Nature

Nature et liberté : les séances

L’astuce [der Witz = la blague, malice au sens de malicieux mais non de mal] de Kant. Kant voulait prouver d’une manière qui frappe l’esprit de « tout le monde » que « tout le monde » avait raison : - c’était là la secrète astuce de cette âme. Il écrivit contre les savants en faveur du préjugé du peuple, mais pour des savants et non pour le peuple

NIESTZSCHE, Die fröhliche WissenschaftLe gai savoir n°193.

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Ce cours qui est une introduction à la lecture de Kant s’adresse à tout homme qui veut se comprendre lui-même, car c’est en dernière analyse cela que recherchait Kant : répondre à la question « qu’est-ce que l’homme ? ». Je commencerai donc cette année par rappeler que Kant, et cela dans la Critique de la raison pure, veut que la philosophie soit la réponse à cette question. Cette première formulation de l’idée de la philosophie permettra de comprendre pourquoi, pour que la philosophie concerne la vie de chacun, il faut des détours parfois aussi longs et difficiles que la Critique de la raison pure.

 

 

Séance du 26 janvier 2011 : Nature et liberté

Sans préjuger ni de la difficulté trop souvent attribuée à l’œuvre de Kant ni de la mauvaise réputation de l’homme, à cause de ce qu’on appelle à tort sa morale, nous commencerons par ce qui constitue le centre de la philosophie kantienne, à savoir l’idée d’autonomie. Lire Kant, c’est d’abord reprendre une philosophie de la liberté.

Une analyse de la notion de devoir justifie l’affirmation de la liberté : nous comprendrons en effet que ne peut être réellement obligé qu’un être libre.

Alors nous pourrons poser une première fois le problème de la contradiction au moins apparente entre la liberté et la nature. La nature, en effet, signifie nécessité : tout phénomène naturel est l’effet d’une cause antécédente. Or un acte ne peut être dit libre s’il est explicable par des causes antécédentes. Un simple effet n’est pas une action. Comment comprendre donc que nous puissions, sans nous contredire, affirmer comme physiciens la nécessité naturelle, et comme hommes notre la liberté ? Si nous pouvions montrer que la liberté est en contradiction avec la nécessité naturelle, c’est-à-dire que l’exigence morale contredit la rationalité de la physique, il faudrait considérer que cette exigence est vaine et que nos devoirs ne sont que des illusions.

En outre l’homme est un être de la nature, comme les autres êtres vivants : comment est-il possible de concevoir qu’un être de la nature soit libre et maître de son destin ?

Il est permis de prendre un exemple anachronique, pour comprendre en quel sens il y a une contradiction entre la nature et la liberté : l’institution du Comité d’éthique impose des limites aux recherches scientifiques au nom de la dignité de l’homme. De quel droit ? Sur quoi fonder une décision qui ne procède pas d’une connaissance scientifique ? Certains « spécialistes » des neuros-ciences considèrent qu’ainsi un préjugé moral et religieux privilégie abusivement l’homme sur le reste de la nature, comme si la rationalité scientifique signifiait que nous devons renoncer à notre dignité. Il est vrai qu’un homme seulement neuronal est un matériel expérimental, comme n’importe quel autre vivant ou n’importe quelle partie de la nature. Il est vrai aussi que l’affirmation de la valeur absolue de la personne humaine au principe de la Déclaration des droits de l’homme ne relève pas d’une science. Il y a donc d’un côté ce que la biochimie et la neurologie nous apprennent de l’homme, et de l’autre ce que chacun sait de lui-même et de ses semblables par la conscience qu’il a de sa dignité. Ce sont deux connaissances de deux types distinct, l’une scientifique, l’autre au contraire commune, et indépendante de la recherche scientifique. La subordination de la recherche scientifique à une norme non scientifique est-elle un reste d’irrationalité du temps où l’Eglise interdisait par exemple la dissection des cadavres ?

Après cette introduction, et sans nous préoccuper de suivre l’ordre de parution des trois Critiques, nous lirons le début des Fondements de la métaphysique des mœurs pour comprendre le sens la raison. De là nous passerons à la Critique de la raison pure.

 

 

Séance du 9 février 2011 : les fondements de la métaphysique des moeurs


Voici donc une traduction du célèbre commencement des Fondements de la métaphysique des mœurs. Je l’ai choisie pour ce qu’elle nous apprend de l’idée kantienne de la raison à partir d’une réflexion sur la haine de la raison. Mais ce sera l’occasion de considérer l’idée de volonté bonne et de voir que Kant est un auteur compréhensible : à condition toutefois de se donne la peine de lire et relire !

