cahier s’intitule Mythes et Fables (1985). Le lecteur Alain publie En lisant Balzac et il commente l’œuvre poétique de Paul Valéry.

Repères

Né à Mortagne-au-Perche, Émile Chartier est au lycée de Vanves l’élève de Jules Lagneau, « le seul Grand Homme que j’aie rencontré ». Après l’École Normale Supérieure et l’agrégation il enseigne dans les lycées de Pontivy, Lorient et Rouen, puis à Paris au lycée Condorcet et en classe de Première supérieure au lycée Henry IV. Alain écrit notamment dans La Dépêche de Rouen (Propos d’un Normand) et le radical se mêle au débat politique. Pacifiste engagé volontaire en 1914, il publie au retour Mars ou la guerre jugée. Il s’intéresse de près à l’école primaire et aux instituteurs. Son enseignement suscite des vocations philosophiques, mais n’a guère alors d’écho à la Sorbonne. Il meurt au Vésinet, « cette .campagne où je vis avec des fleurs et des oiseaux... Mon monastère »...