Le travelling de Kapo, un plan peut-il être "abject"? Rivette / Daney

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Rivette, "De l'abjection", 1961

Cet article, éloquemment intitulé "De l'abjection", est publié en juin 1961 dans le numéro 120 des Cahiers du cinéma: Jacques Rivette y condamne sans ambages le film Kapo, réalisé par Gillo Pontecorvo, première fiction cinématographique traitant des camps de concentration nazis. Ce texte devait faire date en rendant célèbre le mot de Godard selon lequel "les travellings sont affaire de morale" et en donnant à Serge Daney ce que, trente ans plus tard, il nommera sa "première certitude de futur critique". Il est de bon ton aujourd'hui de trouver excessif l'article de Rivette, voire de le renvoyer à une morale de censeur. Mais s'il est vrai que Pontecorvo était animé des meilleures intentions et que les ridicules obscénités d'un mélodrame dans les camps sont imputables à son scénariste Franco Solinas, on oublie trop souvent que Rivette ne s'en prend pas qu'au fameux travelling et que c'est bien le parti-pris "réaliste" de Pontecorvo qui est l'objet premier de sa condamnation. 

« Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est difficile, lorsqu’on entreprend un film sur un tel sujet (les camps de concentration), de ne pas se poser certaines questions préalables ; mais tout se passe comme si, par incohérence, sottises ou lâcheté, Pontecorvo avait résolument négligé de se les poser. 

Par exemple, celle du réalisme : pour de multiples raisons, faciles à comprendre, le réalisme absolu, ou ce qui peut en tenir lieu au cinéma, est ici impossible ; toute tentative dans cette direction est nécessairement inachevée (« donc immorale »), tout essai de reconstitution ou de maquillage dérisoire et grotesque, toute approche traditionnelle du « spectacle » relève du voyeurisme et de la pornographie. Le metteur en scène est tenu d’affadir, pour que ce qu’il ose présenter comme la « réalité » soit physiquement supportable par le spectateur, qui ne peut ensuite que conclure, peut-être inconsciemment, que, bien sûr, c’était pénible, ces Allemands quels sauvages, mais somme toute pas intolérable, et qu’en étant bien sage, avec un peu d’astuce ou de patience, on devait pouvoir s’en tirer. En même temps chacun s’habitue sournoisement à l’horreur, cela rentre peu à peu dans les mœurs, et fera partie bientôt du paysage mental de l’homme moderne ; qui pourra, la prochaine fois, s’étonner ou s’indigner de ce qui aura cessé en effet d’être choquant ? 

C’est ici que l’on comprend que la force de Nuit et Brouillard venait moins des documents que du montage, de la science avec laquelle les faits bruts, réels, hélas ! étaient offerts au regard, dans un mouvement qui est justement celui de la conscience lucide, et quasi impersonnelle, qui ne peut accepter de comprendre et d’admettre le phénomène. On a pu voir ailleurs des documents plus atroces que ceux retenus par Resnais ; mais à quoi l’homme ne peut-il s’habituer ? Or on ne s’habitue pas à Nuit et Brouillard ; c’est que le cinéaste juge ce qu’il montre, et il est jugé par la façon dont il le montre. 

Autre chose : on a beaucoup cité, à gauche et à droite, et le plus souvent assez sottement, une phrase de Moullet : la morale est affaire de travellings (ou la version de Godard : les travellings sont affaire de morale) ; on a voulu y voir le comble du formalisme, alors qu’on en pourrait plutôt critiquer l’excès « terroriste », pour reprendre la terminologie paulhanienne. Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés ; l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris. On nous les casse depuis quelques mois avec les faux problèmes de la forme et du fond, du réalisme et de la féerie, du scénario et de la « misenscène », de l’acteur libre ou dominé et autres balançoires ; disons qu’il se pourrait que tous les sujets naissent libres et égaux en droit ; ce qui compte, c’est le ton, ou l’accent, la nuance, comme on voudra l’appeler – c’est-à-dire le point de vue d’un homme, l’auteur, mal nécessaire, et l’attitude que prend cet homme par rapport à ce qu’il filme, et donc par rapport au monde et à toutes choses : ce qui peut s’exprimer par le choix des situations, la construction de l’intrigue, les dialogues, le jeu des acteurs, ou la pure et simple technique, « indifféremment mais autant ». Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement, la mort en est une, sans doute ; et comment, au moment de filmer une chose aussi mystérieuse ne pas se sentir un imposteur ? Mieux vaudrait en tout cas se poser la question, et inclure cette interrogation, de quelque façon, dans ce que l’on filme ; mais le doute est bien ce dont Pontecorvo et ses pareils sont le plus dépourvus. 

Faire un film, c’est donc montrer certaines choses, c’est en même temps, et par la même opération, les montrer par un certain biais ; ces deux actes étant rigoureusement indissociables. De même qu'il ne peut y avoir d'absolu de la mise en scène, car il n'y a pas de mise en scène dans l'absolu, de même le cinéma ne sera jamais un "langage" : les rapports du signe au signifié n'ont aucun cours ici, et n'aboutissent qu'à d'aussi tristes hérésies que la petite Zazie. Toute approche du fait cinématographique qui entreprend de substituer l'addition à la synthèse, l'analyse à l'unité, nous renvoie aussitôt à une rhétorique d'images qui n'a pas plus à voir avec le fait cinématographique que le dessin industriel avec le fait pictural ; pourquoi cette rhétorique reste-t-elle si chère à ceux qui s'intitulent eux-mêmes "critiques de gauche"? - peut-être, somme toute, ceux-ci sont-ils avant tout d'irréductibles professeurs ; mais si nous avons toujours détesté, par exemple, Poudovkine, De Sica, Wyler, Lizzani, et les anciens combattants de l’Idhec, c’est parce que l’aboutissement logique de ce formalisme s’appelle Pontecorvo. Quoiqu’en pensent les journalistes express, l’histoire du cinéma n’entre pas en révolution tous les huit jours. La mécanique d’un Losey, l’expérimentation new-yorkaise ne l’émeuvent pas plus que les vagues de la grève la paix des profondeurs. Pourquoi ? C’est que les uns ne se posent que des problèmes formels, et que les autres les résolvent tous à l’avance en n’en posant aucun. Mais que disent plutôt ceux qui font vraiment l’histoire, et que l’on appelle aussi « hommes de l’art »? Resnais avouera que, si tel film de la semaine intéresse en lui le spectateur, c’est cependant devant Antonioni qu’il a le sentiment de n’être qu’un amateur ; ainsi Truffaut parlerait-il sans doute de Renoir, Godard de Rossellini, Demy de Visconti ; et comme Cézanne, contre tous les journalistes et chroniqueurs, fut peu à peu imposé par les peintres, ainsi les cinéastes imposent-ils à l’histoire Murnau ou Mizoguchi… » 

