Raison

Sur l'instruction du peuple et son impossibilité dans le monde moderne

Cet extrait de l’Enracinement va au coeur de la question de l’instruction populaire. Simone weil y rejette à la fois sa corruption en attribut social, par lequel on lie la culture aux rêves des parvenus (“non, on ne va pas à ‘école pour grimper l’ascenseur social!”) et constate les méfaits d’une vulgarisation qui détruit jusque dans les esprits des professeurs le sens des grands acquis rationels légués par la tradition philosophique et scientifique.

“Car le second facteur de déracinement est l’instruction telle qu'elle est conçue aujourd'hui. La Renaissance a partout provoqué une coupure entre les gens cultivés et la masse ; mais en séparant la culture de la tradition nationale, elle la plongeait du moins dans la tradition grecque. Depuis, les liens avec les traditions nationales n'ont pas été renoués, mais la Grèce a été oubliée. Il en est résulté une culture qui s'est développée dans un milieu très restreint, séparé du monde, dans une atmosphère confinée, une culture considérablement orientée vers la technique et influencée par elle, très teintée de pragmatisme, extrêmement fragmentée par la spécialisation, tout à fait dénuée à la fois de contact avec cet univers-ci et d'ouverture vers l'autre monde.

De nos jours, un homme peut appartenir aux milieux dits cultivés, d'une part sans avoir aucune conception concernant la destinée humaine, d'autre part sans savoir, par exemple, que toutes les constellations ne sont pas visibles en toutes saisons. On croit couramment qu’un petit paysan d'aujourd'hui, élève de l'école primaire, en sait plus que Pythagore, parce qu'il répète docilement que la terre tourne autour du soleil. Mais en fait il ne regarde plus les étoiles. Ce soleil dont on lui parle en classe n'a pour lui aucun rapport avec celui qu'il voit. On l'arrache à l'univers qui l'entoure, comme on arrache les petits Polynésiens à leur passé en les forçant à répéter : « Nos ancêtres les Gaulois avaient les cheveux blonds. »

Ce qu'on appelle aujourd'hui instruire les masses, c'est prendre cette culture moderne, élaborée dans un milieu tellement fermé, tellement taré, tellement indifférent à la vérité, en ôter tout ce qu'elle peut encore contenir d'or pur, opération qu'on nomme vulgarisation, et enfourner le résidu tel quel dans la mémoire des malheureux qui désirent apprendre, comme on donne la becquée à des oiseaux.

D'ailleurs le désir d'apprendre pour apprendre, le désir de vérité est devenu très rare. Le prestige de la culture est devenu presque exclusivement social, aussi bien chez le paysan qui rêve d'avoir un fils instituteur ou l'instituteur qui rêve d'avoir un fils normalien, que chez les gens du monde qui flagornent les savants et les écrivains réputés.

Les examens exercent sur la jeunesse des écoles le même pouvoir d'obsession que les sous sur les ouvriers qui travaillent aux pièces. Un système social est profondément malade quand un paysan travaille la terre avec la pensée que, s'il est paysan, c'est parce qu'il n'était pas assez intelligent pour devenir instituteur.

(…)

Car elle est actuellement une chose de spécialistes, du haut en bas, seulement dégradée à mesure qu'on va vers le bas. De même qu'on traite les ouvriers comme s'il s'agissait de lycéens un peu idiots, on traite les lycéens comme si c'étaient des étudiants considérablement fatigués, et les étudiants comme des professeurs qui auraient souffert d'amnésie et auraient besoin d'être rééduqués. La culture est un instrument manié par des professeurs pour fabriquer des professeurs qui à leur tour fabriqueront des professeurs.

Parmi toutes les formes actuelles de la maladie du déracinement, le déracinement de la culture n'est pas le moins alarmant. La première conséquence de cette maladie est généralement, dans tous les domaines, que les relations étant coupées chaque chose est regardée comme un but en soi. Le déracinement engendre l'idolâtrie.

Pour prendre un seul exemple de la déformation de notre culture, le souci, absolument légitime, de conserver aux raisonnements géométriques leur caractère de nécessité, fait qu'on présente la géométrie aux lycéens comme une chose absolument sans relation avec le monde. Ils ne peuvent guère s'y intéresser que comme à un jeu, ou bien pour avoir de bonnes notes. Comment y verraient-ils de la vérité ?

