Perception

Sensation et réalité, Théétète 184c


Ce texte fera l'objet d'un commentaire dans le cadre de l'atelier "Lire Alain" de JM Muglioni, lors de la séance du 27 janvier 2016.


Socrate. – Si donc on te demandait : « Par quoi l’homme voit-il le blanc et le noir ? Par quoi entend-il l’aigu et le grave ? Tu dirais, j’imagine, « par les yeux et par les oreilles ».
Théétète. – Oui
(c) Socrate. – La facilité dans le maniement des noms et des expressions, le dédain de la précision minutieuse ne sont point, en général, indice d’un manque de race ; c’est plutôt le contraire qui marque l’absence de liberté. Mais la nécessité l’impose en certains cas. Elle l’impose par exemple dans le cas présent, de reprendre ce que ta réponse a d’incorrecte. Réfléchis en effet : quelle réponse est la plus correcte : dire que les yeux sont ce par quoi nous voyons, ou ce au moyen de quoi nous voyons ; et les oreilles ce par quoi nous entendons ou ce au moyen de quoi nous entendons ? 
Théétète. – Ce au moyen de quoi nous éprouvons chaque sensation, penserai-je, Socrate, plutôt que ce par quoi.
(d) Socrate. – Il serait en effet vraiment étrange [deinon], mon jeune ami, qu’une pluralité de sensations fussent assises en nous comme dans des chevaux de bois et qu’il n’y eût point une forme [idean] unique, qu’on l’appelle âme ou comme on voudra, où toutes ensemble convergent, et par laquelle, au moyen d’elles comme d’instruments, nous éprouvons la sensation de ce que nous sentons.
Théétète. – Mais je suis de cet avis plutôt que de l’autre.
Socrate. – Ce que je te veux faire préciser en cela, c’est si c’est par une chose, toujours la même, qu’au moyen des yeux, nous atteignons le blanc et le noir, et au moyen des autres sens, d’autres choses, et (e) si, interrogé, tu serais capable de rapporter tout cela au corps. Peut-être vaut il mieux que la réponse à cela vienne de toi directement plutôt que d’être laborieusement cherchée par moi en ton lieu et place. Dis-moi : ce au moyen de quoi tu sens le chaud, le sec, le léger, le doux, est-ce que tu ne l’attribue pas au corps ? Le rapportes-tu à autre chose ?
Théétète. – A rien d’autre.
Socrate. – Accorderais-tu de bon gré que ce que tu sens au moyen d’une faculté t’est imperceptible au moyen d’une autre ? Par exemple ce que tu sens (185a) au moyen de l’ouïe, il est impossible de le sentir au moyen de la vue, ce que tu sens au moyen de la vue il est impossible de le sentir au moyen de l’ouïe ? 
Théétète. – Comment pourrais-je m’y refuser ?
Socrate. – Si donc tu conçois quelque chose de relatif aux deux facultés à la fois, ce que tu sentiras de relatif aux deux ne sera senti ni au moyen de l’un de ces organes, ni au moyen de l’autre ?
Théétète. – Certainement non.
Socrate. – Ainsi, relativement au son et à la couleur, ce premier [caractère] commun est-il saisi par ta pensée que tous les deux sont ?
Théétète. – Oui, certes.
Socrate. – Et donc aussi que chacun d’eux est différent de l’autre et identique à soi-même ?
(b) Théétète. – Comment donc !
Socrate. – Qu’ensemble ils sont deux et que chacun est un ?
Théétète. – Oui encore.
Socrate. – Et leur dissemblance et ressemblance mutuelles, es-tu capable d’en faire l’examen ?
Théétète. – Peut-être.
Socrate. – Tout cela, donc, au moyen de quoi, à leur sujet, t’en vient la pensée ? Ni au moyen de l’ouïe, en effet, ni au moyen de la vue ne peut être saisi ce qu’ils ont de commun. Voici encore qui témoigne de ce que nous disons. S’il était possible de déterminer pour tous les deux s’ils sont salés ou non, tu sais pouvoir dire par quoi tu le détermines, et ce n’est apparemment ni la vue ni l’ouïe mais autre chose.
Théétète. – Naturellement. N’est-ce pas la faculté qui s’exerce au moyen de la langue ?
(c) Socrate. – Bonne réponse. Mais au moyen de quoi s’exerce la faculté qui te révélera ce qui est commun à tous ces sensibles comme à tout le reste, et que tu désignes par « est » ou « n’est pas », et par tous les autres termes énumérés, à leur sujet, dans nos dernières questions ? A tous ces [termes] communs, quels organes affecteras-tu au moyen desquels ce qui en nous éprouve des sensations sent chacun d’eux ?
Théétète. – Tu veux parler de l’être et du non-être, de la ressemblance et de la dissemblance, de l’identité et de la différence, de l’unité enfin, et de tout autre nombre concevable à leur sujet. Evidemment (d) ta question vise aussi le pair, l’impair, et autres [termes ou notins] qui s’ensuivent, et, pour tout cela, tu demandes au moyen de quel organe corporel nous en avons par l’âme la sensation.
Socrate. – Tu suis merveilleusement, Théétète, c’est tout à fait cela que je demande.
Théétète. – Mais par Zeus, Socrate, je ne saurais trouver de réponse, sinon qu’à mon avis la première chose à dire (archèn) est que ces choses-là n’ont point d’organe propre comme pour les sensations, mais c’est l’âme qui, elle-même et au moyen d’elle-même, m’apparaît faire en toutes ces choses l’examen des [éléments] communs. 
(e) Socrate. – Tu es beau Théétète, et non pas laid, comme le disait Théodore. Car qui parle bien est beau et bon. Tu es non seulement beau, mais bienfaisant pour moi par l’abondance d’arguments dont tu me fais quitte, s’il t’apparaît vraiment que certaines choses, l’âme les examine elle-même et au moyen d’elle-même, et les autres au moyen de facultés du corps. C’était là en effet mon avis, et je voulais que tu l’eusses toi-même.
(186 a) Théétète. – Mais c’est bien ainsi que la chose, au moins m’apparaît.

