Partons de l'épreuve. Il y a une double exigence de l’épreuve du baccalauréat : témoigner d’une pensée et de connaissances proprement philosophiques. Réflexion et information, unies dans un propos écrit, s’assumant comme un texte philosophique, en lui-même.
II s’agit donc de comprendre la spécificité de la philosophie à partir de cette fin ; attendu toutefois qu’aucune introduction ne peut se substituer au développement direct de cette réflexion. Ce qui est dit ici ne sera compris qu’en juin, au terme d’un parcours complet. La confiance prime donc toute étude et n’existe que par elle.
1. Qu’est-ce que penser philosophiquement ?
Nous nous attacherons d’abord à caractériser la forme de la réflexion en philosophie ; c’est-à-dire ce qui distingue la pensée philosophique des autres manières de pensées. On lira en parallèle le premier paragraphe de l’opuscule de Kant de 1784, Qu’est ce que les Lumières ?
Les lumières sont ce qui fait sortir l’homme de la minorité qu’il doit s’imputer à lui-même. La minorité consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui. Il doits’imputer à lui-même cette minorité, quand elle n’a pas pour cause le manque d’intelligence, mais l’absence de la résolution et du courage nécessaires pour user de son esprit sans être guidé par un autre. Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! Voilà donc la devise des Lumières.
La pensée philosophique se comprend donc avec Kant comme responsabilité radicale de l’Esprit.
Elle implique en effet la conscience d’une minorité intellectuelle, d’un esclavage par et pour l’opinion, consistant à ne s’autoriser que des pensées circonstanciées, de pensées sous tutelle. Dès lors, si « penser par soi-même » peut constituer la maxime du philosophe, c’est qu’elle exige de substituer à la géneralité de pensées reçues par l’histoire, l’universalité de notions comprises d’après des principes.
Le modèle de cette pensée n’est par ailleurs pas le témoignage, mais bien la déduction, non l’histoire, mais la mathèmatique (entendu comme “art de comprendre”). Elle se decouvre ainsi dans une démarche critique de son propre savoir en tant qu’il ne peut ne pas être d’abord donné de l’exterieur (préjugés), et développé sans conscience de ses propres principes ; par suite, la philosophie ne s’apprend pas comme une discipline technique, elle n’est pas un apprentissage, en lui-même indifferent au sujet qui apprend, mais n’existe qu’en tant qu’engagement moral : volonté de comprendre ce que c’est que comprendre (« Oses savoir… »). Cette reconnaissance ne peut donc qu’être volontaire : en ce sens, la liberté de penser n’est pas question d’intelligence, mais de courage et de détermination. Nous n’aurons que les lumières que nous méritons.
Mais puisque c’est la forme critique, réflexive, qui fonde la philosophic comme telle, comment ne pas s’enfermer dans le scepticisme, c’est-a-dire la destruction de tout contenu de savoir par la revendication d’une forme parfaite de connaissance ? Peut-on jamais sortir du préjugé, sinon de manière négative, par un doute permanent et lucide à l’égard de soi (“je sais que je ne sais rien”)? Car c’est bien l’exigence philosophique du sceptique qui lui interdit de souscrire au moindre dogme, et le voue à une recherche indéfinie. Que serait donc un savoir philosophique, au regard de l’idée première de responsabilité intellectuelle ? N’est-elle pas un pur idéal critique?
2. Qu’est ce qu’une connaissance philosophique ?
Nous devons donc désormais essayer de donner un contenu spécifique à la connaissance philosophique, en d’autres termes, nous devons préciser de quoi nous allons nous instruire, une fois admis qu’il n’est d’instruction véritable que pour un esprit libre, majeur.
L’apprenti philosophe s’instruit dans les livres de philosophie, nous supposerons donc que de tels livres existent et qu’on peut y trouver de quoi nourrir notre engagement. La tradition philosophique est l’héritage de ceux qui, si différents qu’ils furent parmi les peuples et les époques, se décidèrent à assumer les exigences d’une pensée responsable d’elle-même.
Nous apprendrons donc, et c’est paradoxal, à nous trouver nous-mêmes en suivant ceux qui, avant nous, cherchèrent à se libérer de leur passivité et de leurs préjugés. Un auteur philosophique est précisément un auteur dont la lecture nous rend à nous-mêmes parce qu’il cherche à se comprendre. Nous ferons ici l’épreuve d’une communauté humaine dépensant les époques et les moeurs, d’une véritable République des esprits.
