Aveuglement

Une superstition de la science?

La science a vocation à éclairer l'esprit. Il y a donc un paradoxe à juger que son développement actuel peut avoir pour conséquence d'obscurcir les notions les plus claires, et peut-être de substituer aux superstitions religieuses de nouvelles superstitions, non moins dangereuses. C'est du moins là l'objet de ces extraits de Simone Weil.

 

De la science actuelle on ne peut rien vulgariser, si ce n'est les résultats, obligeant ainsi ceux que l'on a l'illusion d'instruire à croire sans savoir. Quant aux méthodes, qui constituent l'âme même de la science, elles sont par leur essence même impénétrables aux profanes, et par suite aussi aux savants eux-mêmes, dont la spécialisation fait toujours des profanes en dehors du domaine très restreint qui leur est propre. Ainsi, comme le travailleur, dans la production moderne, doit se subordonner aux conditions matérielles du travail, de même la pensée, dans l'investigation scientifique, doit de nos jours se subordonner aux résultats acquis de la science ; et la science, qui devait faire clairement comprendre toutes choses et dissiper tous les mystères, est devenue elle-même le mystère par excellence, au point que l'obscurité, voire même l'absurdité, apparaissent aujourd'hui, dans une théorie scientifique, comme un signe de profondeur. La science est devenue la forme la plus moderne de la conscience de l'homme qui ne s'est pas encore retrouvé ou s'est de nouveau perdu, selon la belle formule de Marx concernant la religion. Et sans doute la science actuelle est-elle bien propre à servir de théologie à notre société de plus en plus bureaucratique, s'il est vrai, comme l'écrivait Marx dans sa jeunesse, que « l'âme universelle de la bureaucratie est le secret, le mystère, à l'intérieur d'elle-même par la hiérarchie, vis-à-vis de l'extérieur par son caractère de corps fermé ». Plus généralement tout privilège, et par suite toute oppression, a pour condition l'existence d'un savoir essentiellement impénétrable aux masses travailleuses qui se trouvent ainsi obligées de croire comme elles sont contraintes d'obéir. La religion, de nos jours, ne suffit pas à remplir ce rôle, et la science lui a succédé. Aussi la belle formule de Marx concernant la critique de la religion comme condition de toute critique doit-elle être étendue aussi à la science moderne… 
 

Critique sociale, novembre 1933 ; in Oppression et liberté, Gallimard, 1955, p. 52.
 

Certaines circonstances, qui correspondent à des étapes sans doute inévitables du développement humain, font surgir des forces qui s'interposent entre l'homme du commun et ses propres conditions d'existence, entre l'effort et le fruit de l'effort, et qui sont, par leur essence même, le monopole de quelques-uns, du fait qu'elles ne peuvent être réparties entre tous ; dès lors ces privilégiés, bien qu'ils dépendent, pour vivre, du travail d'autrui, disposent du sort de ceux même dont ils dépendent, et l'égalité périt. C'est ce qui se produit tout d'abord lorsque les rites religieux par lesquels l'homme croit se concilier la nature, devenus trop nombreux et trop compliqués pour être connus de tous, deviennent le secret et par suite le monopole de quelques prêtres ; le prêtre dispose alors, bien que ce soit seulement par une fiction, de toutes les puissances de la nature, et c'est en leur nom qu'il commande. Rien d'essentiel n'est changé lorsque ce monopole est constitué non plus par des rites, mais par des procédés scientifiques, et que ceux qui le détiennent s'appellent, au lieu de prêtres, savants et techniciens. 


Ibid. p 89

« Instruire la démocratie…nous ignorons encore les biens qu’elle peut donner »

 

« Instruire la démocratie, ranimer s’il se peut ses croyances, purifier ses mœurs, régler ses mouvements, substituer peu à peu la science des affaires à son inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à ses aveugles instincts ; adapter son gouvernement aux temps et aux lieux ; le modifier suivant les circonstances et les hommes. Tel est le premier des devoirs imposé de nos jours à ceux qui dirigent la société. 

Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau. 
Mais c’est à quoi nous ne songeons guère : placés au milieu d’un fleuve rapide, nous fixons obstinément les yeux vers quelques débris qu’on aperçoit encore sur le rivage, tandis que le courant nous entraîne et nous pousse à reculons vers des abîmes. 

Il n’y a pas de peuples de l’Europe chez lesquels la grande révolution sociale que le viens de décrire ait fait de plus rapides progrès que parmi nous ; mais elle y a toujours marché au hasard. 
Jamais les chefs de l’État n’ont pensé à rien préparer d’avance pour elle ; elle s’est faite malgré eux ou à leur insu. Les classes les plus puissantes, les plus intelligentes et les plus morales de la nation n’ont point cherché à s’emparer d’elle, afin de la diriger. La démocratie a donc été abandonnée à ses instincts sauvages ; elle a grandi comme ces enfants, privés des soins paternels, qui s’élèvent d’eux-mêmes dans les rues de nos villes, et qui ne connaissent de la société que ses vices et ses misères. On semblait encore ignorer son existence, quand elle s’est emparée à l’improviste du pouvoir. Chacun alors s’est soumis avec servilité à ses moindres désirs ; on l’a adorée comme l’image de la force ; quand ensuite elle se fut affaiblie par ses propres excès, les législateurs conçurent le projet imprudent de la détruire au lieu de chercher à l’instruire et à la corriger, et sans vouloir lui apprendre à gouverner, ils ne songèrent qu’à la repousser du gouvernement. 