Conseils de lectures

Le lecteur doit d’abord se demander ce qu’il pense lui-même vraiment des qualités que ces pages énumèrent, et des exemples que nous lui proposons dans ce qui suit. Qu’il laisse parler en lui ce que l’allemand appelle « le sain entendement commun », et le français « le bon sens » ou « la raison », et surtout, qu’il le fasse sans se demander quelle peut bien être la doctrine kantienne en la matière, puisque Kant veut que nous partions de « la connaissance rationnelle commune de la moralité ». Une fois seulement cette tentative de réflexion menée à bien, et alors seulement, il pourra dire (ou refuser de dire) qu’il ne s’agit pas d’une connaissance commune mais d’un préjugé prussien ou piétiste.


Ainsi, un homme auquel ne manque aucune des qualités qui sont énumérées dans ces pages, mais dont nous penserions qu’il trahit en lui-même et en autrui sa dignité d’homme, un tel homme serait méprisable à nos yeux. Chacun trouvera aisément dans son milieu professionnel des exemples de petites lâchetés auxquelles il assiste, ou même il verra assez clairement que lui-même n’a pas toujours été assez vigilant. Il suffit par exemple d’être fort intéressé par une promotion...

Ou encore chacun sait qu’un homme que la nature la favorisé ou qui a gagné à la loterie peut n’être qu’un vaurien. Ce peut être aussi le cas d’un homme de génie dont l’œuvre nous enchante.
Réfléchir sur ces exemples permet de comprendre l’idée de volonté bonne : en dehors de cette « bonté » du vouloir, il n’y a de valeur que relative. Sans compter la relativité de ce qui est monnayable, du prix marchand.

Nous verrons pourquoi Kant est en droit de faire de la raison le juge de la valeur absolue de la volonté.


Ainsi la valeur d’un homme ne se mesure pas à ce qu’on appelle le succès ou la réussite. Et pour qui réfléchit, il y a même là une difficulté majeure, puisqu’on ne voit manifestement pas de relation entre la bonté intérieure des hommes et leur réussite sociale ou leur bonheur. La misère peut frapper un homme de bien, la santé et la richesse favoriser le pire des hommes. D’où l’interrogation menée par Kant sur le sens de la présence en nous d’une raison qui ne nous sert pas seulement à calculer les moyens qui nous permettront de satisfaire nos inclinations et ainsi d’être heureux, mais qui nous impose de n’accorder de valeur absolue qu’à la bonté du vouloir, ce qui peut nous contraindre à nous priver de ce que nous désirons. Par exemple cette exigence impose de ne pas s’enrichir n’importe comment, et elle ne s’accorde donc pas nécessaire-ment avec les impératifs économiques. Un telle idée du bien ne risque-t-elle pas de nous interdire le bonheur ? Ne nous donne-t-elle pas une tâche irréalisable ? N’implique-t-elle pas une critique radicale de la société dans laquelle nous vivons ?

Avertissement

Il convient en outre de faire très attention à l’usage des exemples dans ce contexte. Ils ne sont pas là pour nous proposer des modèles, mais pour donner à penser la nature de la volonté. Le dernier paragraphe que nous avons extrait dit ceci :

« le concept du devoir…contient celui d'une bonne volonté. Il le contient certes avec certaines restrictions, et certaines entraves subjectives, mais bien loin de le dissimuler et de le rendre méconnaissable, elles le font plutôt res-sortir par contraste et le rendent d'autant plus éclatant ».

Il y a en effet dans le concept de devoir l’idée d’une contrainte qui s’exerce sur la volonté. C’est qu’elle n’est pas un élan qui ne rencontrerait aucune résistance : faire ce que la raison exige suppose toujours quelque chose comme un combat contre notre nature d’être sensible. Et du même coup un exemple où la lutte entre l’exigence de la raison et la nature en nous est manifeste vaut mieux qu’un exemple où les deux s’accordent. Mais attention : Il ne vaut mieux non pas moralement, comme s’il y avait plus de moralité en l’homme qui doit lutter contre des désirs contraires à son devoir, ou que le malheur frappe. Un tel exemple vaut « philosophiquement », je veux dire pour voir plus clairement la différence qu’il y a entre ces deux éléments. C’est une sorte d’expérimentation chimique faite en pensée pour les distinguer l’un de l’autre. Aussi Kant donne-t-il souvent des exemples assez noirs où le bonheur et la moralité sont en contradiction. On n’en conclura pas qu’il considérerait que la moralité exige de telles épreuves et qu’elle disparaît si désir et devoir se trouvent d’accord. Ces exemples proposent à la réflexion la représentation de situations qui permettent de voir la différence de nature de ces deux exigences et ils montrent que on seulement nous accordons une valeur supérieure à la moralité.       

