Gouvernement

« Du Principe de la souveraineté du peuple en Amérique »

Le texte suivant constitue l'ensemble chapitre IV du tome I de la Démocratie en Amérique de Tocqueville (GF p. 117-120)

Lorsqu’on veut parler des lois politiques des États-Unis, c’est toujours par le dogme de la souveraineté du peuple qu’il faut commencer. 

Le principe de la souveraineté du peuple, qui se trouve toujours plus ou moins au fond de presque toutes les institutions humaines, y demeure d’ordinaire comme enseveli. On lui obéit sans le reconnaître, ou si parfois il arrive de le produire un moment au grand jour, on se hâte bientôt de le replonger dans les ténèbres du sanctuaire. 

La volonté nationale est un des mots dont les intrigants de tous les temps et les despotes de tous les âges ont le plus largement abusé. Les uns en ont vu l’expression dans les suffrages achetés de quelques agents du pouvoir, d’autres dans les votes d’une minorité intéressée ou craintive ; il y en a même qui l’ont découverte toute formulée dans le silence des peuples, et qui ont pensé que du fait de l’obéissance naissait pour eux le droit du commandement. 

En Amérique, le principe de la souveraineté du peuple n’est point caché ou stérile comme chez certaines nations ; il est reconnu par les mœurs, proclamé par les lois ; il s’étend avec liberté et atteint sans obstacles ses dernières conséquences. S’il est un seul pays au monde où l’on puisse espérer apprécier à sa juste valeur le dogme de la souveraineté du peuple, l’étudier dans son application aux affaires de la société et juger ses avantages et ses dangers, ce pays-là est assurément l’Amérique. 


J’ai dit précédemment que, dès l’origine, le principe de la souveraineté du peuple avait été le principe générateur de la plupart des colonies anglaises d’Amérique. Il s’en fallut de beaucoup cependant qu’il dominât alors le gouvernement de la société comme il le fait de nos jours. Deux obstacles, l’un extérieur, l’autre intérieur, retardaient sa marche envahissante. 

Il ne pouvait se faire jour ostensiblement au sein des lois, puisque les colonies étaient encore contraintes d’obéir à la métropole ; il était donc réduit à se cacher dans les assemblées provinciales et surtout dans la commune. Là il s’étendait en secret. 

La société américaine d’alors n’était point encore préparée à l’adopter dans toutes ses conséquences. Les lumières dans la Nouvelle-Angleterre, les richesses au sud de l’Hudson, exercèrent longtemps, comme je l’ai fait voir dans le chapitre qui précède, une sorte d’influence aristocratique qui tendait à resserrer en peu de mains l’exercice des pouvoirs sociaux. Il s’en fallait encore beaucoup que tous les fonctionnaires publics fussent électifs et tous les citoyens électeurs. Le droit électoral était partout renfermé dans de certaines limites, et subordonné à l’existence d’un cens. Ce cens était très faible au Nord, plus considérable au Sud. 

La révolution d’Amérique éclata. Le dogme de la souveraineté du peuple sortit de la commune et s’empara du gouvernement ; toutes les classes se compromirent pour sa cause ; on combattit et on triompha en son nom ; il devint la loi des lois. 

Un changement presque aussi rapide s’effectua dans l’intérieur de la société. La loi des successions acheva de briser les influences locales. 

Au moment où cet effet des lois et de la révolution commença à se révéler à tous les yeux la victoire avait déjà irrévocablement prononcé en faveur de la démocratie. Le pouvoir était, par le fait, entre ses mains. Il n’était même plus permis de lutter contre elle. Les hautes classes se soumirent donc sans murmure et sans combat à un mal désormais inévitable. Il leur arriva ce qui arrive d’ordinaire aux puissances qui tombent : l’égoïsme individuel s’empara de leurs membres ; comme on ne pouvait plus arracher la force des mains du peuple, et qu’on ne détestait point assez la multitude pour prendre plaisir à la braver, on ne songea plus qu’à gagner sa bienveillance à tout prix. Les lois les plus démocratiques furent donc votées à l’envi par les hommes dont elles froissaient le plus les intérêts. De cette manière, les hautes classes n’excitèrent point contre elles les passions populaires ; mais elles hâtèrent elles-mêmes le triomphe de l’ordre nouveau. Ainsi, chose singulière ! On vit l’élan démocratique d’autant plus irrésistible dans les États où l’aristocratie avait le plus de racines. 


