Jugement

Pourquoi lire Alain?

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Alain ne se réduit pas aux Propos sur le bonheur qui sont sans doute son ouvrage le plus lu. Sa philosophie de la volonté est, nous le verrons, inséparable de sa philosophie de la perception. Et c’est à partir de se philosophie de la perception qu’il reprend lui-même la tradition philosophique. Car l’œuvre d’Alain est une reprise avouée de cette tradition ou du moins de quelques grandes œuvres qui en sont à ses yeux les sommets.

Alain ne prétend pas être le premier philosophe, il ne cherche pas à se montrer plus profond que ses prédécesseurs, mais sachant que d’autres avant lui ont compris, il continue dans ses écrits son travail de professeur de philosophie qui consiste à donner accès à cette tradition afin qu’on la poursuivre.


Le texte que je mets en ligne permet déjà de comprendre que nous prétendons voir ce qu’en réalité nous ne voyons pas ; et dans l’exemple de la lune plus grosse à l’horizon qu’au zénith, il y a ceci de remarquable qu’on ne peut expliquer l’illusion par l’effet de la lumière sur la rétine, ou par quelque chose comme une sensation, mais par les mouvements du corps tout entier. Autrement dit, la perception ne peut s’expliquer par l’effet sur les organes des sens de stimuli extérieurs : c’est un phénomène infiniment plus complexe qui met en jeu toute la pensée et tout le corps. 

De la même façon nous verrons que l’imagination ne consiste pas à voir des images dans sa tête. La philosophie de l’imagination proposée par Alain est une des choses les plus originales de son œuvre (et elle a beaucoup inspiré Sartre). Elle est inséparable d’une philosophie des beaux arts et de la création artistique, que nous aurons donc aussi à comprendre. 

La critique du jugement : les séances

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Ce cours, dispensé entre l'automne 2012 et le printemps 2013, constitue une suite du travail entrepris les années précédentes autour de Kant, et en particulier de la Critique de la raison pure. Il constitue toutefois une unité par lui-même et ne présuppose aucun acquis préalable.
Il comporte onze séances qu'on trouvera réunies en une même liste de lecture sur notre compte soundcloud.

Comme convenu avec les participants à ce travail, nous allons réfléchir cette année sur le beau à partir de la Critique du jugement. Ce sera l’occasion non pas de proposer une esthétique (chaque époque ou chaque artiste en effet peut avoir « son » esthétique) mais de comprendre l’intérêt pour la philosophie d’une réflexion sur le beau. Nous nous instruirons certes sur la nature du beau (dans les beaux-arts, dans la nature), mais dans le cadre de cette troisième Critique, après la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique, c’est de la philosophie et de son unité qu’il s’agit d’abord.

Il nous faudra donc rappeler pourquoi depuis Platon les philosophes ont considéré avec attention l’amour qu’ils portent comme les autres hommes aux belles choses. Comprendre notre amour du beau et l’enthousiasme qu’il peut soulever apporte une vive lumière sur ce que nous sommes. Relisons donc le Banquet ! Il y a chez Platon une apologie du désir et de la sensibilité trop souvent ignorée. Si en effet Platon distingue radicalement sensible et intelligible, il fait du beau une idée sensible, contradiction dans les termes, qui donne à penser que l’homme en tant qu’être sensible s’élève par sa nature même vers l’intelligible : le désir est toujours en quelque façon désir de comprendre et Aristote n’oubliera pas la leçon de son maître. Nous renvoyons au cours sur Aristote que nous avions proposé en 2008-2009.

Je justifierai la traduction « critique du jugement » plutôt que « critique de la faculté de juger », mot-à-mot académique toutefois respectable. Qu’est-ce que le jugement ? Que signifie l’adjectif « esthétique » et comment Kant en est-il venu à parler de « jugement esthétique », expression aujourd’hui entrée dans les mœurs, si je puis dire, mais qui littéralement doit d’abord paraître énigmatique ?

Il est conseillé de lire les 22 premiers paragraphes de l’ouvrage. Nous suivrons la traduction de Philonenko chez Vrin

 

Séance du 17 octobre 2012 : Pourquoi sommes-nous sensibles au beau?

Nous allons traiter du beau à partir de la première partie de la Critique du jugement. Kant considère pour elle-même la question de savoir ce que signifie le jugement : cette rose est bellecette œuvre d’art est belle, et par conséquent il est permis de lire cette partie de la troisième Critique pour y chercher seulement une réflexion sur la nature du beau, c’est-à-dire sur la nature du plaisir que nous ressentons lorsque nous disons « c’est beau ».
 
