Séance du 17 février 2010 : l'univers et l'universel
L’exigence morale et politique de justice s’accorde-t-elle avec la nature humaine, et une politique pragmatique, empirique, ne vaut-elle pas mieux qu’une politique fondée sur de principes ? Un certain réalisme ou pragmatisme politique considère en effet les idées comme des chimères, c’est-à-dire comme des produits de l’imagination, et vouloir l’égalité serait parfaitement irrationnel, comme est irrationnel un désir fou, contraire à la nature des choses et à la nature humaine. Je n’ai pas traité cette question mais seulement indiqué quelques pistes de réflexions et quelques difficultés de vocabulaire. Le terme de « réalisme » est particulièrement équivoque, par exemple.
Je rappellerai ici seulement un point essentiel. La physique moderne a été conquise contre l’expérience première, qui est, selon une expression de Gaston Bachelard, un obstacle épistémologique. Par exemple la chute d’un corps nous paraît dûe à sa lourdeur, que nous éprouvons lorsque nous le soulevons. Or Galilée comprend que la lourdeur est au contraire l’effet de la chute. De même comprendre que la terre tourne autour du soleil, c’est aller contre l’expérience ordinaire qui nous montre en effet que le soleil se lève le matin et parcourt le ciel pour se coucher le soir : c’est lui que nous voyons bouger. Ou encore Lavoisier découvre que l’air qu’on croyait être un élément est mélange, etc. Toutes ces découvertes sont l’œuvre de l’intelligence, et requièrent des concepts. Cesser de croire en la génération spontanée a demandé un combat difficile. Se délivrer des superstitions est une tâche de pensée considérable. Pourquoi la réalité politique pourrait-elle être connue et comprise sans idées, sans concepts, sans théorie ? Suffirait-il d’être au charbon pour connaître la composition du charbon ? On est donc pratiquement certain qu’un homme qui, se prétendant réaliste, qui méprise les idées et la théorie, ne fait que rêver.
Cette question ne nous éloigne pas de notre propos, qui est l’universel. Car on oppose l’universalité, dite abstraite, à la multiplicité des choses réelles, dites concrètes, qui sont en effet toutes particulière. Or le rapport de l’homme au monde est un rapport au tout du monde, à l’univers : univers et universel, la parenté des termes est riche de sens. J’ai donc rappelé que l’homme n’est pas seulement un être vivant dans un milieu particulier, mais qu’il est capable de devenir astronome ou tout simplement de contempler le ciel : ainsi appartient à son monde même dans ce qu’il n’est pas lié à son milieu biologique ou écologique : il s’élève à l’idée du monde. Ainsi nous n’avons pas seulement affaire à une représentation particulière du monde, qui ne serait qu’un phénomène socioculturel, mais nous sommes capables de connaître le monde lui-même. Quand même nous prendrions conscience que notre cosmologie n’est pas encore suffisante ou qu’elle est provisoire, en attendant d’autres découvertes, il faut pour parvenir à cette conscience de l’insuffisance de notre représentation du monde, que nous n’en soyons pas prisonniers – que cette représentation soit celle d’une société donnée – un mythe – ou celle que la recherche scientifique adopte à un moment donné de son histoire. Il y a un rapport originaire de la pensée au monde au fondement de notre conscience, qui par là, et par là seulement, peut juger ses représentations et tout ce qu’une société l’amène à croire. L’universel n’est pas une chimère ou une violence faite au particulier, il est au cœur de la pensée ce qui fait d’elle une pensée. On notera du même coup que la philosophie n’est pas ce qui apporterait une vision du monde mais au contraire ce qui permet de juger toute vision du monde.