L’État du Maryland, qui avait été fondé par de grands seigneurs, proclama le premier le vote universel et introduisit dans l’ensemble de son gouvernement les formes les plus démocratiques. 
Lorsqu’un peuple commence à toucher au cens électoral, on peut prévoir qu’il arrivera, dans un délai plus ou moins long, à le faire disparaître complètement. C’est là l’une des règles les plus invariables qui régissent les sociétés. À mesure qu’on recule la limite des droits électoraux, on sent le besoin de la reculer davantage ; car, après chaque concession nouvelle, les forces de la démocratie augmentent et ses exigences croissent avec son nouveau pouvoir. L’ambition de ceux qu’on laisse au-dessous du cens s’irrite en proportion du grand nombre de ceux qui se trouvent au-dessus. L’exception devient enfin la règle ; les concessions se succèdent sans relâche, et l’on ne s’arrête plus que quand on est arrivé au suffrage universel. 

De nos jours le principe de la souveraineté du peuple a pris aux États-Unis tous les développements pratiques que l’imagination puisse concevoir. Il s’est dégagé de toutes les fictions dont on a pris soin de l’environner ailleurs ; on le voit se revêtir successivement de toutes les formes, suivant la nécessité des cas. Tantôt le peuple en corps fait les lois comme à Athènes ; tantôt des députés, que le vote universel a créés, le représentent et agissent en son nom sous sa surveillance presque immédiate. 


Il y a des pays où un pouvoir, en quelque sorte extérieur au corps social, agit sur lui et le force de marcher dans une certaine voie. Il y en a d’autres où la force est divisée, étant tout à la fois placée dans la société et hors d’elle. Rien de semblable ne se voit aux États-Unis ; la société y agit par elle-même et sur elle-même. Il n’existe de puissance que dans son sein ; on ne rencontre même presque personne qui ose concevoir et surtout exprimer l’idée d’en chercher ailleurs. Le peuple participe à la composition des lois par le choix des législateurs, à leur application par l’élection des agents du pouvoir exécutif ; on peut dire qu’il gouverne lui-même, tant la part laissée à l’administration est faible et restreinte, tant celle-ci se ressent de son origine populaire et obéit à la puissance dont elle émane. Le peuple règne sur le monde politique américain comme Dieu sur l’univers. Il est la cause et la fin de toutes choses ; tout en sort et tout s’y absorbe.

Pourquoi nul ne veut du gouvernement des philosophes, République VI [487a-489b]


Cet extrait permet de mesurer ce qui se joue réellement dans la célèbre affirmation socratique de la nécessité du gouvernement des philosophes. Il nous ouvre en cela à une réflexion profonde sur la place de la pensée dans la vie sociale et politique comme de la nécessaire marginalisation et corruption des âmes philosophiques par les imperfections de l'ordre commun. Tableau qui suivra immédiatement les quelques pages que nous extrayons ici. 

