Imagination

« Mais quel est donc l’objet qui tient un seul moment devant le regard paresseux ?"

Les extraits suivants ont fait l'objet d'un commentaire dans le cadre de la séance du 13 janvier 2016 de l'atelier “Lire Alain” de Jean-Michel Muglioni.

Alain, Les idées et les âges - VII Le monde

« Il est vrai que ce rapport entre la chose et le rêve n’apparaît pas toujours. Il suffit qu’il apparaisse quelquefois. Car il n’est pas dit que toutes ces visions seront expliquées, même celles de la veille. Je crois voir un animal qui fuit ; tout me prouve que j’ai mal vu ; mais enfin je n’arrive pas toujours à retrouver l’apparence trompeuse, soit une feuille morte roulée par le vent, qui me fasse dire : « C’est cela même que j’ai vu, et qui n’est qu’une feuille morte roulée par le vent. » Toutefois le plus souvent je retrouve l’apparence, et c’est cela même qui est percevoir. La nuit, et ne dormant pas, j’entends ce pas de loup, si redouté des enfants. Quelqu’un marche ; il n’y a point de doute. Toutefois je doute, j’enquête ; je retrouve un léger battement de porte fermée, par la pression de l’air qui agit comme sur l’anche, mais plus lentement. Je reviens à mon premier poste, et cette fois, je retrouve mon rêve, mais je l’explique. Je crois voir une biche en arrêt ; je m’approche ; ce n’est qu’une souche d’arbre, où deux feuilles font des oreilles pendantes. Je me recule de nouveau ; de nouveau je crois voir la biche, mais en même temps, je vois ce que c’est que je croyais voir, et que c’est une souche d’arbre. En même temps je connais l’apparence, et l’objet dans l’apparence. À un degré de réflexion de plus, qui ne manque guère en l’homme percevant, et qui fait la joie et la lumière de ce monde, je m’explique l’illusion même par la disposition des objets ; ainsi je ris à ma jeunesse, je la retrouve et je la sauve. « Autrefois ou tout à l’heure je voyais ceci ou cela ; et maintenant je vois encore la même chose et c’est toujours la même chose ; je me trompais et ne me trompais point. » Apprendre se trouve ici, ou bien ne se trouve jamais. Apprendre c’est sauver l’erreur, bien apprendre, c’est la sauver toute. Le vrai astronome se plaît à voir tourner les étoiles, et n’essaie plus de ne point les voir tournant. Il ne sacrifie rien de l’apparence, et retrouve tout le rêve chaldéen. Ce mouvement de surmonter en conservant est dans la moindre de nos perceptions, et c’est ce qui la fait perception. Je sais que je vois un cube, mais en même temps je sais que ce que je vois n’a point six faces ni vingt-quatre angles droits ; en même temps je sais pourquoi. Tout cela ensemble, c’est voir un cube ». 


Alain. Souvenirs concernant Jules Lagneau Chapitre II, Platon
  
« Mais quel est donc l’objet qui tient un seul moment devant le regard paresseux ? Qu’est-ce qu’une maison ? disait Lagneau. C’était là son centre ; il y revenait toujours. Aucun objet n’est donné. C’est ici que l’exemple, encrier ou morceau de craie, était mis à la question. Et il est rigoureusement vrai qu’il n’y a de perception que par une vérité de la perception ; et il est vrai aussi que la vérité de la perception ne peut être perçue ; il n’y a pas de lieu d’où l’on voie toutes les parties d’une maison ; il n’y a point de lieu ni de rapports de lieu qui représentent comment les parties ensemble font une maison, et comment le toucher, la vue, l’ouïe explorent une maison, et comment tout l’Univers autour jusqu’au plus loin fait cette maison-là. Ainsi l’esprit dépasse la perception et à ce passage lui donne existence et naît lui-même à l’être de conscience ; par quoi l’apparence apparaît. Et je voudrais bien qu’un psychologue m’expliquât ce qu’est l’apparence, et pour qui apparence, si l’apparence n’est pas un moment dépassée. J’emploie ici le langage de Hegel ; je ne crois pas que Lagneau le connût bien... ».

De la perception fausse

Après l’exemple de la lune plus grosse à l’horizon qu’au zénith, Alain poursuit, dans la première des Lettres sur la philosophie première :

 Partez de là pour vous demander ce que signifie cette proposition : je vois qu'un objet est plus grand qu'un autre. Descartes montrait, dans sa Dioptrique, que la grandeur d'un objet ne peut être connue par la vue sans quelque évaluation de la distance où l'objet est supposé être ; tant que l'on n'a aucune notion de cette distance, l'on n'a aussi aucune notion de cette grandeur. On voit par là que quand ce profond philosophe nous invite à ne pas croire nos sens, c'est afin de nous découvrir l'entendement jusque dans les perceptions ; mais ce n'est pas trop, comme il le dit lui-même, de quelques mois si l'on veut faire son profit de ce conseil qui tient en quelques lignes. […] 

Au reste, mon cher ami, si vous étiez tenté d'échapper à ces réflexions pour vous perdre plus commodément dans les hypothèses que l'on pourrait ici proposer, sachez bien que je n'ai considéré la lune qu'en vue de retenir aisément votre imagination par mille souvenirs et impressions attachés à cette lune ; mais une verticale toute droite et sans ornement, au milieu d'une horizontale qui lui soit égale, paraîtra plus grande aussi bien, et donnera lieu aux mêmes réflexions. Je reviens à la lune ; parce qu'il est bon d'émouvoir pour commencer, pourvu que l'émotion soit modérée, et liée à des objets qui, évidemment, ne dépendent pas de nous. 

