Raison

L'inexplicable, le fantastique et la philosophie

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Le fantastique semble constituer un genre mineur et à part dans la littérature. D'abord par le format : il y a peu d'œuvre fantastique volumineuse et formant en même temps une unité. Il a peu, à la lettre, de grands romans fantastique – même si l'on pense à Bram Stoker ou à Stephen King. Les sagas et les récits légendaires, qu'ils soient mythologiques ou contemporains, appartiennent plutôt au registre du merveilleux. Le fantastique paraît plus adapté à la nouvelle ou au conte, comme s'il était par essence voué à la simple évocation dans la brièveté. 

Ensuite, le fantastique paraît très difficile à délimiter en tant que genre. On peut considérer qu'un récit devient fantastique quand il introduit, dans un contexte quotidien et coutumier, un événementinexpliqué. Mais il bascule dans le merveilleux lorsque l'inexplicable devient la norme, et que l'on se retrouve dans un monde différent, où la magie règne comme si elle était la règle. Et si jamais l'événement inexpliqué reçoit une explication, comme dans une enquête policière, le récit cesse d'être fantastique pour redevenir réaliste : le monde tel que nous le connaissons est sauvé, avec ses règles et ses lois habituelles. Pour que le fantastique demeure fantastique, il faut donc que l'inexpliqué demeure inexplicable, et ne cesse d'insister en tant que question. 

La pensée et l'inexplicable 

On pressent alors qu'il existe un rapport profond entre le fantastique et la philosophie, entre le fantastique et la pensée en général. Car si l'activité philosophique consiste essentiellement en une interrogation, le genre fantastique a pour vocation de provoquer cette interrogation dans la pensée même, et de mettre celle-ci en éveil. Le fantastique place la pensée à la fois face sa propre limite et face à ce qui provoque son exercice – l'événement inexpliqué. Et dans le même temps, il dresse devant la pensée un obstacle qui met en question son intégrité. Car s'il existe de l'inexplicable comme tel, la pensée est menacée non seulement de l'extérieur par une question sans réponse, mais de l'intérieur par sa propre dissolution dans la folie. Combien de narrateurs, dans les récits de Poe ou de Lovecraft, commencent un récit en se rassurant sur le témoignage de leurs sens et sur les conclusions de leur raison, avant d'en douter et de craindre de basculer dans la démence ? Nous pensons qu'il y a là davantage qu'un procédé dramatique destiné à susciter l'attention du lecteur. Le fantastique semble interroger ce qui constitue et définit la raison humaine. 

Partant de cette hypothèse, notre atelier a pour but de dégager ce qui dans le genre fantastique pose un problème proprement philosophique : quelle est la nature de la pensée, ou encore de la raison ? Nous commencerons par explorer les rapports du fantastique et de la pensée magique à partir de l'anthropologie et de la psychanalyse, en nous appuyant principalement sur l'œuvre d'Edgar Poe. Nous recommandons pour la première séance la lecture de la brève nouvelle « Le chat noir », tirée des Nouvelles histoires extraordinaires (trad. Charles Baudelaire). 

Note sur le cours

Les trois séances de ce cours ont été dispensées au printemps 2015, dans le cadre de l4université Conventionnelle ; elles sont disponibles à l’écoute sur une liste de lecture en ligne. Attention, seules deux ont été enregistrées effectivement.

Les séances

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Séance du 5 mars 2015 : Qu'est-ce que le fantastique? Ou comment le monde peut-il vaciller?

En définissant le fantastique, nous tenterons de montrer dans cette première séance qu'un genre littéraire peut poser un problème proprement philosophique. Mais en quel sens ? Il serait inexact de considérer que la littérature rejoint la philosophie uniquement lorsqu'un personnage de roman formule une doctrine ou une thèse à caractère philosophique (c'est le cas, par exemple, dans Dostoïevski). Si tel était le cas, la littérature se réduirait à une simple narration d'actions et d'événements, dans lequel viendrait parfois s'insérer des exposés qui refléteraient les « idées » des personnages. Le rapport entre littérature et philosophie semble bien plus profond. Il apparaît dans la manière dont chaque écrivain ou chaque genre développe un style qui lui est propre. Or il entre beaucoup d'éléments dans ce que l'on appelle traditionnellement un « style » : non seulement une musicalité et une façon de tenir la phrase, de la dilater ou de la contracter, mais encore une manière de découper la réalité et de prélever en elle ce qui est digne d'intégrer le récit. 
  
