Séance du 19 novembre 2015 : suite de la réflexion sur l’imagination
La plupart des auditeurs, lors du dernier cours, ont eu grand peine à admettre que l’illusion de la lune à l’horizon demeurait même une fois qu’on l’a démasquée. Nous allons donc devoir réfléchir sur cette difficulté. Une telle illusion nous apprend beaucoup sur nous-mêmes et sur la faculté que nous avons de voir ce qu’en réalité nous ne voyons pas : « Ce sont les fous seulement, selon l'opinion commune, qui verront dans cet univers étalé des objets qui n'y sont point », dit Alain au début de ses éléments de philosophie. Eh bien l’illusion de la lune nous apprend que nous sommes tous comme ces fous, ou bien que nous avons d’abord une fausse idée de la perception.
La perception ne peut s’expliquer comme l’effet du monde sur un organe des sens. Tout notre être est engagé – corps et âme – dans la moindre de nos perceptions. Nous mettons beaucoup de nous-mêmes dans ce que nous percevons. La perception est d’emblée à l’objet : c’est la lune qui est grossie ! L’illusion a la forme de l’objet. Par conséquent nous avons à apprendre à percevoir le monde si nous ne voulons pas seulement « voir » nos préjugés et nos passions dans les choses. Ainsi la philosophie de la perception d’Alain est à la fois un apprentissage de la perception et une découverte de l’homme entier dans la moindre de ses perceptions.
Voici un autre exemple d’illusion, l’illusion d’Helmholtz, rapportée et expliquée par Alain dans les Eléments de philosophie :
"Certes quand je sens un corps lourd sur ma main, c'est bien son poids qui agit, et il me semble que mes opinions n'y changent rien. Mais voici une illusion étonnante. Si vous faites soupeser par quelqu'un divers objets de même poids, mais de volumes très différents, une balle de plomb, un cube de bois, une grande boîte de carton, il trouvera toujours que les plus gros sont les plus légers. L'effet est plus sensible encore s'il s'agit de corps de même nature, par exemple de tubes de bronze plus ou moins gros, toujours de même poids. L'illusion persiste si les corps sont tenus par un anneau et un crochet ; mais, dans ce cas-là, si les yeux sont bandés, l'illusion disparaît. Et je dis bien illusion, car ces différences de poids imaginaires sont senties sur les doigts aussi clairement que le chaud ou le froid. Il est pourtant évident, d'après les circonstances que j'ai rappelées, que cette erreur d'évaluation résulte d'un piège tendu à l'entendement ; car, d'ordinaire, les objets les plus gros sont les plus lourds ; et ainsi, d'après la vue, nous attendons que les plus gros pèsent en effet le plus ; et comme l'impression ne donne rien de tel, nous revenons sur notre premier jugement, et, les sentant moins lourds que nous n'attendions, nous les jugeons et finalement sentons plus légers que les autres. On voit bien dans cet exemple que nous percevons ici encore par relation et comparaison, et que l'anticipation, cette fois trompée, prend encore forme d'objet".
Et un autre commentaire de cette illusion dans les Manuscrits inédits de 1925 cité par A. Drevet dans ses morceaux choisis, Alain, philosophie, les grands textes aux PUF :
« En cette expérience, dans laquelle il ne reste rien d’obscur, il apparaît :
que les perceptions de la vue et les jugements qui en résultent sur la nature de l’objet modifient l’impression même : contact de l’anneau sur le doigt.
que la sensation qui correspond au poids ne dépend point seulement de l’objet et de la sensibilité propre à la peau, mais éminemment de la réaction musculaire, qui intéresse le corps tout entier… ;
qu’enfin cette réaction même dépend de l’anticipation, c’est-à-dire de la préparation musculaire qui conduit dans le cas actuel à des déceptions qui apparaissent sous deux espèces :
1° L’effort réel est inférieur à l’effort prévu ; il en résulte un mouvement déréglé et un trouble de l’équilibre ;
2° l’effort réel est supérieur à l’effort prévu ; le mouvement se fait alors en deux temps, avec une mobilisation précipitée qui se traduit par un trouble affectif.
Pour bien comprendre ces vicissitudes d’ordre musculaire et qui intéressent tout notre corps, il faut considérer les cas extrêmes : la marche d’escalier, le faux pas… Dans ces cas, l’émotion est violente. On en peut conclure qu’un commencement de cette émotion accompagne toutes les explorations du toucher, et nous fait sentir vivement l’écart entre nos préparations et l’action même.
Ce qui est remarquable ici, c’est que tout le poids de l’organisme en attente se traduit par une impression tactile qui paraît simple... Et, chose remarquable, toujours sentie au niveau de l’obstacle, au point même où mon action s’exerce.
…La fausse conclusion est sentie, et cela mérite examen. Car on voit bien comment je produis le sentiment, par l’attente et la préparation ; et comment le sentiment se rassemble en une sensation. Dans cet exemple la sensation n’est pas donnée, mais cherchée et fabriquée par notre corps. »