Il en est résulté que la révolution démocratique s’est opérée dans le matériel de la société, sans qu’il se fît, dans les lois, les idées, les habitudes et les mœurs, le changement qui eût été nécessaire Pour rendre cette révolution utile. Ainsi nous avons la démocratie, moins ce qui doit atténuer ses vices et faire ressortir ses avantages naturels ; et voyant déjà les maux qu’elle entraîne, nous ignorons encore les biens qu’elle peut donner. »

De la Démocratie en Amériques, introduction

La colère de Platon


Plutarque nous fait ici le récit d'une célèbre colère de Platon, qui fut également l'occasion de rappeler que croire n'est pas savoir, et que la réussite technique, pour être utile, n'en est pas pour autant digne du nom de science.


C’est la deuxième guerre punique ; l’armée romaine vient faire le siège de Syracuse avec toutes ses machines de guerre. Ce siège durera de 215 à 212 avant J.C. 

XVIII. Mais Archimède ne tenait pas grand compte de toutes ces machines, qui, en effet, n'étaient rien auprès des siennes : non qu'il les donnât pour des inventions d'un grand prix; il ne les re-gardait lui-même que comme de simples jeux de géométrie, qu'il n'avait faits que dans des moments de loisir, et la plupart sur les instances du roi Hiéron, qui ne cessait de l'engager à tourner son art, des choses purement intellectuelles, vers les objets sensibles, et de rendre ses raisonnements en quelque sorte accessibles aux sens et palpables au commun des hommes, en les appliquant par l'expérience à des choses d'usage. Cette mécanique si recherchée, si vantée, eut pour premiers inventeurs Eudoxe et Archytas, qui voulurent par là embellir et égayer pour ainsi dire la géométrie, en appuyant, par des exemples sensibles et sur des preuves mécaniques, certains problèmes dont la démonstration ne pou-vait être fondée sur le raisonnement et sur l'évidence. Tel est le problème des deux moyennes propor-tionnelles, qu'on ne peut trouver par des démonstrations géométriques, et qui sont néanmoins une base nécessaire pour la solution de plusieurs autres problèmes. Ces deux géomètres le résolurent par des procédés mécaniques, au moyen de certains instruments appelés mésolabes, tirés des lignes courbes et des sections coniques. Mais quand Platon leur eut reproché avec indignation qu'ils corrompaient la géométrie; qu'ils lui faisaient perdre toute sa dignité, en la forçant comme un esclave de descendre, des choses immatérielles et purement intelligibles, aux objets corporels et sen- 175 sibles; d'employer une vile matière qui exige le travail des mains, et sert à des métiers serviles : dès lors la mécanique, dégradée, fut séparée de la géométrie; et, longtemps méprisée par la philosophie, elle devint un des arts militaires. 
XIX. Archimède avança un jour au roi Hiéron, dont il était le parent et l'ami, qu'avec une force donnée, on pouvait remuer un fardeau, de quelque poids qu'il fût. Plein de confiance en la force de sa démonstration, il se vanta que, s'il avait une autre terre, il remuerait à son gré celle-ci, en passant dans l'autre. Le roi, étonné de cette assertion, le pria de réduire en pratique son problè-me, et de lui faire voir une grande masse remuée par une petite force. Archimède ayant fait tirer à terre, avec un grand travail, et à force de bras, une des galères du roi, ordonna qu'on y mît la char-ge ordinaire, avec autant d'hommes qu'elle en pourrait contenir; ensuite, s'étant assis à quelque dis-tance, sans employer d'effort, en tirant doucement de la main le bout d'une machine à plusieurs poulies, il ramène à lui la galère, qui glissait aussi légèrement et avec aussi peu d'obstacle que si elle avait fendu les flots. Le roi, émerveillé d'un tel pouvoir de l'art, engagea Archimède à lui faire toutes sortes de machines et de batteries de siège, soit pour l'attaque, soit pour la défense des pla-ces. Mais il n'en fit point d'usage, car il passa presque tout son règne sans faire la guerre, et vécut dans une profonde paix. Tous ces préparatifs servirent alors aux Syracusains, à qui ils furent d'un grand secours, et qui, outre les machines, eurent l'artiste qui les avait faites. 

PLUTARQUE, Vie de Marcellus (Trad. D. RICARD, 1830) 


…Platon blâmait Eudoxe, Archytas et Ménechme, qui cherchaient à opérer la duplication du cube à l’aide d’opérations et d’instruments mécaniques, comme s’il n’était pas possible au moyen de démonstrations purement mathématiques, de trouver deux moyennes proportionnelles. Il disait que c’est perdre et dénaturer ce qu’il y a d’excellent dans la géométrie, que la ramener aux objets sensibles au lieu de l’élever dans une région supérieure, au lieu de lu faire embrasser ces éternelles et incorporelles images dont la contemplation desquelles se plaît Dieu, restant par là toujours Dieu.

PLUTARQUE, Les propos de table, VIII, II Trad. V. Bétolaud 1871