Toutefois cette réflexion a une fonction essentielle dans l’économie du système de la philosophie. Pour le dire trop vite, les deux premières Critiques ont séparé radicalement la connaissance et la moralité, la nature et la liberté. Si le but de la première est de montrer qu’entre l’affirmation de la liberté qui est au fondement de la morale et celle de la nécessité des lois naturelles, il n’y a pas contradiction, toutefois elle ne permet pas de comprendre comment s’accordent nature et liberté, ni surtout comment elles s’accordent en l’homme qui est à la fois un être de la nature et un être libre. La troisième Critique pense l’accord en l’homme de sa destination d’être sensible naturel et de sa vocation d’être moral libre. 
 
Et en effet, que nous soyons sensibles aux belles choses, produits de l’art ou surtout de la nature, c’est la preuve qu’en tant qu’êtres sensibles nous ne sommes pas enfermés dans l’animalité besogneuse : en tant qu’êtres sensibles nous aspirons à quelque chose de supérieur. Cette formulation libre est ici seulement destinée à rappeler que depuis Platon la tradition philosophique s’est intéressée au beau parce que l’amour qu’il provoque chez les hommes est la source d’une grande espérance : celle d’une réconciliation de ce qui en lui semblait incompatible, et cette réconciliation signifie que nous pouvons vivre notre vie d’être de la nature sans renoncer à l’exigence morale et satisfaire cette exigence sans renoncer à vivre.

 

Séance du 21 novembre 2012 : Eros et philosophie

Cette seconde séance sera une heure platonicienne - pour rappeler que l'homme ne se réduit pas à ce qu'il est.

Nous éclairerons en effet notre expérience du beau, objet de la réflexion de Kant dans la Critique du jugement, par une méditation sur la conception platonicienne de l'amour, laquelle n'a rien a voir avec ce qu'on appelle parfois "l'amour platonique"...
 
Car l'homme est animé, d'emblée,  par un désir qui le soulève et l'élève ; Eros éveillé par le beau, qui est en son fond amour de la vérité, philo-sophos, désir de comprendre. Ce désir est déjà à l'oeuvre dans la reproduction animale, où la répétition du même imite l'immortalité. C'est dire aussi bien que l'amour profane est déjà sacré. Celui qui ne s'arrête pas à cette première étape et poursuit son élan s'immortalise en ce qu'il parvient à contempler la vérité dont le souvenir l'a toujours animé depuis le commencement de son initiation.

 

Séance du 19 décembre 2012 : Qu'est-ce que le goût?

Sans autre précaution, nous allons lire les cinq premiers paragraphes de la Critique de la faculté de juger, qui établissent que « le goût est la faculté de juger d’un objet ou d’un mode de représentation, sans aucun intérêt, par une satisfaction ou une insatisfaction. On appelle beau l’objet d’une telle satisfaction. »
 
Attention, cette expression : « sans aucun intérêt », n’a pas ici le sens que nous lui donnons d’ordinaire en français ! Et de la même façon il ne s’agit pas du désintérêt qui caractérise un acte dont le profit n’est pas le mobile. 
 
Il faudra donc réfléchir sur l’idée de goût : qu’est-ce qu’avoir du goût, ou manquer de goût ? On voit bien que selon cet usage, qui est ordinaire, le terme de goût désigne une prétention normative : ce qui exclut tout relativisme, et donc toute confusion entre le beau et l’agréable. Et pourtant cette normativité ne saurait être de même nature que celle des normes logiques ou morales, ce qui exclut aussi toute confusion entre le beau et le bon (l’utile ou le bien). 
 
Le plaisir exprimé par le jugement : « c’est beau », se rapporte non pas à une chose mais à la représentation de cette chose. Ainsi nous nous plaisons à l’apparence d’une chose, indépendamment de la valeur vitale, sociale, marchande, morale de cette chose, et même indépendamment de ce que nous pouvons en apprendre : plaisir totalement « libre », plaisir de contempler.  

 

Séance du 16 janvier 2013 : Qu'est-ce que bien juger?

Nous reprendrons ce qui a été dit du beau comme plaisir désintéressé pour bien voir la difficulté formulée par Kant : qu’est-ce que le goût, s’il n’est ni empirique, ni rationnel ? Qu’est-ce qu’un sentiment qui contient en lui-même une prétention à l’universalité ?

Il est compris dans l’idée même de goût (dans l’expression « avoir du goût » ou « ne pas avoir du goût ») que reconnaître le beau, c’est s’ériger en juge du beau : Kant ne fait au fond que se demander de quel droit nous nous érigeons ainsi en juges, curieux juges en effet qui chacun ne se fonde pas sur une loi (ni sur l’avis des autres), mais sur son seul sentiment qu’aucune raison ne peut remplacer ou justifier.