 

 

Séance du 9 mars 2011 : Raison et liberté

Pour répondre aux questions de l’auditoire, nous allons expliciter rapidement l’idée de morale rationnelle et personnelle.

Nous reprendrons ensuite où nous l’avons laissé le mois dernier le texte de Kant déjà mis en ligne, afin de réfléchir sur le sens de la raison : nous nous demanderons avec Kant ce que signifie le fait que nous soyons doués de raison.

Nous verrons la raison ne se réduit pas à sa fonction calculatrice, ou à ce qu’elle est dans la pratique des sciences positives, mathématiques et expérimentales. L’absolu que la raison exige nous est inaccessible par la connaissance, mais si une science de l’absolu est impossible, une philosophie de la liberté est possible qui comprend que la vraie signification de notre exigence d’absolu ou d’inconditionné est d’ordre moral.  

    

 

Séance du 23 mars 2011 : la haine de la raison

Nous allons après le détour de la séance précédente reprendre le texte des Fondements de la métaphysique des mœurs qui est en ligne. Il est permis d'en lire la source, une page célèbre du Phédon. 

 

Séance du 30 mars 2011 : Ouvrir la Critique de la Raison pure

Après avoir rapidement dit quel et l’esprit de la philosophie kantienne, nous pouvons nous lancer dans la Critique de la raison pure.

Nous savons que nous allons réfléchir sur la connaissance mathématique et expérimentale pour comprendre comment penser notre existence d’être libre sur laquelle la science moderne ne permet pas de se prononcer. L’ancienne métaphysique prétendait connaître par la seule raison notre destination morale : Kant rend compte des raisons pour lesquelles elle échoue dans ce projet et pourquoi ce projet doit être entrepris d’une tout autre manière.

Pour lire Kant, il nous faut donc pouvoir nous repérer dans l’ancienne métaphysique qui est l’objet de sa « critique », et dont portant il affirme toujours qu’elle répond à une exigence constitutive de la raison.


Je propose de commencer cette sorte d’introduction à la lecture de la Critique de la raison pure par une réflexion sur les termes a priori et a posteriori qui aujourd’hui ne veulent plus dire grand-chose. Ce sera l’occasion de mises au point de vocabulaire élémentaires à partir de preuves classiques de l’existence de Dieu.  On pourra lire en ce sens cet extrait de l'ouvrage.

 

Séance du 4 mai 2011 : la rationalité de l'expérience

Kant s’interroge sur la question de savoir comment une connaissance a priori est possible : le seul exemple des mathématiques - du moins pour celui qui les pratique ! – impose une réflexion sur ce que c’est qu’une connaissance rationnelle pure. Nous tenterons de comprendre le sens de l’interrogation kantienne et à partir de là, de l’idée de la raison qu’elle permet de formuler. Toute grande philosophie est en effet l’élucidation de l’idée de la raison.

L’interrogation sur les mathématiques est inséparable d’une interrogation sur la physique, puisqu'elle est d’abord une science mathématique, expérimentale certes, mais expérimentale parce que mathématique. De là une autre formulation de la question de savoir ce que c’est qu’une connaissance rationnelle : comment une connaissance rationnelle ou a priori de l’expérience est-elle possible ? Que signifie une telle question ? Il va falloir réfléchir sur la rationalité de l’expérience, c’est-à-dire refuser une théorie « empiriste » de l’expérience.

On pourra s'appuyer pour mieux saisir le problème sur une page de Descartes.

 

Séance du 25 mai 2011 : Hume et Kant

Nous reprendrons ce que nous avons appris sur la nature de l’expérience en général. Ayant rappelé qu’elle n’est pas le fondement du principe de causalité mais qu’elle est au contraire fondée sur lui, nous poursuivrons l’enquête humienne qui établit que la causalité ne peut pas davantage procéder de la raison que de l’expérience.

Mais c’est que nous entendrons alors par raison une pensée analytique : il faudra esquisser l’idée de rationalité analytique pour comprendre pourquoi la lecture de Hume a amené Kant à formuler l’idée d’une raison synthétique.

Nous distinguerons alors critique de scepticisme, c’est-à-dire poserons la question proprement kantienne : de quel droit pouvons-nous être assurés de l’objectivité des mathématiques, de la physique et de l’expérience elle-même ?       