 


Alors Adimante : — Socrate, dit-il, à ces b arguments que tu as avancés, personne ne serait à même de s’opposer. Mais ceux qui à chaque fois t’entendent parler comme tu le fais à présent éprouvent à peu près l’impression que voici : ils pensent que par manque d’expérience dans la pratique des questions et des réponses, ils se laissent entraîner par le dialogue un peu à chaque question ; que, ces petites quantités s’additionnant, à la fin de l’échange la déviation s’avère grande, et les entraîne à l’opposé des premiers arguments ; et que, de même que face à ceux qui sont forts au jeu de dés, ceux qui ne le sont pas finissent par se laisser bloquer et ne savent plus quoi jouer, de même eux aussi finissent par se laisser c bloquer et ne savent plus quoi dire dans cette autre sorte de jeu de dés, joué, lui, non avec des jetons mais avec des paroles. Car, pour ce qui concerne le vrai, ils ne pensent nullement qu’il se trouve plus du côté de leur adversaire que du leur, Je dis cela en considérant ce qui se passe à présent. En ce moment, en effet, on pourrait te dire qu’en paroles on n’a rien à opposer à chacune de tes questions, mais qu’en fait on voit que parmi tous ceux qui se sont dirigés vers la philosophie (non pas ceux qui se sont attachés à elle d dès leur jeunesse pour se faire éduquer, et l’ont quittée ensuite’, mais ceux qui s’y adonnent plus longuement), les uns — la plupart — deviennent tout à fait déformés, pour ne pas dire immoraux, et que les autres, qui semblent les plus respectables, sans doute sous l’effet de cette occupation dont toi tu fais l’éloge, deviennent inutiles aux cités. "Et moi, l’ayant écouté : — Crois-tu, dis-je, que ceux qui disent cela disent faux ? 
— Je ne sais pas, dit-il, mais c’est avec plaisir que j’entendrais ce qu’est ton avis. e — Tu entendrais qu’à mon avis en tout cas, ils me paraissent dire le vrai. 
— Comment alors, dit-il, peut-on prétendre que les cités ne connaîtront pas de cesse à leurs maux avant qu’en elles ce soient les philosophes qui dirigent, si nous sommes d’accord pour dire qu’ils leur sont inutiles ? 
— Tu me poses une question, dis-je, qui demande une réponse énoncée à l’aide d’une image. 
— Mais toi, n’est-ce pas, dit-il, je crois que tu n’as pas l’habitude de parler par images ! 
— Très bien, dis-je. Tu te moques de moi après m’avoir jeté dans un argument si difficile à démontrer ? Mais écoute-moi donc développer l’image en question : 488 tu verras encore mieux les difficultés que j’ai à composer des images . Ce que subissent les hommes les plus respectables dans leurs relations avec les cités est en effet si pénible, qu’il n’y a pas une seule autre chose qui en subisse autant. Il faut, pour en composer une image et ainsi prendre leur défense, la composer à partir de plusieurs éléments, comme quand les peintres peignent des boucs-cerfs et des êtres de ce genre, en faisant des mélanges. Figure-toi en effet une scène comme celle-ci, qui ait lieu soit sur plusieurs bateaux, soit sur un seul : un patron qui, par la taille et la force, l’emporte sur tous ceux qui sont dans son bateau, b mais qui est un peu sourd et a pareillement la vue basse ; et ce qu’il connaît de la "navigation est de même qualité ; les matelots, eux, sont en dissension les uns avec les autres au sujet du pilotage, chacun croit que c’est à lui de piloter, alors qu’il n’en a jamais appris l’art ni ne peut désigner celui qui aurait été son maître, ni en quel temps il l’aurait appris ; et, bien plus, ils affirment que cela ne peut même pas s’enseigner ; et même, si quelqu’un dit que cela peut s’enseigner, ils sont tout prêts c à le mettre en pièces. Eux, on les voit agglutinés sans cesse autour du patron lui-même, lui demandant qu’il leur confie la barre, et faisant tout pour l’obtenir ; et quelquefois, s’ils échouent à le persuader, mais que c’en sont plutôt d’autres à leur place qui y arrivent, ou bien ils tuent ces concurrents, ou bien ils les jettent par-dessus bord ; le patron attitré, ils l’assujettissent par la mandragore ou par l’ivresse, ou par quelque autre moyen, et prennent la direction du bateau, se servant de ce qu’il contient, et tout en buvant et en festoyant, ils mènent la navigation qu’on peut attendre de tels hommes. Et qui plus est, lui donnant le nom de spécialiste de la navigation d et du pilotage et d’expert en bateaux, ils font l’éloge de quiconque est doué pour concevoir comment les aider à prendre la direction, soit en persuadant le patron, soit en lui faisant violence ; celui qui n’est pas fait ainsi, ils le traitent d’inutile ; quant au véritable pilote, ils n’ont même pas idée qu’il lui soit nécessaire de faire une étude de la marche de l’année, des saisons, du ciel, des astres, et des vents, et de tout ce qui concerne son art, s’il veut un jour être réellement apte à diriger un bateau. Pour ce qui est de la façon dont il aura à piloter, en tenant compte de la bonne e ou de la mauvaise volonté de certains des marins, ils ne croient pas qu’il soit possible d’en acquérir l’art ni l’étude, et du même coup d’acquérir aussi l’art du pilote . Eh bien, si telle était "la situation sur les bateaux, ne penses-tu pas que l’homme véritablement doué pour piloter serait nommé un observateur des airs, un bavard, et un homme sans utilité pour eux, 489 par ceux qui naviguent sur les bateaux munis d’un tel équipage ? 
— Si, certainement, dit Adimante. 
— Je crois, dis-je, que tu n’as certes pas besoin que cette image te soit expliquée pour voir qu’elle ressemble à l’attitude des cités à l’égard des philosophes véritables, mais que tu comprends ce que je veux dire. 
— Oui, certainement, dit-il. 
— Eh bien, celui qui s’étonne que les philosophes ne soient pas honorés dans les cités, instruis-le en premier lieu de cette image, et essaie de le persuader que ce qui serait bien plus étonnant, ce serait qu’ils b y soient honorés.