Il y a bien là un « jugement esthétique » : étonnons-nous avec Kant qu’un jugement puisse être esthétique ! Il nous faudra donc réfléchir sur ce que c’est que juger et « avoir du jugement ».

Lisez en avant goût cette page de la Critique de la raison pure et surtout la note (trad. Barni revue). 

 

Séance du 30 janvier : Le goût et l'académisme, qu'est-ce qu'un classique?

Une difficulté nous a arrêtés au cours de la discussion. Je vais la formuler librement et si possible radicalement : comment comprendre que l’autonomie du jugement de goût puisse s’accorder avec le fait que nous prononçons toujours nos jugements dans le cadre d’une tradition qui a retenu certaines œuvres, et qui nous impose une culture esthétique toujours particulière ? Notre goût n’est-il pas toujours ainsi formé par une école ou un milieu par nature particuliers ? La question est de savoir si finalement le goût, dans sa prétention à l’universalité, n’est pas toujours une sorte d’académisme, au sens péjoratif de ce terme.

La réponse à cette interrogation est donnée par Kant au § 32 de notre ouvrage. La voici, et c’est par elle que nous commencerons le cours du 30 janvier avant de reprendre comme prévu la question générale du jugement. 

 

Séance du 13 février 2013 : au sujet de la réflexion

Nous allons revenir au jugement. Nous ferons pour en comprendre sa nature un nouveau détour, un détour aristotélicien.

Tout au long de la tradition philosophique se trouvent approfondis les mêmes problèmes, de sorte qu’Aristote peut nous aider à mieux comprendre Kant et inversement (la critique du jugement téléologique permet par exemple de lire la physique « finaliste » d’Aristote comme tout autre chose que le passé préscientifique de la physique moderne). Sans cette unité de la philosophie à travers son histoire, une reprise philosophique des textes du passé comme celle qui est tentée dans notre université serait impossible.

Je vais donc réfléchir sur le jugement, c’est-à-dire sur l’acte par lequel nous rapportons le particulier au général. Nous avons déjà commencé à en comprendre la nature en considérant le rapport du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire. Je poursuivrai cette réflexion par une reprise rapide du célèbre chapitre 14 du livre V de l’Ethique à Nicomaque sur l’équité.

Puis je formulerai ce qu’on appelle scolairement le problème de l’induction : comment la pensée peut-elle s’élever du particulier au général ? Ainsi, comment passons-nous d’une diversité donnée (la multitude des chiens) au concept qui les embrasse (à l’unité du concept de chien) ? Sachez déjà que Kant appelle ce processus « réflexion », comme Locke, ou « jugement réfléchissant », et qu’il définit précisément le jugement esthétique comme étant un jugement seulement réfléchissant.

Une fois compris que penser, c’est juger, c’est-à-dire unifier le multiple, nous pourrons revenir au jugement esthétique. 

 

Séance du 27 février 2013 : Réflexion et jugement

Je suis arrivé à la formulation d’un paradoxe : lorsque nous rapportons le particulier au général (l’exemple à ce dont il est l’exemple), nous n’avons pas préalablement conçu le général. Nos jugements ne dépendent pas d’une connaissance du général qui pourtant les rend possibles.

Nous sommes capables de juger, de rapporter un cas à la règle, et cela  sans nous être auparavant représenté cette règle : et pourtant un tel jugement, une telle subsomption du cas sous la règle présuppose la règle.

Paraphrasant Aristote, je dirai donc : voir Callias, c’est voir un homme, et en effet si je n’avais jamais affaire qu’à un être absolument singulier, si je ne pouvais rien trouver de commun à Callias et à Socrate, le monde serait pour la conscience fait d’une multitude de sensations toujours nouvelles irréductibles les unes aux autres, un chaos rigoureusement indescriptible.

Reprenant ce qui a été travaillé l’année dernière sur la nature de l’expérience, nous découvrons que le jugement, reliant le particulier au général, est l’acte même par lequel nous formons nos concepts (le concept d’homme, etc.), c’est-à-dire unifions la diversité sensible. Le jugement, tel qu’il s’exerce communément et constitue ainsi notre expérience, est, selon une formulation de Louis Guillermit par laquelle j’ai terminé la dernière leçon, « une sorte de lecture directe de l’universel sur le particulier » : nous reprendrons le mercredi 27 février ce dernier point et il sera alors possible à partir de là de passer à l’idée de jugement esthétique et à la notion de réflexion ou de jugement réfléchissant. 

