Billet n°4 – 9 mai 1958. Version pdf.
Au XIXe siècle, l’Europe était presque toute la civilisation. Mais l’Europe minuscule devait affronter des continents colosses qui ont tout appris d’elle, et d’abord le goût de la liberté. Maintenant que les forces politiques sont devenues proportionnelles aux masses géographiques, selon le mot de Valéry, il ne nous reste plus qu’à admettre l’existence de ces nations tardives, mais d’autant plus impatientes de se forger un destin. Il faut donc convenir que la colonisation qui fut l’effet d’un progrès (l’expansion politique et technique de l’Europe) a été de même la cause d’un progrès (l’éveil de tous les peuples et leur avènement dans l’histoire). Les Européens qui n’acceptent pas cette évolution n’ont pas compris le sens de leur propre civilisation et la nient jusqu’à l’absurde au moment même où ils prétendent maintenir sa suprématie. Ils prennent pour une humiliation ce qui fut peut-être la plus grande victoire de l’Europe : car elle a délivré de la préhistoire des peuples qu’on pouvait croire sans elle voués à une éternelle nuit. Et cette méprise imprime un caractère inutilement tragique à l’évolution nécessaire.
Mais cet aveuglement n’est pas la seule cause des déchirements dont nous souffrons. Pourquoi faut-il que la civilisation elle-même soit mise en question ? Dans son testament politique, Paul Rivet nous dit l’angoisse qu’il éprouva lorsqu’il entendit réciter un soir, à Haïti, un poème de Césaire injuriant l’Europe qui « nous a pendant des siècles gavés de mensonges et gonflés de pestilence », exaltant « ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole », « ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité », « ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel... »
Faut-il donc répudier la civilisation pour éviter que les peuples jeunes aient honte de leur passé ? Mais pourquoi rougiraient-ils ? Il ne s’agit plus ici de colonialisme. Au contraire, on s’étonne que chez nous les partisans du progrès adoptent cette démagogie stupide sous prétexte de prouver leur libéralisme ou leur sens de l’histoire. Suffit-il que le fanatisme et l’intolérance se dressent contre la culture européenne pour apparaître aussitôt comme des signes irréfutables de progrès ? L’esprit confus, la passion réactionnaire n’aveuglent pas seulement ceux qui pensent mourir de l’indépendance des autres, mais encore plus les novices du progrès et de la liberté. Car ceux-ci sont prêts à sacrifier le sens d’une liberté qu’il a fallu des siècles d’histoire pour découvrir. La collusion imbécile des deux partis retarde dangereusement l’heure de la paix et de l’amitié.