La plupart ignoreront toujours que presque toutes nos actions, simples ou savamment combinées, sont des applications de notions géométriques, que l'univers où nous vivons est un tissu de relations géométriques, et que la nécessité géométrique est celle même à laquelle nous sommes soumis en fait, comme créatures enfermées dans l'espace et le temps. On présente la nécessité géométrique de telle manière qu'elle paraît arbitraire. Quoi de plus absurde qu'une nécessité arbitraire ? Par définition, une nécessité s'impose.”

Simone Weil, L’enracinement, 1943

Sur le principe de contradiction

Cet extrait des Fragments posthumes de Nietzsche met en cause le principe de contradiction. La pensée reconnaît-elle le réel quand elle dit qu’une chose ne peut être A et non A en même temps, ou bien ne fait-elle que céder à la facilité et aux limites de sa nature? C’est l’objet de cette page. Jean Michel Muglioni en conduit un commentaire dans un de ses problèmes de philosophie.

Affirmer et nier une même chose, nous n'y saurions parvenir : c'est là un principe subjectif, dans quoi ne s'exprime aucune « nécessité », mais rien qu'une incapacité.

Si, selon Aristote, le principe de contradiction est le plus certain de tous les principes, s'il est le dernier et le plus foncier auquel se ramènent toutes les démonstrations, et qu'en lui réside le principe de tous les autres axiomes : alors on devrait examiner avec d'autant plus de rigueur tout ce qu'il présuppose au fond d'affirmations préalables. Ou bien l'on affirme par lui quelque chose concernant le réel, l'étant, comme si d'ores et déjà l'on en avait une notion acquise par ailleurs : c'est-à-dire que des prédicats contradictoires ne sauraient être attribués à l'étant. Ou bien ce principe signifie que l'on ne doit pas attribuer semblables prédicats à l'étant ? Et dans ce cas, la logique serait un impératif, non pour la connaissance du vrai, mais pour poser et accommoder un monde censé s'appeler pour nous le monde vrai.

Bref, la question reste ouverte : les axiomes logiques sont-ils adéquats au réel, ou bien sont-ils des critères et des moyens propres à nous créer préalablement du réel - le concept de « réalité » ?... Pour pouvoir affirmer le premier point, il faudrait d'ores et déjà connaître l'étant, comme on l'a dit ; ce qui n'est point le cas. Ainsi ce principe contient non pas critère de vérité, mais un impératif quant à ce qui DOIT valoir pour vrai.

Admis qu'il n'existât point semblable A identique à soi-même, tel que le présuppose toute proposition de la logique (comme aussi des Mathématiques) le A serait déjà une apparence, la logique n'aurait ainsi pour présupposition qu'un seul monde purement apparent. En fait, nous croyons à cette proposition sous l'impression de l'expérience infinie, qui semble la confirmer continuellement. La « chose » - voilà le substrat proprement dit de A : notre croyance aux choses est la présupposition de notre croyance à la logique. Le A de la logique, de même que l'atome est une construction après coup de la « chose »... Tandis que nous ne comprenons point ceci et que nous faisons de la logique un critère de l'être vrai, nous sommes déjà en train de poser toutes ces hypothèses, substance, prédicat, objet, sujet, action, etc., en tant que réalités : c'est-à-dire de concevoir un monde métaphysique, c'est-à-dire un « monde vrai » (- or celui-ci est encore une fois le monde apparent...)

Les actes de penser les plus originels, l'affirmation et la négation, tenir-pour-vrai et ne-pas-tenir-pour-vrai, pour autant qu'ils présupposent non seulement une habitude mais un droit de tenir pour vrai ou pour non vrai d'une manière générale, sont d'avance dominés par une croyance, à savoir que pour nous il existe une connaissance, que l'acte de juger PUISSE réellement toucher la vérité : - bref, la logique ne doute pas de pouvoir énoncer quelque chose de vrai-en-soi (notamment que des prédicats non contradictoires puissent lui être attribués)

Ici règne le grossier préjugé sensualiste selon lequel les sensations nous enseignent des vérités sur les choses, - je ne puis à la fois dire d'une seule et même chose qu'elle est dure et qu'elle est molle (la preuve instinctive « je ne puis avoir simultanément deux sensations contradictoires » - absolument grossière et fausse). L'interdit conceptuel de contradiction procède de la croyance que nous pouvons former des concepts, qu'un concept non seulement définit le vrai d'une chose, mais le saisit... En fait, la logique (telle la géométrie et l'arithmétique) n'est valable que pour comprendre le monde réel selon un schème de l'être posé par nous-mêmes, pour nous le rendre plus exact, formulable, calculable...

