Liberté

Bourgeois et prolétaires

Quelqu'un me disait que les ajusteurs sont plus bourgeois que ceux qui mettent le minerai, la fonte et l'acier en première forme. Je le crois bien. Ajuster est plus près d'un jeu d'esprit ; la matière est déjà apprivoisée ; au lieu que ceux qui travaillent à hausser la terre au niveau du métal savent ce qu'ils remuent, et retrouvent l'usure de leurs muscles dans cette énergie suspendue qui, dès lors, travaillera pour nous. C'est une erreur de croire que celui qui monte une pile électrique et l'essaie de mille façons approche par là de connaître la sévère loi des choses. Car tout est fait quand les minéraux inertes sont transformés en zinc et en acide ; il n'y a plus qu'à jouer avec ces choses. C'est pourquoi le physicien risque toujours de manquer l'idée même de loi, et de ne saisir que l'arrangement. C'est par ce tour d'esprit que l'on nous annonce des machines qui marcheront toutes seules. C'est assez dire que les expériences de physique, celles dont on voit dans les livres les images immuables, une main qui tient l'éprouvette ou qui soulève le plateau électrisé, c'est assez dire qu'elles n'apprennent rien de vrai, et que les enfants y perdent leur temps, admirant des effets qui sont, en quelque sorte, coupés de l'univers. Ce n'est que miracle. Et la plus grosse bobine d'induction du monde est aussi la plus trompeuse ; car je vois bien la plus longue étincelle du monde des laboratoires ; mais comment cette bobine a été faite, fondue, forgée, cuite et recuite à partir des minéraux terreux, voilà ce que je ne vois point. Les durs travaux, les résistants travaux sont faits, très convenablement vernis et brillants ; l'esprit ne s'y instruit pas plus qu'à faire la lumière en tournant le commutateur. On s'instruirait mieux à creuser quelques mètres de la profonde tranchée où les fils sont couchés ; mais aussi, ce n'est plus miracle et ce n'est plus spectacle ; il s'agit de lancer à la pelle cette terre sur laquelle la masse terrestre ne cesse de tirer. On saurait alors ce qu'est le travail et ce qu'il coûte. 
  
Je suppose que le bon physicien vaincra la physique ; mais je ne jetterai pas l'enfant dans ce combat inégal contre des apparences bien plus trompeuses que celles de la nature. Si j'étais roi d'enseignement, je gagnerais allégrement un bon nombre d'heures du temps scolaire, en barrant d'un trait de plume toute la physique expéri­mentale, et premièrement ce qu'ils osent nommer travaux pratiques, où l'on ne fait jamais que jouer avec le travail d'autrui. Ainsi j'aurais du temps de reste pour les précieuses sciences des liaisons, comme géométrie et mécanique ; car celles-là nous préparent à saisir, non pas les qualités occultes dont chaque chose semble chargée, mais les dépendances toujours extérieures qui sont l'objet du déplacement, seul travail réel. Après quelques années de cette virile discipline, on trouverait peut-être un étudiant qui déchirerait avec indignation le journal où l'on imprime que la propulsion par fusée se fera aussi bien dans le vide. O d'Alembert !
  
On remarquera que c'est exactement la même faute de ne pas se demander d'où vient le zinc de la pile, et combien d'heures de travail humain représente cette énergie dressée, et de ne pas se demander d'où vient l'argent quand on touche le miraculeux chèque. Un bohème, après avoir réfléchi à sa manière sur la puissance du chèque, de lui jusqu'alors inconnue, disait à son éditeur : "Puisqu'il vous suffit de signer pour avoir autant d'argent que vous en voulez, signez dix mille francs pour mon compte ; je vous assure que j'en ai grand besoin". Voilà comment raisonnent les enfants, qui ne croient jamais qu'on ne peut pas, et qui croient toujours qu'on ne veut pas. Oustric était à peu près de cette force, et assuré que la richesse s'obtenait par persuasion. Et remarquons que le pur bourgeois, qui a obtenu de l'argent par persuasion, en dirigeant, plaidant ou enseignant, obtient l'électricité aussi par persuasion. D'où il vient à s'étonner que l'on n'ait pas encore persuadé l'électricité de vouloir bien faire tous les travaux. "On n'aura plus qu'à tourner le commutateur". Belle physique! Non. Si vous tenez aux expériences, faites-les contre cette pesanteur qui ne nous lâche jamais, et avec laquelle on ne peut tricher. Montez des leviers, des treuils, des poulies, des moufles ; comparez l'effort et le produit ; alors vous éveillerez l'esprit juste ; et admirez le double sens de ce mot. 

Texte extrait des Propos d'économique (LXXI) ; propos du 14 janvier 1933.


Note  
Oustric est un homme d’affaire pris alors dans une affaire de faillite frauduleuse, etc., à laquelle étaient liés des ministres. 

Connaître pour vivre libre

Deux extraits tirés de l'Ethique sur la question du savoir. Tous deux caractérisent une ignorance native, quasi-naturelle de l'homme, ainsi que les différents modes de connaissance dont nous disposerions pour en sortir. 

 

« Je dis expressément que l'Ame n'a ni d'elle-même, ni de son propre corps, ni des corps extérieurs, une connaissance adéquate, mais seulement une connaissance confuse et mutilée, toutes les fois qu'elle suit l'ordre commun de la Nature ; c'est-à-dire toutes les fois qu'elle est déterminée du dehors, par la rencontre fortuite des choses, à considérer ceci ou cela, et non toutes les fois qu'elle est déterminée du dedans, à savoir, parce qu'elle considère à la fois plusieurs choses, à connaître les conformités qui sont entre elles, leurs différences et leurs oppositions ; toutes les fois en effet qu'elle est disposée du dedans de telle ou telle manière, alors elle considère les choses clairement et distinctement, comme je le montrerai plus bas ». 
 

