Morale

Dire "je"


§ 1 Que l’homme puisse posséder le Je dans sa représentation, voilà qui l’élève infiniment au-dessus de tous les êtres vivants sur la terre. Par là il est une personne et, grâce à l’unité de la conscience, une seule et même personne, quels que soient les changements qui peuvent lui arriver : il est un être entièrement différent, par le rang et par la dignité, des choses dont on peut disposer à sa guise, parmi lesquelles il y a les animaux sans raison ; et cela même lorsqu’il ne peut pas encore dire je, car il l’a dans sa pensée : ainsi toutes les langues, quand elles parlent à la première personne, doivent penser le je quoiqu’elles n’expriment pas par un mot particulier ce caractère d’être un je(1). Car cette faculté (à savoir la faculté de penser) est l’entendement.

Mais il est remarquable que l’enfant qui sait déjà assez bien parler ne commence pourtant qu’assez tard (peut-être bien un an plus tard) à dire je, alors qu’il a longtemps parlé de lui à la troisième personne (Charles veut manger, se lever, etc.) et qu’une lumière semble pour ainsi dire l’avoir éclairé, lorsqu’il a commencé à dire je ; à compter de ce jour, il ne reviendra jamais à son ancienne façon de parler. – Il n’avait auparavant que le sentiment de lui-même, il en a maintenant la pensée. – L’explication de ce phénomène présente pour l’anthropologue une assez grande difficulté.

 

KANT, Anthropologie au point de vue pragmatique

(1) Ichheit = « égoïté » ; ich, c’est je mais en allemand ce terme peut être substantivé alors qu’en français on dit non pas le je mais le moi et Ich-heit donnerait "je-ité" - barbarisme absurde.       

iL n'y a de Bien et de Mal que pour des hommes

Dans cette série d'extraits, Spinoza nous montre que les notions de Bien et de Mal ne prennent sens que pour la communauté humaine - au sein de laquelle elles prennent toutefois une valeur absolue. Spinoza prend soin, dans le dernier extrait, de distinguer la loi - comme règle imposée de l'extérieur - de l'éthique - comme reconnaissance raisonnée du bien. 

 

« Pour les autres notions aussi, elles ne sont rien, si ce n'est des modes d'imaginer par lesquels l'imagination est diversement affectée, et cependant les ignorants les considèrent comme les attributs principaux des choses ; parce que, comme nous l'avons dit déjà, ils croient que toutes choses ont été faites en vue d'eux-mêmes et disent que la nature d'une chose est bonne ou mauvaise, saine ou pourrie et corrompue, suivant qu'ils sont affectés par elles. » 
Spinoza, Ethique, trad. Appuhn (revue), GF-Flammarion, 1ère partie, appendice

« Car si, par exemple, deux individus entièrement de même nature se joignent l'un à l'autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun séparément. Rien donc de plus utile à l'homme que l'homme ; les hommes, dis-je, ne peuvent rien souhaiter qui vaille mieux pour la conservation de leur être, que de s'accorder tous en toutes choses de façon que les Ames et les Corps de tous composent en quelque sorte une seule Ame et un seul Corps, de s'efforcer tous ensemble à conserver leur être et de chercher tous ensemble l'utilité commune à tous » .


Spinoza, Ethique, trad. Appuhn (revue), GF-Flammarion, 4e partie, prop.18, scolie


« J'appelle Moralité le Désir de faire le bien qui tire son origine de ce que nous vivons sous la conduite de la Raison. Quant au Désir qui tient un homme vivant sous la conduite de la Raison, de s'attacher les autres par le lien de l'amitié, je l'appelle Honnêteté ; honnête, ce que louent les hommes vivant sous la conduite de la Raison, vilain au contraire, ce qui s'oppose à l'établissement de l'amitié. Par là j'ai aussi montré quels sont les fondements de la cité. » 


Spinoza, Ethique, trad. Appuhn (revue), GF-Flammarion, 4e partie, prop.37, scolie 1. 



« Sur le premier point, je réponds que l'Ecriture use constamment d'un langage tout anthropomorphique, convenant au vulgaire auquel elle est destinée ; ce vulgaire est incapable de percevoir les vérités un peu haute. C'est pourquoi, j'en suis persuadé, toutes les règles de vie, dont Dieu a révélé aux Prophètes que l'observation était nécessaire au salut, ont pris la forme de lois, et, pour la même raison, les Prophète ont forgé des paraboles. En premier lieu, en effet, ils ont présenté comme exprimant la volonté d'un Roi et d'un Législateur, les moyens de salut et de perdition révélés par Dieu et dont il était cause ; ils ont appelé loi ces moyens de salut qui ne sont rien que des causes, et les ont transformés en lois ; ils ont donné le caractère de récompense et de châtiment au salut et à la perdition qui ne sont autre chose que les effets découlant nécessairement de ces mêmes causes. Ils ont accomodé leur langage à cette histoire ou parabole plutôt qu'à la vérité et, en beaucoup d'occasions, prêté à Dieu les passions de l'homme, tantôt la colère, tantôt la misericorde, parfois le désir de ce qui n'est pas encore, parfois la jalousie et le soupçon ; ils ont même cru que Dieu pouvait être induit en erreur par le Diable. Les philosophes, en conséquence, et tous ceux qui sont au dessus de la loi, c'est-à-dire pratiquent la vertu par amour pour elle parce qu'elle est ce qu'il y a de meilleur et non parce que la loi l'ordonne, ne doivent pas être choqués par ce langage. » 


Spinoza, Lettre 19, à Guillaume de Blyenbergh, 3 janvier 1665.

Le sentiment, principe de tout jugement éthique

« Proposition 7 

La connaissance du bon et du mauvais n'est rien d'autre que l'affect de la joie ou de la tristesse, en tant que nous en avons consience. 

Démonstration 

Nous appelons bon ou mauvais ce qui est utile ou nuisible à la conservation de notre être (Def. 1 et 2), c'est-à-dire (prop.7, partie III) ce qui accroît ou diminue, seconde ou réduit notre puissance d'agir. En tant donc (Déf. De la joie et de la tristesse, Scolie de la prop.2, partie III) que nous percevons qu'une chose nous affecte de joie ou de tristesse, nous l'appelons bonne ou mauvaise ; et ainsi la connaissance du bon et du mauvais n'est rien d'autre que l'idée de la joie ou de la tristesse, qui suit nécessairement (prop.22, partie II) de l'affect même de la joie ou de la tristesse. Mais cette idée est unie à l'affect de la même manière que l'Ame est unie au corps (prop.21, partie II) ; c'est-à-dire (comme nous l'avons montré dans le scolie de la même proposition) cette idée ne se distingue, en réalité, de l'affect lui-même, ou (Définition générale des affects) de l'idée de l'affection du corps, que par la conception que nous en avons ; donc cette connaissance du bon et du mauvais n'est rien d'autre que l'affect même, en tant que nous en avons conscience. » 

Spinoza, Ethique, trad. Appuhn (revue), GF-Flammarion, IVe partie, proposition 8