Texte commenté lors de la séance du 27 mai 2010 de l'atelier "l'art est-il politique?"
 

"Le travelling de Kapo" selon Serge Daney

Ce texte est paru dans la revue "Trafic" (automne 1992, n°4). Serge Daney y fait sienne la critique de Rivette tout en avouant n’avoir jamais vu Kapo : ce qui peut passer pour un paradoxe – voire une provocation – ne l’est qu’en apparence car le propos de Daney ne porte pas tant sur le film que sur la revendication d’un rapport au cinéma. Parce qu’elles "résistent" à leur esthétisation, les images des camps jouent le rôle de pierre de touche pour une règle qui vaut absolument: c’est la manière dont les choses sont filmées qui constitue la signification de ce qui est filmé.

« Au nombre des films que je n’ai jamais vus, il n’y a pas seulement OctobreLe Jour se lève ou Bambi, il y a l’obscur Kapo, film sur les camps de concentration, tourné en 1960 par l’italien de gauche Gillo Pontecorvo. Kapo ne fit pas date dans l’histoire du cinéma. Suis-je le seul, ne l’ayant jamais vu, à ne l’avoir jamais oublié ? Car je n’ai pas vu Kapo et en même temps je l’ai vu. Je l’ai vu parce que quelqu’un, avec des mots, me l’a montré. Ce film, dont le titre, tel un mot de passe, accompagna ma vie de cinéma, je ne le connais qu’à travers un court texte: la critique qu’en fit Jacques Rivette en juin 1961 dans Les Cahiers du cinéma. C’était le numéro 120, l’article s’appelait « De l’abjection », Rivette avait 33 ans et moi 17. Je ne devais jamais avoir prononcé le mot « abjection » de ma vie. 

Dans son article, Rivette ne racontait pas le film, il se contentait, en une phrase, de décrire un plan. La phrase, qui se grava dans ma mémoire, disait ceci: « Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide en se jetant sur les barbelés électrifiés: l’homme qui décide à ce moment de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris ». Ainsi, un simple mouvement de caméra pouvait-il être le mouvement à ne pas faire. Celui qu’il fallait – à l’évidence - être abject pour faire. A peine eus-je lu ces lignes que je sus que leur auteur avait absolument raison. Abrupt et lumineux, le texte de Rivette me permettait de mettre des mots sur ce visage de l’abjection. Ma révolte avait trouvé des mots pour se dire. Mais il y avait plus. Il y avait que la révolte s’accompagnait d’un sentiment moins clair et sans doute moins pur: la reconnaissance soulagée d’acquérir ma première certitude de futur critique. Au fil des années, en effet, « le travelling de Kapo » fut mon dogme portatif, l’axiome qui ne se discutait pas, le point limite de tout débat. Avec quiconque ne ressentirait pas immédiatement l’abjection du « travelling de Kapo », je n’aurais, définitivement, rien à voir, rien à partager. Ce genre de refus était d’ailleurs dans l’air du temps. Au vu du style rageur et excédé de l’article de Rivette, je sentais que de furieux débats avaient déjà eu lieu et il me paraissait logique que le cinéma soit la caisse de résonance privilégiée de toute polémique. La guerre d’Algérie finissait qui, faute d’avoir été filmée, avait soupçonné par avance toute représentation de l’Histoire. N’importe qui semblait comprendre qu’il puisse y avoir – même et surtout au cinéma - des figures taboues, des facilités criminelles et des montages interdits. La formule célèbre de Godard voyant dans les travellings « une affaire de morale » était à mes yeux un de ces truismes sur lesquels on ne reviendrait pas. Pas moi, en tout cas. 

[…] C’est parce que Nuit et Brouillard avait été possible que Kapo naissait périmé et que Rivette pouvait écrire son article. […] 

C’est l’autre pornographie – celle, « artistique » de Kapo, comme celle de Portier de nuit et autres produits « rétro » des années 70 – qui toujours me révolterait. A l’esthétisation consensuelle de l’après-coup, je préférerais le retour obstiné des non-images de Nuit et Brouillard […]. Ces films-là avaient au moins l’honnêteté de prendre acte d’une même impossibilité de raconter, d’un même cran d’arrêt dans le déroulé de l’Histoire […]. Autrement dit: puisque les cinéastes n’ont pas filmé en son temps la politique de Vichy, leur devoir, cinquante ans plus tard, n’est pas de se racheter imaginairement à coups d’Au revoir les enfants mais de tirer le portrait actuel de ce bon peuple de France qui, de 1940 à 1942, rafle du Vel’ d’Hiv’ comprise, n’a pas bronché. Le cinéma étant l’art du présent, ses remords sont sans intérêt. »