Trad. A. Diès revue

« Mais quel est donc l’objet qui tient un seul moment devant le regard paresseux ?"

Les extraits suivants ont fait l'objet d'un commentaire dans le cadre de la séance du 13 janvier 2016 de l'atelier “Lire Alain” de Jean-Michel Muglioni.

Alain, Les idées et les âges - VII Le monde

« Il est vrai que ce rapport entre la chose et le rêve n’apparaît pas toujours. Il suffit qu’il apparaisse quelquefois. Car il n’est pas dit que toutes ces visions seront expliquées, même celles de la veille. Je crois voir un animal qui fuit ; tout me prouve que j’ai mal vu ; mais enfin je n’arrive pas toujours à retrouver l’apparence trompeuse, soit une feuille morte roulée par le vent, qui me fasse dire : « C’est cela même que j’ai vu, et qui n’est qu’une feuille morte roulée par le vent. » Toutefois le plus souvent je retrouve l’apparence, et c’est cela même qui est percevoir. La nuit, et ne dormant pas, j’entends ce pas de loup, si redouté des enfants. Quelqu’un marche ; il n’y a point de doute. Toutefois je doute, j’enquête ; je retrouve un léger battement de porte fermée, par la pression de l’air qui agit comme sur l’anche, mais plus lentement. Je reviens à mon premier poste, et cette fois, je retrouve mon rêve, mais je l’explique. Je crois voir une biche en arrêt ; je m’approche ; ce n’est qu’une souche d’arbre, où deux feuilles font des oreilles pendantes. Je me recule de nouveau ; de nouveau je crois voir la biche, mais en même temps, je vois ce que c’est que je croyais voir, et que c’est une souche d’arbre. En même temps je connais l’apparence, et l’objet dans l’apparence. À un degré de réflexion de plus, qui ne manque guère en l’homme percevant, et qui fait la joie et la lumière de ce monde, je m’explique l’illusion même par la disposition des objets ; ainsi je ris à ma jeunesse, je la retrouve et je la sauve. « Autrefois ou tout à l’heure je voyais ceci ou cela ; et maintenant je vois encore la même chose et c’est toujours la même chose ; je me trompais et ne me trompais point. » Apprendre se trouve ici, ou bien ne se trouve jamais. Apprendre c’est sauver l’erreur, bien apprendre, c’est la sauver toute. Le vrai astronome se plaît à voir tourner les étoiles, et n’essaie plus de ne point les voir tournant. Il ne sacrifie rien de l’apparence, et retrouve tout le rêve chaldéen. Ce mouvement de surmonter en conservant est dans la moindre de nos perceptions, et c’est ce qui la fait perception. Je sais que je vois un cube, mais en même temps je sais que ce que je vois n’a point six faces ni vingt-quatre angles droits ; en même temps je sais pourquoi. Tout cela ensemble, c’est voir un cube ». 