Vous n'arriverez pas à vous satisfaire, au sujet de cette perception fausse, tant que vous n'aurez pas compris ce que c'est que voir, et que ce n'est pas une fonction des yeux. Pour y arriver par un autre chemin, donnez-vous la perception d'une allée d'arbres en perspective, et appliquez votre esprit à cette connaissance si frappante, et immédiate en apparence, de la distance où vous voyez que se trouvent les arbres les plus éloignés. Car le loin et le près sont sensibles dans cet exemple au sens où le grand et le petit sont sensibles dans l'autre ; avec cette différence que la couleur de la lune circonscrit et définit là une grandeur, tandis que la couleur de l'arbre circonscrit et définit ici une distance. Et ce ne sera pas peu de chose si vous parvenez à comprendre que la distance ici et la grandeur là sont des relations de même espèce. Car, dites-vous de vous-même, la distance ici est plutôt conclue que perçue ; elle détermine des impressions possibles par leur lien à d'autres plutôt que des impressions réelles et présentes.  
 

Les Lettres sur la philosophie première sont disponibles sur le site des Classiques des sciences sociales de l'UQAC.

Folies de l'imagination

Je rencontrai le philosophe en même temps que la pleine lune, à son lever, montrait son large visage entre deux cheminées. " Je m'étonne toujours, lui dis-je, de voir le disque lunaire plus grand que je ne devrais. " Sur quoi il voulut bien m'instruire : " Ni au zénith, dit-il, ni à son lever, vous ne voyez le globe de la lune comme il est ; ce ne sont que des apparences, qui résultent à la fois de la distance où se trouve l'astre, et de la structure de vos yeux. Par l'interposition d'une lunette grossissante, vous verriez encore une autre apparence ; il faut toujours s'arranger des instruments qu'on a. " À quoi, je répondis : " Fort bien ; et je m'en arrange ; pourtant je ne m'arrange point aussi aisément de cette lune si grosse à son lever, car c'est par un faux jugement que je la vois telle, et non point du tout par un jeu d'optique. " " La réfraction, dit-il, est un jeu d'optique. " " Il est vrai, répondis-je, toutefois la réfraction n'a rien à voir ici. " Il se moqua : " Mais si, dit-il, c'est toujours, ou à peu près, le bâton dans l'eau, qui paraît brisé. Toutes ces illusions se ressemblent, et sont d'ailleurs bien connues. " 

J'avais roulé un morceau de papier en forme de lunette, et j'observais l'astre, tantôt avec l'œil seulement, tantôt au moyen de cet instrument digne de l'âge de pierre, émerveillé de voir que la lune, dès qu'elle était isolée des autres choses par ce moyen, reprît aussitôt la grandeur qu'on est accoutumé de lui voir lorsqu'elle flotte en plein ciel. " Les astronomes, lui dis-je, savent tous que l'apparence de la lune n'est pas plus grande à l'horizon qu'au zénith ; vous pourriez vous en assurer en la regardant à travers un réseau de fils tendus et entrecroisés, comme ils font. Mais ma simple lunette de papier suffit presque pour ramener à l'apparence ce fantôme de lune, que mon imagination grossit. Et, donc, laissons aller le bâton brisé et la réfraction. Ce n'est pas ici la structure de mes yeux qui me trompe, ni le milieu physique interposé. Que la lune me paraisse plus petite d'ici que si je m'en rapprochais de quelques milliers de kilomètres, voilà une illusion ; mais que je la voie plus grosse à l'horizon qu'au zénith, cela n'est pas. Même dans l'apparence, cela n'est pas ; je crois seulement la voir plus grosse. Mettez votre œil à ma lunette. " " Je ne l'y mettrai point, dit-il, parce que je sais que vous vous trompez. " Il est bien impertinent de vouloir montrer à un philosophe une expérience qui trouble ses idées. Je le laissai, et je poursuivis mes réflexions. 

Quand on a décrit l'apparence, quand on a fait voir qu'elle traduit la réalité en la déformant d'après la distance, d'après les milieux interposés et d'après la structure de l'œil, on n'a pas tout dit. On a oublié, ce n'est pas peu, ce genre d'erreur qui semble apparaître, si l'on peut ainsi dire, et qui ne répond même pas à l'apparence. Aussi, pour saisir l'imagination en ses folies, cet exemple est bon. Malebranche ne l'a point ignoré ; et plus récemment Helmholtz l'a rapproché de ces montagnes et de ces îles, qui, dans le brouillard, semblent plus grandes qu'à l'ordinaire. Au reste, les explications qu'ils donnent l'un et l'autre de ce jugement faux sont peu vraisemblables. De toute façon, et notamment pour la lune, je dois accuser un mouvement de passion, un étonnement qui ne s'use point, de voir cet astre s'élever parmi les choses, et qui me trompe sur l'apparence elle-même, faisant ainsi monstre de mon opinion seulement. C'est mon étonnement qui grossit l'image ; c'est la secousse même de la surprise qui me dispose à un effort inusité. Un spectre dépend toujours de ma propre terreur. Et il n'y a que des spectres. L'imagination se joue dans ces grandeurs qui dépendent de l'émotion. On avouera qu'il est singulier que la grandeur de l'île dépende du brouillard. Simplement c'est l'inconnu qui grandit par l'inquiétude même. Et quand on ne comprendrait pas pourquoi, encore est-il que la nature humaine est ainsi, et qu'il faut tenir compte de cette sorte de fait. Suivant donc une idée neuve, je me trouvais à cent lieues de mon penseur aux yeux fermés. L'apparence n'est pas explorée ; elle change par mes émotions. Vous qui croyez que les dieux n'apparaissent plus, allez voir la lune à son lever. 

Libres Propos, 18 juillet 1921