Fragments posthumes vol. XIII 9 [97], 67 Gallimard

"Les miracles sont toujours contés. Cela ne fait pas qu'on y croit moins, tout au contraire..."

Les miracles sont toujours contés. Cela ne fait pas qu’on y croie moins ; tout au contraire. Il nous semble que l’esprit humain a des règles pour décider du possible et de l’impossible ; et cela est vrai en un sens. L’homme qui perçoit ne cesse pas de surmonter des apparences et de chercher la chose. Ce genre d’attention, que l’on voit dans le chasseur, dans le marin, dans le guetteur, c’est l’incrédulité même. Ici la raison s’exerce, parce qu’elle a un objet. Mais si l’homme fuit devant l’apparence ou s’il frappe la terre de son front, ou s’il se couvre la tête de sa tunique ou de son drap de lit, la règle du possible et de l’impossible est comme perdue. Il se fait à lui-même des contes, et se croit lui-même ; il contera aux autres cet événement qu’il n’a point vu, et les autres le croiront ou non, selon la confiance, selon l’amitié, selon le désir, selon les passions ; non point selon l’expérience. 
  
L’idée de l’expérience ne remplace nullement l’expérience. Je pense à un cheval volant ; cette expérience, qui est seulement supposée, n’a point de consistance. Je ne saurais dire comment les ailes tiennent au squelette ; je ne vois point la place, ni le volume des muscles puissants qui mettraient ces ailes en mouvement. Je ne constate rien. Cela est familier. Mais on ne pense point assez que, si je veux imaginer un cheval galopant, je n’approche pas davantage de ce que l’on appelle percevoir ou constater. Le choc des sabots, la violence faite au sol, le jeu corrélatif des muscles, les cailloux lancés, tout manque ; ce n’est qu’un discours que je me tiens à moi-même. La raison ne s’exerce nullement sur un discours comme sur une chose. Ce sont mes préjugés qui décident alors, et non point mes idées. En vain j’essaie, sur de tels exemples, de croire comme il faut et de douter comme il faut. Peut-on sculpter sans une pierre ? Non, parce que tout manque ; parce que l’outil ne trouve point résistance. De même l’homme ne peut penser sans la chose. Ce fut en hiver, et en pays neigeux, que Descartes se mit à penser à la neige ; en été, et sous le soleil chaud, il aurait pensé de la neige n’importe quoi. 
  
On dit bien que, si je voyais un cheval volant, je devrais raisonnablement accorder mes idées à ce spectacle nouveau. Et très certainement je le ferais. C’est ce que fait le médecin pour tout malade, car rien au monde jamais ne recommence. Je vois un homme ; si je le perçois d’après une idée toute faite, je le prendrai pour un autre ; mais la moindre attention y remédie. Me voilà à penser en percevant ; en un sens d’après mes idées ; mais aussi je les plie et je les conforme à la chose. La vraie géométrie nous enseigne là-dessus ; car ses formes rigides ne sont que préparation à saisir toute forme, et toute courbe par des droites. Si le gibier rompt le filet, c’est le chasseur qui a tort. 
  
Maintenant vous me demandez de plier mes idées à un récit. Comment ferais-je ? Je n’en puis même pas former une idée, je ne puis que croire tout à fait ou douter tout à fait. C’est folie de croire qu’une pensée vraie puisse se continuer seulement une minute, et par pure dialectique, dès qu’elle perd le contact de l’expérience réelle. La raison est virile devant l’objet, puérile devant le récit. Cette idée-là est la plus importante que l’on puisse trouver à lire Kant, mais la plus cachée aussi. Je ne la trouve point assez marquée, ni même bien saisie en ces savants mémoires où l’on a célébré ces temps-ci le centenaire du penseur de Kœnigsberg. 

Alain, Propos du 14 mai 1924.