Sagesse

La philosophie au sens cosmique et au sens scolastique

Critique de la raison pure, Architectonique de la raison pure, A 839 B 866

Trad. Patrice Henriot. (Kant entend par architectonique « l’art des systèmes »)

« Mais jusqu’à ce point le concept de philosophe n’est qu’un concept scolastique (Schulbegriff), c’est-à-dire le concept d’un système de la connaissance qui n’est recherché que comme science, sans qu’on ait d’autre but que l’unité systématique de ce savoir et par conséquent, la perfection logique de la connaissance. Mais il y a encore un concept cosmique (conceptus cosmicus, Weltbegriff) qui a toujours servi à cette dénomination, surtout lorsqu’on le personnifiait (839-867) pour ainsi dire, et qu’on se le représentait comme un modèle dans l’idéal du philosophe. Dans cette perspective la philosophie est la science du rapport de toute connaissance aux fins essentielles de la raison humaine (teleologia rationis humanae), et le philosophe n’est pas un artiste de la raison, mais un législateur de la raison humaine. Il serait vaniteux de s’appeler soi-même philosophe en ce sens et de prétendre qu’on est arrivé à égaler un modèle qui ne se trouve que dans l’idée. »
 


Quelques extraits du cours de Logique de kant,

Traduction Louis Guillermit, éd. Vrin 1966, pp. 24-27

p. 24 « Selon sa notion cosmique (Weltbegriff), elle [la philosophie] est la science des fins dernières de la raison humaine. Cette conception élevée confère à la philosophie sa dignité (Würde), c’est-à-dire sa valeur absolue. Et, effectivement, elle est même la seule à ne posséder de valeur qu’intrinsèque et à conférer originellement une valeur aux autres connaissances. »

p. 25 : « la philosophie est science des maximes suprêmes de l’usage de notre raison » (maxime signifiant « principe interne du choix entre différentes fins »).
[…]
« L’artiste de la raison, ou comme Socrate le nomme [Platon, République V 480a], le philodoxe, vise simplement la connaissance spéculative sans se demander dans quelle mesure le savoir contribue à la fin dernière de la raison humaine : il donne des règles pour mettre la raison au service de toutes sortes de fins. Le philosophe pratique, le maître de la sagesse par la doctrine et par l’exemple, est le vrai philosophe. Car la philosophie est l’idée d’une sagesse parfaite, qui nous désigne les fins dernières de la raison humaine. »

p. 25 « …la philosophie en ce dernier sens [cosmique] est même la science du rapport de toute connaissance et de tout usage de la raison à la fin ultime de la raison humaine, fin à laquelle, en tant que suprême, toutes les autres fins sont subordonnées et dans laquelle elles peuvent toutes être unifiées. »
[…]

 p. 26 : « sans connaissances on ne deviendra jamais philosophe, mais jamais non plus les connaissances ne suffiront à faire un philosophe, si ne vient s'y ajouter une harmonisation convenable de tous les savoirs et de toutes les habiletés jointes à l'intelligence de leur accord avec les buts les plus élevés de la raison humaine. »       


p. 27 « …la science n’a de réelle valeur intrinsèque que comme instrument de sagesse. Mais à ce titre elle est à ce point indispensable qu’on pourrait dire que la sagesse sans la science n’est que l’esquisse d’une perfection à laquelle nos n’atteindrons jamais.
Celui qui hait la science mais qui aime d'autant plus la sagesse s'appelle un misologue [haine de la raison]. La misologie naît ordinairement d'un manque de connaissance scientifique à laquelle se mêle une certaine sorte de vanité. Il arrive cependant parfois que certains tombent dans l'erreur de la misologie, qui ont commencé par pratiquer la science avec beaucoup d'ardeur et de succès mais qui n'ont finalement trouvé dans leur savoir aucun contentement.
La philosophie est l'unique science qui sache nous procurer cette satisfaction intime, car elle referme, pour ainsi dire, le cercle scientifique et procure enfin aux sciences ordre et organisation (Zusammenhang). »

La nature est une retraite, mais l'homme y demeure le véritable objet de nos pensées, Lettres Morales, VI

Il faut se garder de confondre les promenades dans la forêt de Saint-Germain comme l'occasion de trouver son inspiration au sein d'une nature non altérée par l'homme: ce que Rousseau voit dans la nature, ce ne sont pas des arbres ou des animaux, mais l'homme. Il a besoin de retraite pour se retrouver lui-même. Une lettre adressée à Sophie d'Houdetot permet de le comprendre. 



