Cette atelier de philosophie comporte 7 séances qui se sont déroulées entre novembre 2013 et avril 2014 à l'Université Conventionnelle. On trouvera ici les notices de chaque séance ainsi que les enregistrements audio des séances, également accessible sur notre compte soundcloud sous la forme d'une liste de lecture.
Séance du 7 novembre 2013 : “avoir” un corps
Lorsque l'on écarte toutes les significations culturelles et historiques concernant l' « âme » et le « corps », on est face à une série d'expériences corporelles universelles, et que chacun de nous peut éprouver : le travail, la fatigue, la faim, l'apprentissage, l'habitude, etc.
Le point commun à toutes ces expériences est qu'elle illustrent un rapport problématique à notre propre corps – corps tantôt plié à des impératifs sociaux, à des besoins, à des désirs, corps qui tantôt se rebelle et se rappelle à nous dans son pouvoir d'inertie. Ce faisant, nous traitons le corps comme une propriété, comme un avoir. Chacun parle de son corps, comme d'un élément de lui-même à modeler et à transformer – suggérant par là qu'il est autre chose, ou du moins davantage que son propre corps, puisque celui-ci lui appartient et qu'il en dispose.
Quel crédit devons-nous donner à ce présupposé du sens commun, qui semble extrait de l'expérience immédiate, et semble attester d'un moi différent du corps qu'il habiterait ? C'est cette question qui lancera notre travail de l'année. Nous verrons que le problème traditionnel des rapports entre l' « âme » et le « corps » est en premier lieu le problème des limites de ce que nous sommes, de ce que nous pouvons – et donc, de notre liberté.
Séance du 21 novembre 2013 : Les “techniques” du corps
Un premier caractère du corps s'impose : il est en relation avec d'autres corps. Il peut exercer une influence sur ces corps, leur imposer des transformations, il dispose d'une puissance qui rend possible un certain nombre d'opérations élémentaires. A cet égard le corps humain, conformément à ce que nous livre notre expérience, peut être considéré comme un dispositif technique. Qu'entendons-nous par là ? Il s'agit bel et bien d'une machine capable d'exécuter des mouvement, en vue d'une fin qu'on lui commande. Si le corps a donc pour nous une existence, c'est d'abord (peut-être) en tant qu'instrument.
Mais cette perspective sur le corps pose à son tour une série de problèmes. Tout d'abord, les capacités techniques du corps ne sont pas données d'emblée, dès la naissance. Comme le souligne Platon, dans le célèbre mythe du Protagoras, le corps humain est un dispositif indéterminé : il n'a pas de capacité naturelle. Pour le dire autrement, sa seule puissance naturelle est une disposition à contracter des puissances artificielles. Dès lors, le corps humain ne fait-il pas figure d'exception par rapport aux autres corps, en tant qu'il est capable d'apprentissage ? Et cette puissance apparemment indéfinie de contracter des habitudes ne suggère-t-elle pas la présence dans le corps humain, d'un pouvoir singulier qui le dépasse ?
Ensuite, l'idée de penser le corps comme un dispositif technique soulève plusieurs questions, qui concernent les fins en vue desquelles on le fait agir. Une première concerne l'origine de ces fins : sont-elles prescrites par le corps lui-même – auquel cas il ne s'agirait pour lui que de satisfaire ses besoins et de se conserver ? Mais la vie proprement humaine ne se propose-t-elle pas aussi d'autre fin (morales ou esthétiques) qui dépassent la seule conservation, et ne peuvent pas être réfléchies en fonction du corps ? Une deuxième question concerne cette fois l'activité même du corps. L'image du corps comme dispositif technique, comme instrument, suppose un corps soumis à quelque chose qui lui est extérieur et le dirige : esprit, âme, pensée, conscience, tels sont les différents noms donnés au « pilote » qui est logé dans le corps comme « en son navire » (pour reprendre l'expression de Descartes).
Toutes ces questions renvoient en définitive à une incomplétude du corps, considéré seul et en lui-même. Elles nous forcent à dépasser l'idée d'une pure mécanique du corps – et cette tentative constituera le but de notre atelier cette année.
Séance du 5 décembre 2013 : l’homme, “animal sportif”?
La dernière séance nous a permis d'approfondir un premier point de vue sur le corps. Il constitue d'abord un instrument d'action, un dispositif technique permettant d'exercer une influence sur la matière. La principale propriété de ce dispositif est d'ailleurs son indétermination : le corps, par lui-même, est capable d'accomplir une multitude d'opérations. Il est une puissance d'acquérir des savoir-faire et de fabriquer des objets, et de démultiplier ainsi ses modes d'opération sur la matière. C'est cette capacité singulière du corps humain que nous voudrions à présent interroger. Que nous apprend sur le corps son aptitude fondamentale à contracter des habitudes ? La séance d'aujourd'hui est consacrée au développement de ce concept étrange et de ses paradoxes.