 

Séance du 27 mars 2013 : Fraternité de l'entendement et sensibilité

Une page de l’Anthropologie de Kant compare l’unité d’une conversation à bâtons rompus avec la fraternité de l’entendement et de la sensibilité constitutive de la connaissance. L’unité d’une conversation bien menée ne suit pas un plan défini, mais elle a une sorte d’harmonie spontanée à laquelle chacun des participants concourt librement : ainsi dans le jugement esthétique l’harmonie des facultés se produit du seul fait de leur libre jeu, sans règle (sans ce que la Critique de la raison pure appelle le schématisme). Cette description psychologique de la conversation nous montre quelque chose de comparable au jugement esthétique.


Nous passerons enfin du jugement en général au jugement esthétique et ainsi à la notion de forme.

La notion de forme, telle qu’elle est présente au § 14 de notre ouvrage, permet de penser une unité du divers non plus intellectuelle ou conceptuelle mais sensible ; et cette unité, qui satisfait l’exigence d’unité de l’entendement, est sensible en un sens tout à fait nouveau : il ne s’agit pas d’une impression des sens (sensation ou agrément) mais de la manière dont l’esprit vit sa propre activité et le libre accord de ses facultés. Certaines représentations se donnent à nous de telle manière qu’elles s’accordent avec l’attente de nos facultés de connaître sans qu’il faille pourtant pour les appréhender chercher à connaître ; pour cette raison elles nous procurent un plaisir original, distinct de toutes les formes de satisfaction des désirs. Plaisir désintéressé donc, selon la définition primordiale du premier moment de l’analytique du beau.

Nous pourrons ensuite comprendre en quel sens cette activité est appelée par Kant réflexion.

 

Séance du 10 avril 2013 : Qu'est-ce qu'un jugement esthétique "pur"?

Pour mieux comprendre l’intérêt philosophique (et non esthétique, car Kant ne propose pas ce qu’on appelle communément une esthétique) de l’idée d’un jugement esthétique pur, avec ce que cela implique (la mise à l’écart des attraits et de la perfection), nous reviendrons sur le sens kantien de la pureté, présent déjà dans le titre de la première critique. Que signifie cette pureté dans la philosophie pratique ? Que signifie-t-il s’agissant du plaisir ?

En quoi, dans tous les cas, le reproche de « purisme » est-elle absurde ?

Nous nous en tiendrons au troisième moment de l’analytique du beau et à la notion de forme dont le traitement seulement été annoncé la dernière fois. 

 

Séance du 24 avril 2013 : Le monde est-il fait pour nous? Une réflexion sur la finalité

Pour comprendre le troisième moment de l’analytique du beau (la finalité sans fin) je vais faire une mise au point générale sur l’idée de finalité.
 
La notion de finalité est en effet aujourd’hui généralement oubliée. Nous sommes dans une situation qui est l’inverse de celle des lecteurs de Kant au XVIII° siècle : pour ceux-ci, l’idée d’une finalité naturelle allait de soi, et Kant limitait considérablement l’usage qu’on faisait alors de la finalité et il lui donnait un nouveau sens. Pour le lecteur d’aujourd’hui, au contraire, Kant peut paraître donner à la finalité un rôle disproportionné.

Que signifie donc la cosmologie finaliste des anciens, à laquelle s’est opposé le matérialisme épicurien (pour lequel le monde est le résultat d’une rencontre d’atome dont le principe est le hasard et non la finalité) ?
Pourquoi Kant reprend-il la notion de finalité à son compte et en quels sens ? En quel sens la nature est-elle pour ainsi dire faite pour que nous la connaissions et en quel sens certaines apparences sont-elles telles qu’elles correspondent à l’attente de nos facultés de connaître ? Il s’agit de la question posée par Einstein s’étonnant de l’intelligibilité du monde : de l’accord du monde et des exigences de l’esprit.

Nous aurons aussi à examiner la question de la spécificité des organismes vivants qui ne peut être comprise qu’en fonction de l’idée de finalité.
Bref, il faut comprendre la notion de finalité et de fin pour comprendre ce que peut bien être une « finalité sans fin ».

Cette leçon devrait permettre à chacun une lecture plus aisée de l’ensemble de la Critique de la faculté de juger

 

Séance du 22 mai 2013 : Conclusion du cours

Pour ce onzième et dernier cours, il faut une conclusion provisoire. Elle portera sur le sens général de la philosophie comme téléologie.

Je me demanderai seulement pourquoi avec Kant la vérité de la finalité n’est plus, comme pour les anciens dans la contemplation (la contemplation du cosmos, du monde qui est ordre) mais dans l’action – entendue non pas au sens de transformation de la nature, mais de réalisation de la liberté humaine. Ce qui permettra si nous en avons le temps de retrouver la contemplation, mais cette fois comme contemplation « esthétique » et non comme théorie.