Ironie, vraie liberté

Billet n°18 – 1er juin 1960. Version pdf.

L’Homme s’habitue à la douleur, au bruit, à l’injustice du monde. C’est pourquoi il est souvent moins malheureux qu’il ne semble. Il a pour lui le secours des mœurs, des occupations réglées, d’une routine quotidienne qui le dispense de réfléchir sur chaque cas et de rassembler ses ressources comme pour affronter un monde nouveau. La souffrance subit le sort de l’intelligence, elle s’endort avec elle, ou du moins devient plus supportable quand l’esprit de révolte s’est émoussé. S’il fallait toujours voir les choses d’un regard neuf et délivré de la coutume, l’esprit blessé par les contradictions ignorerait le repos. Nous ne vivons tous que par une espèce de renoncement à penser. Pascal lui-même voyait dans le divertissement quelque chose de sain, comme une hygiène naturelle de la vie. Pourquoi donc s’indigner quand les mortels se font sourds à la bruyante clameur de l’histoire ?

Heureux là-bas sur l’onde, et bercé du hasard,

Un pécheur indolent qui flotte et chante ignore

Quelle foudre s’amasse au centre de César.

Cette insouciance vaut mieux que la gravité feinte, le sérieux de circonstance qui accompagne l’événement comme un hommage dérisoire. Je soupçonne dans cette gravité plus de consentement que de recueillement, plus de démission que de réflexion. L’homme du peuple qui rit, dit Proudhon, est mille fois plus près de la raison et de la liberté que l’anachorète qui prie ou le philosophe qui argumente. Car s’il interrompt son travail ou son loisir, ce n’est pas pour saluer l’histoire qui passe, comme du balcon d’un théâtre. Le tragique vit de persuader ; il cesse dès qu’il n’est personne pour le prendre au sérieux et il devient tout à fait ridicule. Il suffirait donc de rire pour calmer la fureur des princes, car elle ne prend toute son importance que dans l’esprit des sujets. Non, vous n’êtes pas sérieux, vous ne pouvez l’être et vous comptez sur notre crédulité pour que votre farce nous paraisse tragique, mais nous sommes mauvais public et nous n’entrons pas dans le pathétique de vos paroles et de vos gestes.

Il n’y aurait jamais ni guerre ni révolution si les hommes un moment ne se prenaient au sérieux, accordant crédit aux prophéties ou aux menaces. Or il suffit d’un moment et l’esprit d’un coup chavire, toutes pensées perdues dans l’événement font alors la tragédie trop réelle. L’histoire telle qu’on la vit et telle qu’on l’écrit n’est possible que par ce naufrage de l’esprit, par cette interruption du rire qui rend aux passions leur prestige et cède le champ aux puissances déchaînées. Comment a-t-on pu croire que la liberté résultait des massacres et qu’une providence, malgré les apparences, gouvernait les affaires humaines ? La liberté ne peut être à la fin si elle n’est au commencement. Il faut rire des grands personnages qui n’attendent que nous ; il faut rire de soi au moment de croire et de céder à la peur. Proudhon le dit si bien : ironie, vraie liberté.


Proudhon, Justice et liberté

En 1962, Jacques Muglioni fait paraître aux Presses universitaires de France un recueil de textes choisis du penseur socialiste français, Pierre-Joseph Proudhon. Cette anthologie est divisée en quatre partie traitant successivement des causes de l’oppression, de la liberté, du travail et enfin de la justice, quatrième partie qui fait l’objet d’une édition électronique sur le site des classiques des sciences sociales.

Si ce travail d’éditeur manifeste la grande familiarité de Jacques Muglioni avec la pensée du père de l’anarchisme, il permet également d’approfondir les racines libertaires du combat, indissolublement intellectuel et politique pour la véritable liberté de pensée du futur doyen de l’inspection générale de philosophie. Cet extrait des Confessions d’un révolutionnaires (1849), repris dans la seconde partie de l’anthologie, l’illustre.

Ironie, vraie liberté !

C'est toi qui me délivres de l'ambition du pouvoir, de la servitude des partis, du respect de la routine, du pédantisme de la science, de l'admiration des grands personnages, des mystifications de la politique, du fanatisme des réformateurs, de la superstition de ce grand univers et de l'adoration de moi-même. Tu te révélas jadis au sage sur le trône quand il s'écria, à la vue de ce monde où il figurait comme un demi dieu : Vanités des vanités ! Tu fus le démon familier du philosophe quand il démasque du même coup et le dogmatique, et le sophiste, et l'hypocrite, et l'athée, et l'épicurien, et le cynique; tu consolas le Juste expirant quand, il pria sur la croix pour ces bourreaux : "Pardonnez-leur, mon père, car ils ne savent pas ce qu'ils font".

Pierre-Joseph Proudhon, Confession d'un révolutionnaire, 1849.

Auguste Comte, un philosophe pour notre temps

Le temps présent rend son actualité à une œuvre qu’on s’était cru dispensé de lire ; elle conjugue pourtant en tous ses moments la réflexion philosophique, c’est-à-dire l’esprit d’ensemble, et l’immense histoire dont tous les développements nous représentent l’indivisible humanité.

Il y a un siècle et demi, c’est déjà notre temps qui est décrit jusque dans les excès dont nous sommes les témoins complices quand ce n’est pas les acteurs.

Comment sortir de la grande crise historique qui s’éternise sous nos yeux sans que dans le monde présent on puisse discerner chez les meilleurs esprits quelque résolution de penser l’avenir de façon positive ?