Quand je vois chacun de nous, sans cesse occupé de l'opinion publique, étendre pour ainsi dire son existence tout autour de lui, sans en conserver presque rien dans son propre cœur, je crois voir un petit insecte former de sa substance une grande toile par laquelle seule il paraît sensible, tandis qu'on le croirait mort dans son trou. La vanité de l'homme est la toile d*araignée qu'il tend surtout ce qui l'environne; l'une est aussi solide que l'autre ; le moindre fil qu'on touche met l'insecte en mouvement; il mourrait de langueur si on laissait la toile tranquille ; et si d'un doigt on la déchire. 
il achève de s'épuiser plutôt que de ne la pas refaire à l'instant. Commençons par redevenir nous, par nous concentrer en nous, par circonscrire notre âme des mêmes bornes que la nature a données à notre être; commençons en un mot par nous rassembler où nous sommes, afin qu'en cherchant à nous connaître, tout ce qui nous compose vienne à la fois se présenter à nous. Pour moi, je pense que celui qui sait le mieux en quoi consiste le moi humain est le plus près de la sagesse ; et que comme le premier trait d'un dessin se forme des lignes qui le terminent, la première idée de l'homme est de le séparer de tout ce qui n'est pas lui. 
Mais comment se fait cette séparation ? Cet art n'est pas si difficile qu'on pourrait croire ; il dépend plus de la volonté que des lumières; il ne faut point un appareil d'études et de recherches pour y parvenir. Le jour nous éclaire, et le miroir est devant nous; mais pour le voir, il y faut jeter les yeux; et le moyen de les y fixer est d'écarter les objets qui nous en détournent. Recueillez-vous, cherchez la solitude : voilà d'abord tout le secret, et par celui-là seul on découvre bientôt les autres. 
Pensez-vous en effet que la philosophie nous apprenne à rentrer en nous-mêmes? Ahl combien l'orgueil sous son nom nous en écarte. C'est tout le contraire, ma charmante amie : il faut commencer par rentrer en soi pour philosopher. 
Ne vous effrayez pas, je vous conjure : je n'ai pas dessein de vous reléguer dans un cloître, et d'imposer à une femme du monde une vie d'anachorète. La solitude dont il s'agit est moins de faire fermer votre porte. OU de rester dans votre appartement, que de tirer votre âme de la presse, comme disait Tabbé Terrasson, et de la fermer d'abord aux passions étrangères qui l'assaillent è chaque instant. Mais l'un de ces moyens peut aider à l'autre, surtout au commencement : ce n'est pas l'affaire d'un jour, de savoir être seul au milieu du monde; et après une si longue habitude d'exister dans tout ce qui vous entoure, le recueillement de votre cœur doit commencer par celui de vos sens. Vous aurez d'abord assez à faire à contenir votre imagination, sans être obligée encore de fermer vos yeux et vos oreilles. Eloignez les objets qui doivent vous distraire, jusqu'à ce que leur présence ne vous distraise plus. Alors, vivez sans cesse au milieu d'eux : vous saurez bien, quand il le faudra, vous y retrouver avec vous. Je ne vous dis donc point : quittez la société. Je ne vous dis pas même : renoncez à la dissipation et aux vains plaisirs du monde. Mais je vous dis : apprenez à être seule sans ennui. Vous n'entendrez jamais la voix de la nature, vous ne vous connaîtrez jamais sans cela. 
Ne craignez pas que l'exercice de courtes retraites vous rende taciturne et sauvage, et vous détache des habitudes auxquelles vous ne voudriez pas renoncer. Au contraire, elles ne vous en seront que plus douces. 
Quand on vit seul, on en aime mieux les hommes, un tendre intérêt nous rapproche d'eux, l'imagination nous montre la société par ses charmes, et l'ennui même de la solitude tourne au profit de l'humanité. Vous gagnerez doublement par le goût de cette vie contemplative : vous y trouverez plus d'attachement pour ce qui vous est cher tant que vous l'aurez, et moins de douleur à le perdre quand vous en serez privée. 