 

Séance du 8 juin 2011 : Comment un jugement synthétique a priori est-il possible?

Qu’est-ce que signifie l’idée de jugement synthétique a priori ? Cette expression semble contradictoire puisque nous avons vu qu’il fallait assimiler analytique et a priori d’un côté, synthétique et empirique ou a posteriori de l’autre.

Quel est l’enjeu de la position kantienne ? Comme Descartes mais d’une autre façon, Kant refuse de confondre logique et mathématique. Et périodiquement les logicistes qui assimilent logique et mathématique s’affrontent aux mathématiciens et aux philosophes qui considèrent qu’il y a quelque chose d’irréductible au logique dans le mathématique. Ceux-ci considèrent en effet que l’exposition axiomatique et purement logique des mathématiques n’est qu’une réexposition (il est vrai féconde) qui suppose le travail d’invention et de construction proprement mathématique qui l’a précédé.

La thèse kantienne résumée de manière paradoxale est la suivante : compter revient toujours à compter sur ses doigts. Les mathématiques supposent un travail de construction irréductibles à la pure et simple déduction. Nous devrons donc réfléchir non pas seulement sur ce que c’est qu’un nombre, mais sur l’opération de compter et sur l’usage des signes en arithmétique, ainsi que sur le sens de la géométrie comme maîtrise de l’espace et non comme contemplation d’essences. L’addition constitutive des nombres est une synthèse qui suppose le temps, les relations construites pas la géométrie supposent l'espace – l’espace et le temps, objets de la première partie de la Critique de la raison pure, comme formes a priori de la sensibilité. Sur ce dernier point, le cours ne fera qu’annoncer un travail à venir.      

On s'appuiera sur les deux textes suivants, parfaitement classiques.

 

 

Séance du 19 octobre 2011 : la philosophie au sens cosmique et au sens scolastique

Ainsi que la notice du cours l'annonce, nous commencerons par réfléchir sur l’idée de philosophie entendue non pas comme système de concepts ou de connaissances, affaire de spécialises, mais en tant qu’elle concerne tout le monde (c’est ce que Kant entend par concept cosmique). Et soyons attentifs à ceci : la question ici posée est celle-là même que les petits enfants ne cessent de poser . c’est la question « pourquoi ? », qui veut dire « à quelle fin ? dans quel but ? à quoi bon ?". Si donc les formulations kantiennes sont « scolastiques » ou « académiques », peut-être expriment-elles des pensées plus naïves qu’on se l’imagine généralement.       

Nous nous appuierons pour ce faire sur les extraits suivants.

 

 

Séance du 2 novembre 2011 : la question "qu'est-ce que l'homme" et la philosophie de Kant

Une réflexion sur la notion de finalité nous a permis retrouver l’idée de philosophie telle que Kant la définit : tout sens tient en fin de compte à ce que l’homme fait de lui-même. Ou encore, le monde n’a de sens que par l’action de l’homme. L’action, c’est-à-dire non pas la maîtrise de la nature ou la conquête du monde, mais la réalisation de la liberté. Ainsi la création tout entière n’a de sens que dans la mesure où les droits de l’homme s’y réalisent. Comprendre, c’est articuler toute chose à l’exigence morale – à la valeur absolue de la personne humaine.

Toutes les activités humaines, quelles qu’elles soient, connaissances, techniques, les beaux arts eux-mêmes, tout ce que l’homme fait n’a de sens que dans la mesure où cela contribue à sa liberté – liberté ne signifiant pas ici le pouvoir de faire ce qu’on désire (car même les fous sont libres en ce sens, disaient les stoïciens), mais la dignité de la personne humaine, la noblesse de l’homme en tant qu’homme. Et cette grandeur de l’homme n’est pas de l’ordre du fait mais du devoir être, ce n’est pas une donnée mais une conquête permanente – la rançon de la liberté de l’homme est qu’il est le seul être de la nature qui peut déchoir. Le sens de la création dépend de nous ! Ce commentaire ne me paraît pas forcer le propos de Kant.