Ethique, II, prop. 29, scolie. 

 

« Par tout ce qui a été dit ci-dessus, il apparaît clairement que nous avons nombre de perceptions et formons de notions générales tirant leur origine : 1°) Des objets singuliers qui nous sont représentés par les sens d'une manière tronquée, mutilée, confuse et sans ordre pour l'entendement (voir Coroll. De la prop. 29) ; pour cette raison j'ai accoutumé d'appeler de telles perceptions connaissances par expérience vague ; 2°) des signes, par exemple de ce que, entendant ou lisant certains mots, nous nous rappelons des choses et en formons des idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les choses (voir scolie de la prop. 18). J'appellerai par la suite l'un et l'autre mode de considérer connaissance du premier genre, opinion ou imagination ; 3°) enfin, de ce que nous avons des notions communes et des idées adéquates des propriétés des choses (...) j'appellerai ce mode Raison et Connaissance du deuxième genre. Outre ces deux genres de connaissance, il y en a encore un troisième, comme je le montrerai dans la suite, que nous appellerons science intuitive. Et ce genre de connaissance procède de l'idée adéquate de l'essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l'essence des choses. J'expliquerai tout cela par l'exemple d'une chose unique. On donne, par exemple, trois nombres pour en obtenir un quatrième qui soit au troisième comme le second est au premier. Des marchands n'hésiterons pas à multiplier le second par le troisième et à diviser le produit par le premier, parce qu'ils n'ont pas encore laissé tomber dans l'oubli ce qu'ils ont appris de leurs maître sans nulle démonstration, ou parce qu'ils ont expérimenté ce procédé souvent dans le cas de nombres très simples, ou par la force de la démonstration de la proposition 19, livre 7 d'Euclide, c'est-à-dire par la propriété commune des nombres proportionnels. Mais pour les nombres les plus simples aucun de ces moyens n'est nécessaire. Etant donnés, par exemple, les nombres 1, 2, 3, il n'est personne qui ne voit que le quatrième proportionnel est 6, et cela beaucoup plus clairement, parce que la relation même, que nous voyons d'un regard qu'a le premier avec le second, nous concluons le quatrième. » 


Ethique, II, 40, scolie.

Désir et Liberté

Une série de textes sur la question du désir et de la liberté. Deux conceptions s'opposent : d'une part une conception antique, qui fait de l'acceptation ou du refus des désirs l'objet d'un choix ; d'autre part la conception spinoziste, qui récuse la notion de choix et fait de la liberté l'affirmation d'une essence. 

Proposition 6 : Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être. (...)

Proposition 7 : l'effort par lequel chaque chose s'efforce de persévérer dans son être n'est rien en dehors de l'essence actuelle de cette chose. (...) 

Proposition 9, scolie :

Cet effort, quand il se rapporte à l'Ame seule, est appelé Volonté ; mais, quand il se rapporte à la fois à l'Ame et au Corps, est appelé Appétit ; l'appétit n'est par là rien d'autre que l'essence même de l'homme, de la nature de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation ; et l'homme est ainsi déterminé à le faire. De plus, il n'y a nulle différence entre l'Appétit et le Désir, sinon que le Désir se rapport généralement aux hommes en tant qu'ils ont conscience de leurs appétits, et peut, pour cette raison, se définir ainsi : le Désir est l'Appétit avec conscience de lui-même. Il est donc établi par tout cela que nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n'appétons ni ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons. 

Spinoza, Ethique, IIIe partie, trad. Appuhn


« Cette chose est dite libre qui existe par la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir ; cette chose est dite nécessaire ou plutôt contrainte qui est déterminée par une autre à exister et à produire quelque effet dans une condition certaine et déterminée. » 

Spinoza, Ethique, Ière partie, définition 7, trad. Appuhn


« L'expérience l'a montré surabondamment, rien n'est moins au pouvoir des hommes que de tenir leur langue, et il n'est rien qu'ils puissent moins faire que de gouverner leurs appétits ; et c'est pourquoi la plupart croient que notre liberté d'action existe seulement à l'égard des choses où nous tendons légèrement, parce que l'appétit peut en être aisément contraint par le souvenir de quelque autre chose fréquemment rappelée ; tandis que nous ne sommes pas du tout libres quand il s'agit de choses auxquelles nous tendons avec une affection vive que le souvenir d'une autre chose ne peut apaiser. S'ils ne savaient d'expérience cependant que maintes fois nous regrettons des actions et que souvent, quand nous sommes dominés par des affections contraires, nous voyons le meilleur et faisons le pire, rien ne les emècherait de croire que toutes nos actions sont libres. C'est ainsi qu'un petit enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon en colère vouloir la vengeance, un peureux la fuite. Un homme en état d'ébriété aussi croit dire par un libre décret de l'Ame ce que, sorti de cet état, il voudrait avoir tu ; de même le délirant, la bavarde, l'enfant et un très grand nombre d'individus de même farine croient parler par un libre décret de l'Ame, alors cependant qu'ils ne peuvent contenir l'impulsion qu'ils ont à parler ; l'expérience donc fait voir aussi clairement que la Raison que les hommes se croient libres pour cette seule cause qu'ils sont conscients de leur action et ignorants des causes par où ils sont déterminés. » 


Spinoza, Ethique, IIème partie, Proposition 2, scolie