Lettres Morales, Lettre VI, O.C., IV, p. 1112-1113

Les désirs, le sommeil, et l'informe, République IX [571a-572b]


Cette page classique introduit la réflexion sur l'homme tyrannique par une réflexion sur les désirs. Si les désirs sont les mêmes en chacun, au point que nul homme ne puisse jamais se prétendre totalement à l'abris de devenir tyran, il faut comprendre que les désirs ne sont pas en nous une fatalité consciente, mais bien plutôt une matière informe qu'il appartient à chacun de sculpter, par la vigilance qu'il porte sur lui-même, et les mots qu'il emploie pour parler de ses rêves et de ses aspirations. 

 

Il nous reste donc à examiner l'homme tyrannique, [571a] comment il naît de l'homme démocratique, ce qu'il est une fois formé, et quelle est sa vie, malheureuse ou heureuse. 

Oui, dit-il, cet homme-là reste à examiner. 

Or sais-tu, demandai-je, ce qui pour moi laisse encore à désirer? 

Quoi? 

En ce qui concerne les désirs, leur nature et leurs espèces, il me semble que nous avons donné des définitions insuffisantes; et tant que ce point sera défectueux, l'enquête [571b] que nous poursuivons manquera de clarté. 

Mais n'est-il pas encore temps d'y revenir? 

Si, certainement. Examine ce que je veux voir en eux. Le voici. Parmi les plaisirs et les désirs non nécessaires, certains me semblent illégitimes ; ils sont probablement innés en chacun de nous, mais réprimés par les lois et les désirs meilleurs, avec l'aide de la raison, ils peuvent, chez quelques-uns, être totalement extirpés ou ne rester qu'en petit nombre et affaiblis, tandis que chez les autres ils subsistent plus forts et plus nombreux. [571c] 

Mais de quels désirs parles-tu? 

De ceux, répondis-je, qui s'éveillent pendant le sommeil, lorsque repose cette partie de l'âme qui est raisonnable, douce, et faite pour commander à l'autre, et que la partie bestiale et sauvage, gorgée de nourriture ou de vin, tressaille, et après avoir secoué le sommeil, part en quête de satisfactions à donner à ses appétits. Tu sais qu'en pareil cas elle ose tout, comme si elle était délivrée et affranchie de toute honte et de toute prudence. Elle ne [571d] craint point d'essayer, en imagination, de s'unir à sa mère, où à qui que ce soit, homme, dieu ou bête, de se souiller de n'importe quel meurtre, et de ne s'abstenir d'aucune sorte de nourriture; en un mot, il n'est point de folie, point d'impudence dont elle ne soit capable. 

Tu dis très vrai. 

Mais lorsqu'un homme, sain de corps et tempérant, se livre au sommeil après avoir éveillé l'élément raisonnable de son âme, et l'avoir nourri de belles pensées et de nobles spéculations en méditant sur lui-même; [571e] lorsqu'il a évité d'affamer aussi bien que de rassasier l'élément concupiscible, afin qu'il se tienne en repos et n'apporte point de trouble, par ses joies ou par ses [572a] tristesses, au principe meilleur, mais le laisse, seul avec soi-même et dégagé, examiner et s'efforcer de percevoir ce qu'il ignore du passé, du présent et de l'avenir; lorsque cet homme a pareillement adouci l'élément irascible, et qu'il ne s'endort point le cœur agité de colère contre quelqu'un; lorsqu'il a donc calmé ces deux éléments de l'âme et stimulé le troisième, en qui réside la sagesse, et qu'enfin il repose, alors, tu le sais, il prend contact [572b] avec la vérité mieux que jamais, et les visions de ses songes ne sont nullement déréglées.