Une habitude se présente d'abord comme la possibilité acquise de réagir de manière identique à une sollicitation typique – en cela, elle se distingue de l'instinct. D'où un premier paradoxe : l'habitude suppose une perception initiale et un mouvement qui l'accompagne, mais elle tend progressivement à effacer cette perception. Le mouvement accompli devient machinal, automatique, et se passe presque de la sollicitation extérieure. Le processus d'acquisition de l'habitude fait nous fait passer d'un corps percevant à un corps agissant, mais qui oublie le motif initial de son acte.
Un deuxième paradoxe apparaît alors : l'habitude n'est pas seulement l'acquisition d'un mouvement typique et répétitif. Elle engendre un désir singulier : celui de voir ce même mouvement se répéter, indéfiniment. Contracter une habitude revient donc (pour reprendre un terme de la psychologie classique) à contracter un pli ou une tendance. Dans cette acquisition, la sensation s'efface pour finalement laisser la place au désir.
Nous retrouvons donc ici, et par un nouveau biais, une question qui concluait la séance précédente : quelles sont les finalités pour lesquelles le corps agit ? L'habitude nous conduit à un dernier paradoxe, celui des finalités de l'action. Il semble que nous acquérons des habitudes en vue d'une fin, pour l'action. L'habitude serait un simple instrument pour atteindre la fin : elle ferait partie du dispositif technique définissant le corps humain. Mais dans ce processus d'acquisition des habitudes, on a le sentiment que l'action devient une fin en soi. L'habitude n'obéirait plus à un but, elle constituerait le but en lui-même. L'homme serait-il alors, selon le mot de Bergson, un « animal sportif » – c'est-à-dire une créature vouée à l'action pour elle-même, une action dont il tirerait tout son bonheur et toute sa jouissance ?
Séance du 13 février 2014 : le rythme et l’habitude
Au cours de la séance précédente, nous nous sommes penchés sur le concept d’habitude. Nous avons interrogé cette capacité singulière du corps humain de se modifier lui-même, de passer d’un état primitif d’indétermination à la maîtrise de ses propres gestes. Le corps est progressivement apparu sous deux aspects complémentaires : d’abord comme puissance motrice, capable d’exercer une influence sur l’environnement ; puis comme puissance plastique susceptible de se plier aux exigences de l’action.
Cette nouvelle séance sera consacrée, de nouveau, à un approfondissement du concept d’habitude. En effet, notre propos en a fait un véritable pouvoir, une condition indispensable de notre ancrage dans le monde et de notre prise sur les choses… Cet aspect de l’habitude est évidemment à l’opposé de l’image qu’en donne le sens commun. Celui-ci a tendance à dévaloriser l’habitude, en l’assimilant à une répétition routinière et quasi-mécanique. Cette routine aurait d’ailleurs un caractère fondamentalement morbide, qui l’opposerait à la faculté de créer et de produire de la nouveauté.
Nous voudrions interroger cette image traditionnelle, cette fois à partir de la notion de rythme. En effet, acquérir une habitude signifie en même contracter un certain rythme. Voilà un processus à définir et à éclaircir plus précisément, sachant que la notion de rythme est utilisée dans les contextes les plus variés : en art évidemment (sans se limiter à la musique), dans le monde du travail, mais aussi dans les sciences du vivant – où l’on parle, depuis les années 1950, d’une « chronobiologie », attachée à décrire le rapport aux temps des espèces vivantes en général, et de l’homme en particulier.
Quels sont les différents caractères du rythme ?
En premier lieu, il se présente comme la répétition régulière d’un événement, ou d’une série d’événements. A cet égard, si l’on peut parler de rythme dans la nature, il semble que celui-ci commence avec la vie. Les choses inertes obéissent à des lois, mais seul le vivant peut contracter en lui et produire un rythme – à tel point que rythme et vie paraissent inséparables. Allons plus loin : si le rythme est propre au vivant, c’est parce qu’il marque la mise en relation de l’individu et de son milieu, l’insertion du vivant dans le milieu. Le rythme signale le passage d’une sensation passive à une véritable activité, dans la reproduction par l’être vivant d’une régularité perçue.
Enfin, le rythme soulève une énigme concernant la mesure du temps. L’appréhension d’une pulsation régulière indique que la mesure du rythme n’est pas un processus intellectuel ou réfléchi. Bien au contraire, il y a une sorte de mesure immédiate et sensible de la régularité rythmique, qui plonge ses racines dans la vie plutôt que dans l’entendement. Si bien que le rythme développe un profond paradoxe : celui d’un corps intelligent, d’un corps qui produit une opération de mesure avant même le travail réflexif de la pensée – ou plutôt, d’une pensée qui serait déjà inscrite dans le corps et dans ses opérations.