1. Un texte philosophique est un texte qui peut être lu comme vrai.
On n’y lira pas le compte-rendu de pensées historiques, mais des thèses que je peux tenter de comprendre, c’est-a-dire assumer comme ma propre pensée. Une connaissance philosophique implique un apprentissage critique des doctrines : il s’agit d’accepter de les comprendre, et non de les répèter passivement (psittacisme). Lire Descartes n’est pas s’informer de sa pensée, mais s’efforcer de retrouver celle-ci comme ma propre pensée. Par suite,
2. Une connaissance philosophique est une connaissance par concept
Le scepticisme est un usage purement critique de sa raison, il signifie que toute pensée n’est qu’une idée (au sens de « se faire des idées »). Douter, c’est ici s’interdire de savoir, de comprendre quelque chose. Un concept est à l’inverse un contenu de vérité, en conséquence, on peut définir le travail en philosophie comme l’effort par lequel on transforme ses idées en concepts.
Lire un texte de philosophie, c’est donc le regarder comme effort en ce sens. On s’y instruira ainsi de la nature des choses, de leur vérité même, et non de la subjectivité ou des « opinions » de l’auteur. Apprendre des thèses philosophiques, c’est ainsi apprendre à former et à manier des concepts. Il s’agit donc de rompre avec un certain usage du langage, solidaire du préjugé et de l’illusion, et de faire, pour une fois, attention à ce qu’on dit.
3. Exemple de texte et d’analyse philosophique. La notion de « moi » chez Hume
Il est des philosophes qui imaginent que nous sommes à chaque instant intimement conscients de ce que nous appelons notre moi, que nous en sentons l’existence et la continuité d’existence, et que nous sommes certains, avec une évidence qui dépasse celle d’une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. La sensation la plus forte, la passion la plus violente, disent-ils, loin de nous détourner de cette vue, ne la fixent que plus intensément et nous font considérer, par la douleur ou le plaisir qui les accompagne, l’influence qu’elles exercent sur le moi. Tenter d’en trouver une preuve supplémentaire serait en atténuer l’évidence, puisqu’on ne peut tirer aucune preuve d’un fait dont nous sommes si intimement conscients, et que nous ne pouvons être sûrs de rien si nous en doutons. […] Pour moi, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je tombe toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaleur ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne parviens jamais, à aucun moment, à me saisir moi-même sans une perception et je ne peux jamais rien observer d’autre que la perception. Quand mes perceptions sont absentes pour quelque temps, quand je dors profondément, par exemple, je suis, pendant tout ce temps, sans conscience de moi-même et on peut dire à juste titre que je n’existe pas. Et si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort, si je ne pouvais plus penser, ni éprouver, ni voir, aimer ou haïr après la destruction de mon corps, je serais entièrement anéanti et je ne conçois pas du tout ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi une parfaite non-entité. »
David Hume, Traité de la nature humaine, livre I, L’Entendement (1739), IV, partie, section VI, trad. Ph. Saltel et Ph. Baranger,
Nous avons tous une idée confuse de nous-mêmes, l’analyse philosophique aboutit à la thèse d’après laquelle la vérité de la conscience est la pure succession d’impressions (empirisme). Le moi serait ainsi réductible à la variété de ces perceptions : je suis ce spectacle, cette écoute, ce moment, cet émotion, ce souvenir. Il n’y a pas, en dehors des degrés de conscience, quelque chose d’indépendant, de constant, d’invariable, qu’on pourrait désigner comme la conscience, ou mon moi. Lire Hume, ici, c’est faire l’effort, à partir de l’idée commune et vague d’identité personnelle, de former le concept empiriste de conscience sensible.
La difficulté du texte tient pour une part à la complexité de la question, dont il faut saisir les termes, mais pour une autre part, également, à l’attachement, et à nos préjugés, qui nous présente notre identité personnelle comme une constante ou une évidence. Lire, ici, c’est faire l’épreuve de l’ébranlement de cette confiance dans l’idée rassurante qu’on peut se faire de notre identité, en envisager le dissolution dans le flux des impressions.
Toute lecture philosophique possède néanmoins toujours sa limite : la construction d’une notion, d’une thèse appelle discussion. Aucun texte ne peut s’ériger en terme définitif de la réflexion, sauf à rendre compte de cette apodicticité par lui-même. La nature de la philosophie excluant en effet qu’un argument puisse être terminal, ou reçu d’autorité (les textes philosophiques ne sont ni journalistiques, ni sacrés), il n’est pas de lecture qui ne soit méditation, dialogue avec l’auteur.