La critique de la raison et la question de la croyance

On doit m’objecter que Kant continue d’affirmer l’existence d’un Dieu bon créateur du monde ; cette affirmation relève certes non pas d’un savoir mais d’une croyance (nous verrons plus tard en quel sens c’est une « croyance de la raison » et non une foi irrationnelle) et elle signifie que le monde est approprié à notre destination d’être libre : Dieu étant bon a créé un monde qui s’accorde avec notre exigence absolue de liberté. Le monde n’est pas le produit d’un démon qui se joue des hommes, il n’est pas non plus le résultat d’un coup de dé, du hasard, mais il est le lieu de notre destination d’être libre. Croire en Dieu de cette manière, ce n’est pas se soumettre à un despote tout puissant, c’est croire qu’être jeté dans la nature comme nous le sommes n’est pas absurde et que la nature des choses en nous et hors de nous s’accorde avec notre exigence de dignité. Il dépend donc de nous de faire que ce monde soit sensé ! Kant suspend ainsi le sens de la création à la manière dont l’homme agit dans le monde. Dieu en ce sens n’est plus responsable du sens, c’est l’homme seul qui en est comptable.

Rousseau a déjà opéré ce renversement. D’où cette conséquence : une théodicée qui justifie Dieu de la présence du mal dans le monde (théo-dicée veut dire justification de Dieu), comme celle Leibniz et de ses prédécesseurs, est inutile : car ce n’est pas Dieu ou la nature en nous ou hors de nous qui est cause du mal, mais l’homme [c’est aussi le sens du refus par Kant comme par Rousseau de l’idée de péché originel].

Ainsi le personnage central de la philosophie n’est plus Dieu, mais l’homme, et répondre à la question « qu’est-ce que l’homme ? » résume tout le programme de la philosophie.
Pourquoi faut-il, pour répondre à cette question, une « critique de la raison pure » ? Critiquer veut dire juger, apprécier ; ici, c’est s’interroger sur les prétentions de la raison à connaître et se demander si elles sont légitimes et donc dénoncer ses prétentions illégitimes : Kant « critique » la prétention de la métaphysique à connaître la spiritualité et l’immortalité de l’âme, à se prononcer sur l’origine du monde et sur l’existence de Dieu. Mais la critique justifie en même temps le véritable usage de la raison, usage pratique – et c’était l’objet du cours de l’an dernier. Le vrai sens de la raison est d’ordre moral. Je retiens aujourd’hui une seule chose : la raison la plus commune suffit à l’homme pour connaître son devoir, sans qu’il ait besoin pour cela du secours d’une métaphysique - psychologie rationnelle (étude par la raison de la spiritualité de l’âme et preuve de son immortalité) ou théologie rationnelle (démonstration de l’existence de Dieu). Autrement dit la limitation du savoir qui est imposée par la critique de la raison pure permet de justifier Rousseau d’avoir prétendu que le plus commun des homes n’était pas moins bon juge en matière de morale que le plus grand des savants.

Kant et Rousseau

C’est toujours le renversement que j’ai attribué à Rousseau : connaître son devoir pour l’homme ne relève pas d’un savoir de même nature que la connaissance mathématique ou physique, encore moins d’une métaphysique.

Il nous faudra donc comprendre qu’entre savoir et devoir il y a une différence d’ordre ou de nature – la rationalité théorique ou spéculative d’un côté, et de l’autre la rationalité pratique ou morale. Savoir ce qu’on doit faire et savoir que 2+2 font 4, voilà deux ordres de savoir irréductibles l’un à l’autre. Il résulte de cette thèse philosophique sur la nature de la moralité – l’idée que la moralité relève de la raison la plus commune et non d’une science spéciale ou d’une métaphysique – qu’il n’y a pas une morale de Kant comme il y a une morale stoïcienne, ou épicurienne, morales liées à des systèmes philosophiques, mais Kant se contente d’une réflexion sur la morale commune. Le titre de la première partie des Fondements de la métaphysique des mœurs permet de le comprendre : Passage de la connaissance rationnelle commune de la moralité à la connaissance philosophique. Le philosophe n’invente pas une morale mais réfléchit sur la morale commune pour en comprendre la nature.

Nous nous demanderons donc pourquoi il faut un ouvrage aussi long et difficile que la Critique de la raison pure pour en venir à la question qu’est-ce que l’homme et réfléchir sur la morale commune. Cette difficile critique détermine les limites du savoir, pour rendre à l’homme sa liberté de juge ! J’y vois pour ma part une leçon essentielle : il n’y a pas d’expert en matière de morale ! Pour nous qui ne savons plus très bien ce que c’est que la métaphysique et qui sommes assez prisonniers d’une sorte de religion des sciences positives, la leçon kantienne est salubre, salutaire : nous n’avons pas nous en laisser imposer par les prétendues découvertes scientifiques pour tout ce qui concerne l’essentiel de notre vie et nos choix fondamentaux. Le cours devra rappeler rapidement ce qu’était la métaphysique sur laquelle Kant dut faire porter sa réflexion.

NOTE

Le cours n'a pu être enregistré. Vous trouverez ici un pdf permettant de résumer nos échanges durant la séance.
 

