leçon

Georges Canguilhem

Ce texte – le titre du tapuscrit est « L’inspecteur général CANGUILHEM » – a probablement été écrit par Jacques Muglioni dans le dernier trimestre de 1995, après la mort de Georges Canguilhem, le 11 septembre 1995. Jacques Muglioni était alors très malade. 

Texte publié dans une publication dont nous ignorons tout, au chapitre « IV – Informations et documents », pages 75-76.


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Je veux seulement évoquer l’inspecteur général dont la rencontre, il y a quarante-cinq ans, fut un moment décisif dans ma carrière ordinaire de professeur. Ayant fait un jour irruption dans ma classe et s’étant assis tout au fond, derrière les élèves, il écouta silencieusement en fin de leçon, non sans froncer les sourcils, la critique que sans le citer j’amorçais de sa philosophie de la vie comme position inconditionnelle de valeurs. Pris au dépourvu, car n’étant pas prévenu de sa visite, je ne pouvais que m’en tenir à ce que j’avais préparé ! Je m’attendais au pire quand il me dit qu’après trois semaines d’inspection en province, pendant lesquelles il n’avait assisté qu’à de plats résumés de manuel, il venait enfin d’entendre dans ma classe une vraie leçon. Comme j’ai dit ailleurs, je crus alors qu’il exagérait : à vrai dire, pendant que l’administration faisait son travail dans les bureaux, Canguilhem était encore de ceux qui parcouraient la France à « franc étrier » selon la directive adressée par Napoléon à Fontanes. Après son passage l’on se disait simplement que le lycée Lamartine de Mâcon avait un professeur de philosophie.

Quand on me proposa treize ans plus tard de devenir inspecteur général, je me précipitai chez Georges Canguilhem pour prendre conseil. Je lui demandai d’abord si, devenu inspecteur général, je pourrais encore faire de la philosophie. Il me répondit brutalement, selon son style : j’ai été inspecteur général pendant sept ans : j’ai alors fait ma thèse... L’inspecteur général, me précisa-t-il, est un professeur itinérant. Il se promène dans toute la France par les routes transversales. Il écoute. Il est ce regard venu de loin qui, par conséquent, peut voir ce qui échappe fatalement aux gens en situation. Au Ministère, il n’y a pas deux réunions par an qui méritent qu’on y perde son temps ! Il faut laisser à d’autres le goût des commissions et des dossiers... Il voulait dire que l’inspecteur général se devait d’être un homme de loisir. Il semble que les temps aient bien changé... Qu’on me pardonne alors d’évoquer un peu d’histoire ancienne.

L’ancien élève d’Alain eut une influence décisive sur l’histoire de l’enseignement philosophique au cours du dernier demi-siècle. Il apprenait par l’exemple à interroger la classe en pleine leçon. Il voulait que sur tout sujet, on fît une leçon originale et capable de solliciter la réflexion des élèves, le dialogue faisant partie intégrante de la recherche philosophique, c’est-à-dire de la leçon. Et celle-ci devait toujours soulever, à propos d’une notion inscrite au programme, une question philosophique fondamentale. Il était entendu qu’on ne peut être professeur de philosophie sans être philosophe. Enfin et surtout, c’est lui qui introduisit dans l’enseignement philosophique la lecture directe des auteurs. C’est d’ailleurs à cette fin qu’il lança une petite collection de recueils de textes ordonnés selon de grands thèmes. On voit que l’enseignement philosophique, tel qu’il se présente aujourd’hui encore, lui doit beaucoup.

Par l’exemple encore, il enseignait ce que devait être l’autorité, non point un pouvoir arbitraire, mais une conviction au service du vrai. Le souvenir de nos rencontres continue de m’inspirer une profonde gratitude.