Ainsi, par exemple, du concept dont on s’est instruit chez Hume.
Qu’en est-il en effet des conséquences de la thèse empiriste sur le plan moral ? La loi suppose en effet la permanence d’un sujet responsable de ses actes ; que répondre à celui qui dirait, “je ne suis plus celui qui a volé?” Ou de ses présupposes philosophiques ? Hume réduit à une habitude la capacité de ramener à soi ses perceptions. Le fait de vivre constamment comme mien ce que je ressens, n’est ce pas, en dernière analyse, complètement inintelligible? La réflexion est-elle un principe ou une tendance?
On devine ici que la lecture est inséparable de la critique, et inversement. En ce sens la finalité de la philosophic apparait clairement dans l’exercice même de la dissertation comme capacité à juger et à mettre en oeuvre un contenu philosophique.
3. Qu’est-ce qu’écrire philosophiquement ?
1. La dissertation est le traitement d’un problème. Méthodologie de l’introduction
Le philosophe est celui qui comprend qu’il n’a pas compris, qu’il doit comprendre par lui-même, se former des concepts par la critique de ses idées. Il n’existe donc de problème (difficulté pour l’esprit en tant que tel) que pour celui demeure insatisfait de ses idées. Si on ne fait que répondre à une question (Quelle heure est il ?), on doit comprendre ce qui fait problème dans une question pour qu’elle fasse problème. On s’informe de la réponse à une question, mais on s’instruit d’un problème.
La lecture de Hume nous a permis de découvrir ce qui faisait problème dans ce sur quoi nous ne nous posons en général jamais de questions (nous savons tous que nous sommes « moi»), de même, il ne s’agit pas de répondre à la question posée par le sujet de dissertation comme si celle-ci était immédiate ou évidente, mais d’abord de comprendre ce qui fait problème dans cette question. L’essentiel se joue donc dès le début, dans l’analyse et la compréhension de la difficulté, dans la raison qui constitue cette question en problème philosophique.
2. La dissertation est un exposé argumenté et organisé.
II s’agit de conduire l’étude du problème jusqu’à sa solution, provisoire, ou à la preuve de l’impossibilité de toute solution. Une ignorance établie est, à sa manière, une connaissance positive.
La dissertation met alors en regard des thèses opposées : il y a problème car ce ne sont pas des opinions, des avis contraires, s’opposant par hasard, mais deux formulations contradictoires de la même vérité. Le plan dialectique n’est pas un artifice d’exposition, mais d’abord l’explicitation de la nature contradictoire des idées elles-mêmes. La contradiction est la condition de possibilité d’un véritable jugement, c’est-à-dire d’une pensée qui ne soit pas une pure opinion inconsciente de sa relativité ou de sa contingence, mais situation responsable de son jugement dans le champ conflictuel des idées humaines.
La dissertation tente donc d’accorder des thèses contradictoires afin de conclure en raison, singulièrement. La nature de l’exercice exclut alors autant le consensus que l’indétermination. Le lecteur doit achever la dissertation avec le sentiment d’avoir compris quelque chose des objets appelés par le sujet : il s’agit en quelque manière de montrer qu’on a vu la difficulté, et de chercher à la surmonter.
3. Comment analyser un sujet, comment formuler un problème et le lier à un traitement?
Travail sur table à partir du sujet : « En quel sens peut-on dire que l’erreur est humaine ? »
La correction fera apparaître la nature paradoxale de l’erreur, qui n’est erreur que parce qu’elle est d’abord apparence de vérité : l’homme est dans l’erreur parce qu’il juge de la vérité des choses, contrairement à l’animal qui peut se méprendre mais non se tromper. On conclura que l’erreur est bien un caractère essentiel de l’homme, qui le définit en propre, puisqu’elle caractérise un être doué de raison, mais pour qui la vérité apparaît irréductiblement sous la forme d’un apprentissage, d’une histoire : la vérité, pour l’homme, est toujours une sortie hors de l’erreur; la connaissance humaine s’affirme donc comme un travail, et non un produit spontané de l’esprit. L’erreur témoigne de la finitude de l’homme, c’est-à-dire de sa temporalité d’être laborieux qui doit obtenir pour avoir, pour qui la vérité n’est ni un dû, ni un rêve inaccessible, mais un travail. L’erreur est le signe du caractère médiat de la vérité pour l’homme. C’est qu’il n’y a pour nous de savoir qu’humain, sans jamais qu’on puisse s’affranchir de son apprentissage, de son acquisition dans le temps, par la révélation ou la certitude.