 

 

Séance du 16 novembre 2011 : Pourquoi "critiquer la Raison"? La question des limites du savoir

Nous reprendrons rapidement ce qui a été dit de la lecture de Rousseau par Kant pour comprendre ceci : en répondant à la question "que puis-je savoir ?" La Critique de la raison pure définit les limites du savoir. Ce qui veut dire – et ma formulation est très libre – que les progrès du savoir ne nous apprendrons rien de fondamental concernant la destination de l’homme et qu’en matière de morale (de conduite personnelle) il n’y a pas d’expert.

Nous réfléchirons sur le sens d’une réflexion philosophique sur les sciences et reviendrons sur ce qu’était la métaphysique, objet de la critique kantienne.      

 

 

Séance du 30 novembre 2011 : l'illusion métaphysique et sa nécessité

Nous prendrons l’exemple de la notion de substance pour comprendre l’ambition de la métaphysique dont Kant entreprend la critique. Il faudra cette fois entrer dans le vocabulaire scolastique de la philosophie, et connaître le sens de termes comme catégorie, sujet, prédicat…

Leibniz et la substance

Ce sera l’occasion de prendre aussi la mesure de l’ontologie leibnizienne, car si la critique de la métaphysique montre en quoi consiste l’illusion métaphysique, elle en montre par là-même la nécessité : ce n’est pas l’erreur de petits esprits ou de superstitieux, mais une illusion à laquelle nul ne peut échapper – comme celle qui nous fait voir sur la mer une ligne d’horizon, illusion qui une fois comprise cesse de nous tromper mais demeure.

On s'appuiera en particulier sur l'idée de substance, telle que Leibniz en formule la notion dans ce célèbre passage de sa lettre à Arnaud du 30 avril 1687 : « Je tiens pour un axiome cette proposition identique qui n'est diversifiée que par l'accent : que ce qui n'est pas véritablement un être n'est pas non plus véritablement un être. On a toujours cru que l'un et l'être sont des choses réciproques. Autre chose est l'être, autre chose est des êtres, ; mais le pluriel suppose le singulier, et là où il n'y a pas un être, il y aura encore moins plusieurs êtres. »       

 

 

Séance du 14 décembre 2011 : l'unité du moi est-elle un préjugé grammatical?

Lors de la discussion qui a suivi le cours du 30 novembre, Benjamin a posé la question du parallélisme ontologico-linguistique : les catégories de la métaphysique, celles d’Aristote d’abord, ne sont-elles pas purement et simplement des catégories linguistiques, celles de la langue grecque ? Ainsi, lorsque nous faisons usage de la catégorie de la substance et croyons avoir affaire à la réalité, mais nous demeurons enfermées dans une représentation du réel imposée par une langue particulière.

De la même façon une philosophie du sujet est-elle prisonnière de la grammaire ? Le « je » n’est-il au fond qu’un phénomène linguistique comme le dit Benveniste ? Chez Descartes ou chez Kant, la primauté du « je pense » ne serait qu’une illusion déterminée par la structure de leur langue. Voici une page de l’Anthropologie qui permet de voir le sens d’un tel problème.       

 

 

Séance du 18 janvier 2012 : Kant et Locke

Nous avons esquissé la critique kantienne de la catégorie de substance, qui limite l’ontologie : le concept de substance est le principe de notre perception du changement. Il ne signifie au fond rien de plus que la permanence de ce qui change. J’y reviendrai : le principe de la chimie moderne que Lavoisier a su formuler et lier à l’usage de la balance est le principe a priori de toute expérience du changement –expérience de la transformation d’une même chose dans le temps.

La Raison, au coeur de l'expérience

Nous examinerons donc deux thèses essentielles et inséparables.

La première, c’est qu’il y a des principes a priori de l’expérience, autrement dit que l’expérience n’est jamais seulement sensible. L’expérience suppose la raison : il y a une rationalité immanente à l’expérience.
La seconde thèse, qui est la conséquence de la première, et que nous avons déjà considéré, c’est que les concepts a priori ou les catégories (par exemple celle de substance) ont pour fonction de constituer l’expérience, de telle sorte qu’en faire un usage qui dépasse les limites de l’expérience (et porte sur des objets qui ne peuvent être donnés dans l’espace et le temps) est illégitime ou du moins ne peut fonder une science du suprasensible. Nous l’avons vu, et nous y reviendrons, c’est faire un usage abusif du concept de substance que de vouloir lui faire prouver l’immortalité de l’âme.