C'est à ce dernier aspect du style que nous nous intéresserons, en nous demandant quel est le propre du style fantastique. Nous nous appuierons pour cela sur la nouvelle d'Edgar Poe « Le chat noir », tiré des Nouvelles histoires extraordinaires, traduites et publiées par Baudelaire. Nous verrons que le récit fantastique semble tout entier tendu vers une seule fin : il s'agit de rapporter un événement insolite qui suscite dans la pensée une question sans réponse, une question insistante et impossible à éviter. L'événement est-il explicable par la raison ? Est-il assimilable par la pensée humaine ? En ce sens, le style fantastique interroge notre assurance que le monde est intelligible. Il met en question la confiance que nous pouvons placer dans notre pensée, dans sa capacité à comprendre le monde, à l'habiter et à le maîtriser pour en faire un univers familier. Il nous force ainsi à dégager la nature de cette familiarité avec le monde, puisqu'il indique ce qui peut la faire vaciller jusqu'au point où la pensée est menacée de l'intérieur par la folie. 


Séance du 18 mars 2015 : Le familier, l'étrange, la magie

Au cours de la dernière séance, nous avons examiné le procédé qui permet à la nouvelle fantastique de suggérer la présence d'un événement inexpliqué, d'un événement posant problème pour la pensée. Le propre du genre fantastique est d'indiquer, en-deçà de la série causale intelligible développée par le récit, l'existence d'une autre série – une série proprement incompréhensible, fondée sur la répétition, et qui mène à la folie. Un problème se pose alors : quelle est la nature de notre relation au monde pour qu'il puisse ainsi vaciller, et donner l'impression qu'un autre monde se dessine derrière le nôtre, comme un double-fond ? 
  
Tel est le problème proprement philosophique que pose la littérature fantastique. Il s'agit d'un problème qui renvoie plus généralement à la question de ce qui rend notre monde familier. Comment naît la familiarité ? Et comment naît au contraire l'étrangeté qui brise notre familiarité avec le monde ? Nous tâcherons dans cette séance de développer deux hypothèses. Tout d'abord, nous distinguerons la familiarité et l'intelligibilité. Ce n'est pas parce que notre monde est familier que nous le comprenons. La familiarité relève davantage de l'accoutumance : il s'agit d'un phénomène lié à notre motricité et à nos habitudes corporelles, et à l'ensemble des actes que nous accomplissons quotidiennement. 
  
Ensuite, nous tenterons de montrer que cette distinction entre familier et l'intelligible permet au fantastique d'exister. C'est parce que le monde familier est le simple effet d'une accoutumance qu'il peut basculer et devenir tout d'un coup étrange. Ainsi s'explique que tant de cultures aient pratiqué la magie, dans laquelle la littérature fantastique puise abondamment : c'est que la magie ouvre la possibilité d'un autre monde, ou d'une chaîne causale différente de celles auxquelles nous sommes habitués. Nous tâcherons enfin de découvrir comment la « pensée magique » en général permet le genre fantastique en particulier, dont elle n'est qu'une manifestation. 
  
Ouvrages utilisés pour cette séance : 

  • Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, P.U.F.

  • Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Folio-Essai. 

  • Marcel Mauss, Esquisse d'une théorie générale de la magie, in Sociologie et anthropologie

  • Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon (chapitre « Magie et religion ») 

  • Edgar Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, trad. Charles Baudelaire. 

  • Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleur



Séance du 7 mai 2015 : Le secret et l'étrange : Totem et tabou

Après avoir examiné dans la dernière séance ce qui rendait possible le fantastique, un problème se pose désormais : pourquoi le genre fantastique existe-t-il ? Dans la littérature, l'évocation de l'étrange et du surnaturel n'a plus le but simplement pratique que l'on retrouve dans la magie. On dirait qu'il est suscité pour lui-même, pour le plaisir. Quel est donc le sens d'un genre littéraire dont la fin est provoquer chez le lecteur ce que Freud appelle une impression d' « inquiétante étrangeté » ? 
  
Nous tenterons de répondre à cette question en suivant précisément la thématique exposée dans l'essai de Freud. Le sentiment produit par le genre fantastique bouleverse l'ordre familier et le fait apparaître comme étrange et inquiétant. Pourquoi ? Parce qu'il signale l'affleurement d'un secret. Fidèle à son expérience de fondateur de la psychanalyse, Freud repère dans ce sentiment l'émergence d'une couche d'impressions inconscientes, archaïques et refoulées. Il la situe notamment dans un âge de la prime enfance où l'esprit n'a pas encore pris la mesure du réel, et croit en sa toute-puissance – Freud pense d'ailleurs repérer une tendance identique dans la croyance en la magie, comme il l'explique dans son ouvrage Totem et tabou
  
Cette explication a sans doute une valeur psychologique, puisqu'elle réfère l'impression d'étrangeté à un moment dans l'histoire de l'individu. Mais plus profondément encore, elle permet de tracer un lien entre la littérature fantastique et la philosophie elle-même. Car le retour de cet âge refoulé est aussi l'expression d'une nostalgie de cette toute-puissance, autrement dit d'un véritable désir de connaître. Le fantastique, en faisant vaciller l'univers quotidien, poserait ainsi les prémisses de l'interrogation philosophique : que puis-je savoir ?