Séance du 13 mars 2014 : la santé et la maladie
Au cours des séances précédentes consacrées à l'habitude et au rythme, nous avons rencontré un problème : qu'est-ce qui distingue une bonne habitude d'une mauvaise ? Cette question renvoie à une question plus générale concernant les rapports de la santé et de la maladie : sur quels critères distinguer ce qui est bon ou mauvais pour le corps ? Cette séance est consacrée à un premier approfondissement ce cette question – nous nous appuierons pour cela sur l'ouvrage majeur de Georges Canguilhem intitulé Le normal et le pathologique.
Nous observerons dans un premier temps que seul un corps vivant peut être affecté par un mal ou un bien. La matière inerte a pour propriété essentielle l'indifférence : elle ne réagit pas, elle doit tout son mouvement ou son changement à une cause qui lui est extérieure. Par opposition, l'être vivant se définit d'emblée comme instituant un ensemble de valeur qui dépendent directement de ses besoins. Le terme de « valeur » n'a pas ici un sens moral : il désigne, au sens le plus banal du mot, une préférence.
Nous interrogerons, à partir de cette thèse initiale, ce qui fonde la différence entre « bon » et « mauvais » pour un être vivant. Y a-t-il des critères objectifs de la santé et de la maladie, établis par la médecine et la physiologie ? Le normal et le pathologique ne se définissent-il pas plutôt à partir d'une expérience singulière et irréductible du sujet ?
Séance du 29 mars 2013 : corps scientifique et corps vécu
La séance précédente nous a mené à une distinction entre deux point de vue sur le corps. Un point de vue subjectif d'abord, où le corps est éprouvé comme réalité vécue : corps vivant, sensible, susceptible de fatigue, de santé et de maladie. Un point de vue objectif ensuite, tiré d'une autre expérience, où le corps fait figure d'objet pour la physiologie et la médecine. Il nous faut à présent développer cette distinction, et en dégager toutes les implications : y a-t-il réellement deux corps, un corps subjectif et un corps objectif, un corps pour le sujet et un corps pour la science ?
Le corps tel qu'il est investi par la science apparaît d'abord, pour reprendre les termes de Claude Bernard, comme un ensemble de processus physico-chimiques : processus électrique dans la transmission du message nerveux ; processus mécanique dans le cas de la circulation sanguine ; processus chimique dans le cas de la digestion ou de la respiration, etc... Ce point de vue a plusieurs conséquences. Il assimile certes le vivant à l'inerte, en faisant disparaître la frontière entre science physique et science de la vie – paradoxe théorique qui rend problématique une définition scientifique de la vie. Davantage, il rend possible une intervention technique sur le corps, à visée thérapeutique. La prise d'un médicament, la pose d'un cœur artificiel, sont des opération techniques qui ne se seraient pas possibles sans un point de vue lui-même technique sur le corps.
Toutefois, on a l'impression que l'expérience vécue de la corporéité reste vaguement étrangère au point de vue adopté par la médecine. Quel est donc notre vrai corps ? Celui que l'on sent et que l'on éprouve, ou bien celui que la thérapie permet de soigner ?
Séance du 10 avril 2014 : la pensée du dualisme
La séance précédente a approfondi la distinction entre deux points de vue sur le corps, puisque nous avons défini un corps pour la science et un corps pour la conscience. Cette distinction ouvre un problème : celui du dualisme – pour reprendre le nom qu'il a reçu dans la tradition philosophique. Quel sont les rapports entre le corps objectif, pensé comme machine, et le corps vécu dont j'ai conscience ? En d'autres termes, quels sont les rapports entre le corps propre comme matière, et la pensée ? Le premier est-il capable de produire la seconde ?
Le but de cette séance est de remonter jusqu'à l'origine de ce problème, situé très précisément dans la philosophie de Descartes, et plus particulièrement dans les Méditations métaphysiques. L'originalité de Descartes est de poser la question des rapports entre l'âme et le corps non d'un point de vue éthique (qui domine l'autre ? Qui doit dominer l'autre ?) mais d'un point de vue avant tout métaphysique (quelle est la nature de chacun d'eux ?). A la faveur du doute méthodique, Descartes établit que l'âme, autrement dit la pensée, est « capable d'exister sans le corps ». Il en déduit que la pensée et le corps constitue deux substances qui n'ont « rien de commun entre elles ».
Nous porterons un regard critique sur ce dualisme, non pour le mettre en cause, mais pour en dégager toutes ses implications. La genèse du dualisme pourrait bien même nous livrer un enseignement sur la manière de poser un problème philosophique en général. En effet, le dualisme cherche à lier ce qu'il a auparavant dissocié. « Après avoir taillé, il faut coudre », pour reprendre l'expression de Bergson dans La pensée et le mouvant. Ce faisant, le dualisme cartésien et toutes les doctrines qui en héritent se condamnent peut-être à une aporie, car il semble impossible de tracer un lien entre deux nature que l'on a au préalable défini comme sans rapport. Bref : peut-on dépasser le dualisme dans le cadre du dualisme ?