La première thèse rend compte de l’objectivité de l’expérience : parce qu’il y a une rationalité de l’expérience, nous avons raison de nous fier à l’expérience ! Par là nous sommes délivrés du scepticisme de Hume - empirisme si conséquent qu’il allait jusqu’à nier l’objectivité de l’expérience. La seconde thèse signifie qu’une métaphysique de l’âme et impossible - non pas qu’il faille nier la spiritualité de l’âme et l’immortalité, mais il est impossible de se prononcer sur ce genre de question scientifiquement.

Nous commencerons ici par lire deux pages de l’Introduction de la Critique de la raison pure.

L'empirisme de Locke

Pour comprendre ce que c’est qu’une catégorie ou un concept – pour comprendre en quoi consiste le travail de l’entendement constitutif de l’expérience elle-même, nous emprunterons un détour : la discussion de l’empirisme de Locke et de Hume. Que l’expérience elle-même suppose des principes rationnels, cette thèse doit d’abord étonner. Car elle signifie que l’empirique est toujours déjà en quelque façon rationnel, ou encore qu’il n’y a pas de connaissance seulement sensible. Cet aspect-là de la thèse kantienne suppose une réfutation de l’empirisme. Nous partirons donc de l’empirisme de Locke.

Mais d’autre part, cette philosophie de l’expérience rendant compte de l’inséparabilité de la sensibilité et de l’entendement, du sensible et de l’intellectuel qui constituent ensemble et non séparément notre connaissance, il en résulte qu’ n’y a pas de connaissance seulement intellectuelle possible : il n’y a pas de science du suprasensible. Nous retrouverons donc la critique de la psychologie rationnelle.

Ce parcours a pour principal objectif de permettre de comprendre ce que c’est qu’un concept : les concepts ne sont rien que l’activité par laquelle la conscience unifie les données sensibles et par là seulement se rend ces données présentes dans une expérience. Cette formulation ne peut pour l’instant que paraître sibylline.

 

 

Séance du 1er février 2012 : suite de la réflexion sur l'empirisme

Je rappellerai d’abord ce qui a été établi à la séance précédente, à savoir qu’il y a des concepts a priori immanents à notre expérience ordinaire. Et pour comprendre que la philosophie kantienne est une philosophie non empiriste de l’expérience, je reprendrai quelques analyses « empiristes » de Locke.

Le prolongement sceptique imposé par Hume à ces analyses nous conduira à Kant : à l’idée que le concept a priori de cause est ce qui fait que l’expérience n’est pas simplement un jeu de représentation. Nous justifierons ainsi notre confiance ordinaire en l’expérience.  

 

 

Séance du 15 février 2012 : Hume et les idées abstraites   

Après avoir rapidement reprise le problème de l’idée de substance tel qu’il se pose chez Locke, nous nous interrogerons avec Hume sur la nature de nos idées générales et abstraies et nous méditerons un beau paradoxe philosophique : Hume nie que nous ayons des idées générales ou abstraites: c'est dire que ce qu’on appelle un concept n’est rien ! Il n’y a que des idées particulières ou images, et des mots généraux qui les évoquent, mais auxquels ne correspondent pas de représentations générales (ce que nous avons appelé des concepts).

Ce détour nous permettra (mais une autre fois !) de mieux comprendre la nature des concepts et en quoi ils sont en effet d’un tout autre ordre que des images ou représentations sensibles.       

 

 

Séance du 14 mars 2012 : l'unité de dénomination est-elle sensible ou intellectuelle?

Nous faisons un long détour pour parvenir à comprendre ce que c’est qu’un concept (et ceci dans une perspective définie par Kant, un concept, une catégorie, ou, quand il s’agit des notions géométriques et mathématiques en général, un schème, mais nous n’avons pas encore envisagé cette année cette dernière notion).

Nous sommes arrivés à poser le problème de l’unité de dénomination : qu’est-ce qui fait que nous pouvons réunir sous un seul terme une diversité d’idées différentes ? Nous parlons tous des langues dont les termes sont généraux : nous pouvons réunir sous le nom « arbre » la diversité des idées particulières par lesquelles nous nous représentons des arbres. Comment est-ce possible ? La réponse de Hume, c’est que ces idées particulières ont entre elles une ressemblance. Et donc l’unité recherchée est sensible et non intellectuelle : l’unité de dénomination a pour principe quelque chose qui est encore d’ordre sensible et non pas proprement conceptuel. Il n’y a pas de concept d’arbre correspondant au mot arbre !