Alain. Souvenirs concernant Jules Lagneau Chapitre II, Platon
  
« Mais quel est donc l’objet qui tient un seul moment devant le regard paresseux ? Qu’est-ce qu’une maison ? disait Lagneau. C’était là son centre ; il y revenait toujours. Aucun objet n’est donné. C’est ici que l’exemple, encrier ou morceau de craie, était mis à la question. Et il est rigoureusement vrai qu’il n’y a de perception que par une vérité de la perception ; et il est vrai aussi que la vérité de la perception ne peut être perçue ; il n’y a pas de lieu d’où l’on voie toutes les parties d’une maison ; il n’y a point de lieu ni de rapports de lieu qui représentent comment les parties ensemble font une maison, et comment le toucher, la vue, l’ouïe explorent une maison, et comment tout l’Univers autour jusqu’au plus loin fait cette maison-là. Ainsi l’esprit dépasse la perception et à ce passage lui donne existence et naît lui-même à l’être de conscience ; par quoi l’apparence apparaît. Et je voudrais bien qu’un psychologue m’expliquât ce qu’est l’apparence, et pour qui apparence, si l’apparence n’est pas un moment dépassée. J’emploie ici le langage de Hegel ; je ne crois pas que Lagneau le connût bien... ».

De la perception fausse

Après l’exemple de la lune plus grosse à l’horizon qu’au zénith, Alain poursuit, dans la première des Lettres sur la philosophie première :

 Partez de là pour vous demander ce que signifie cette proposition : je vois qu'un objet est plus grand qu'un autre. Descartes montrait, dans sa Dioptrique, que la grandeur d'un objet ne peut être connue par la vue sans quelque évaluation de la distance où l'objet est supposé être ; tant que l'on n'a aucune notion de cette distance, l'on n'a aussi aucune notion de cette grandeur. On voit par là que quand ce profond philosophe nous invite à ne pas croire nos sens, c'est afin de nous découvrir l'entendement jusque dans les perceptions ; mais ce n'est pas trop, comme il le dit lui-même, de quelques mois si l'on veut faire son profit de ce conseil qui tient en quelques lignes. […] 

Au reste, mon cher ami, si vous étiez tenté d'échapper à ces réflexions pour vous perdre plus commodément dans les hypothèses que l'on pourrait ici proposer, sachez bien que je n'ai considéré la lune qu'en vue de retenir aisément votre imagination par mille souvenirs et impressions attachés à cette lune ; mais une verticale toute droite et sans ornement, au milieu d'une horizontale qui lui soit égale, paraîtra plus grande aussi bien, et donnera lieu aux mêmes réflexions. Je reviens à la lune ; parce qu'il est bon d'émouvoir pour commencer, pourvu que l'émotion soit modérée, et liée à des objets qui, évidemment, ne dépendent pas de nous. 

Vous n'arriverez pas à vous satisfaire, au sujet de cette perception fausse, tant que vous n'aurez pas compris ce que c'est que voir, et que ce n'est pas une fonction des yeux. Pour y arriver par un autre chemin, donnez-vous la perception d'une allée d'arbres en perspective, et appliquez votre esprit à cette connaissance si frappante, et immédiate en apparence, de la distance où vous voyez que se trouvent les arbres les plus éloignés. Car le loin et le près sont sensibles dans cet exemple au sens où le grand et le petit sont sensibles dans l'autre ; avec cette différence que la couleur de la lune circonscrit et définit là une grandeur, tandis que la couleur de l'arbre circonscrit et définit ici une distance. Et ce ne sera pas peu de chose si vous parvenez à comprendre que la distance ici et la grandeur là sont des relations de même espèce. Car, dites-vous de vous-même, la distance ici est plutôt conclue que perçue ; elle détermine des impressions possibles par leur lien à d'autres plutôt que des impressions réelles et présentes.  
 

Les Lettres sur la philosophie première sont disponibles sur le site des Classiques des sciences sociales de l'UQAC.