Le silence de la loi comme sagesse du politique

 

Sur la nécessité de circonscrire l'espace de la législation à la sphère effective de la politique et l'inutilité de légiférer sur les maux de la société, en ce qu'ils ont des origines toute autre que politique, on pourra rapprocher notre page du minimalisme de Condorcet. La rationalité républicaine prescrit en effet en premier lieu une détermination stricte de ce qui relève ou non de la loi : la passion procédurière, et la prétention, de faire loi de toutes choses témoignent ici, d'une manière différente, de la déraison politique commune. 



Il y a deux parties bien distinctes dans toute législation : décider quels sont les objets sur lesquels on peut légitimement faire des lois ; décider quelles doivent être ses lois. 
Si tous les hommes ne s’accordaient pas sur ce que doit être l’objet des lois, si cette détermination n’était pas susceptible de s’établir sur des principes démontrés, il deviendrait alors raisonnable et juste de décider cette question à la pluralité. Mais il en résulterait dans l’ordre de la société quelque chose d’arbitraire, et une institution qui ne serait juste que parce qu’elle serait nécessaire. Si, au contraire, comme je le crois, la détermination de ce qui doit être l’objet des lois est susceptible de preuves rigoureuses, dès lors il ne reste plus rien d’arbitraire dans l’ordre des sociétés. (…) 
Une loi est donc proprement une déclaration que l’assemblée (relativement à telle action qui doivent être soumises à une règle commune) l’assemblée générale des citoyens, ou tel corps chargé par eux d’exercer cette fonction, a décidé à la pluralité, regardée comme insuffisante, que la raison exigeait que cette règle fût telle. 
Ainsi la proposition : telle chose doit être réglée par une loi ; et la proposition : telle loi sur cette chose est conforme à la raison et au droit, peuvent être regardées comme deux propositions qui peuvent être vraies ou fausses ; et l’intérêt général est de faire en sorte qu’il soit très probable qu’elles seront presque toujours vraies. 

CONDORCET, Lettre d’un bourgeois de New Haven à un citoyen de Virginie sur l’inutilité de partager le pouvoir législatif entre plusieurs corps. (1787)