Je vais prendre le temps de montrer qu’en effet il peut y avoir quelque chose comme une unité sensible et non intellectuelle ou conceptuelle qui permet de réunir sous un terme commun diverses représentations. Ainsi les couleurs chaudes sont unifiées par un caractère sensible et non intellectuel. Et pour rendre compte de la correspondance sensible qui fait l’unité de cinq sens, nous relirons Baudelaire. 

La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

Charles Baudelaire, Correspondances, Les fleurs du mal

Concept, ressemblance et similitude

Une fois que nous aurons approfondi l’idée d’une unité sensible au principe de l’unité de dénomination, nous nous demanderons si, comme le dit Hume, c’est vraiment une ressemblance qui permet d’appeler simples toutes les idées simples et si nous pouvons nous passer de concepts comme il le demande.
Il y a là une réflexion assez difficile !

Ce sera donc l’occasion de montrer à des non-spécialistes sur quel type de problème achoppent les philosophes. Occasion d’apprendre à s’étonner sur ce qui d’ordinaire va de soi. La vraie philosophie ne répond pas aux questions que les hommes ont coutume de se poser avant d’avoir réfléchi et qui nourrissent les débats médiatiques (ou les modes philosophiques) : elle apprend à s’étonner de ce qui d’ordinaire va de soi, à s’interroger sur ce que précisément ces faux débats ne remettent jamais en question.

Nous suivrons (peut-être seulement le 28 mars) sur ce point Rousseau dont voici un extrait (célèbre !). 

L’objectif du cours est de montrer à partir de cette analyse ce qu’est l’unité intellectuelle ou conceptuelle pour passer de l’idée d’une unité conceptuelle ou intellectuelle, à celle d’unité de la conscience qui est au cœur de la Critique de la raison pure. 

 

 

Séance du 28 mars 2012 : Concept et Logique

Nous cherchons ce que c’est qu’un concept. Notre réflexion porte sur la nature de l’unité qui fait qu’un concept est un concept, c’est-à-dire rassemble sous lui une diversité de représentations.Après avoir compris en quel sens on pouvait parler d’une unité sensible, nous allons par la lecture de quelques pages de Rousseau mises en ligne la semaine dernière, comprendre que l’unité que nous cherchons est intellectuelle et comme telle irréductible au sensible.

Voici la manière dont Kant rendait compte de la même idée à ses étudiants dans son cours de Logique.     

 

 

Séance du 11 avril 2012 : la révolution copercinicienne

Nous poursuivrons notre réflexion sur l’idée d’une unité originairement synthétique de l’aperception : unité de la conscience qui n’est pas l’objet d’une psychologie empirique ou rationnelle.

Ce sera le moment de revenir sur l’idée de révolution copernicienne, c’est-à-dire de comprendre en quel sens l’objectivité requiert un sujet, et quelle est la nature de ce sujet.       

 

 

Séance du 9 mai 2012 : la révolution copernicienne, suite

Nous avons jusqu’ici esquissé l’idée de l’unité originairement synthétique de l’aperception à partir d’une réflexion sur ce que c’est qu’un concept. L’expérience elle-même requiert l’unification de la diversité sensible qui ne serait même pas une donnée pour la conscience si elle n’était « toujours déjà » unifiée. Tel est le sens kantien de l’a priori, a priori de l’a posteriori, pour reprendre une expression de Michèle Beyssade.

Nous allons reprendre cette théorie de l’expérience, qui montre que notre expérience est organisée par la raison et implique donc que nous reformulions la question du rapport du rationnel et de l’empirique. Nous comprendrons alors en quoi Kant pu qualifier son entreprise de "révolution copernicienne".

N.B. : j’ai mis l’accent sur la théorie kantienne de l’expérience parce que c’est un biais permet d’entrer dans la Critique de la raison pure. Cela ne signifie pas qu’il faille considérer que la Critique de la raison pure n’est qu’une théorie de l’expérience.       

 

 

Séance du 23 mai 2012 : Conclusion (provisoire) de l'atelier

Nous improviserons pour ce dernier cours de l’année une conclusion de ces leçons kantiennes.

Que signifie la distinction des noumènes et es phénomènes ? Pourquoi Eric Weil a-t-il raison d’insister sur la distinction de la pensée et de la connaissance ?

J’ai en effet cette année mis l’accent sur la limitation de la connaissance, et donc sur la fonction des concepts qui, même a priori, n’ont de sens qu’en tant qu’ils sont les principes de l’organisation de l’expérience. Cela ne signifie pourtant pas qu’une métaphysique qui est « pensée » et non « connaissance (au sens de la physique ou des mathématiques) soit possible.