Texte

Le travail chez Simone Weil

Le travail occupe une place centrale dans la pensée de Simone Weil, d’une part parce qu’il est pour elle une valeur essentielle, au sens où cette valeur détermine la valeur de la vie humaine, et d’autre part parce qu’elle la voit en lien étroit avec d’autres valeurs de premier ordre. Elle va jusqu’à écrire que « les autres activités humaines, commandement des hommes, élaboration de plans techniques, art, science, philosophie et ainsi de suite, sont toutes inférieures au travail physique en signification spirituelle » et que ce dernier doit être le « centre spirituel » de la vie sociale. Il s’agira donc de comprendre les raisons de cette affirmation et notamment le lien paradoxal entre l’aspect physique du travail et sa signification spirituelle, ainsi que le lien entre la nécessité à laquelle se confronte le travail et l’exercice réel de la liberté que cette confrontation permet.


D’un point de vue biographique, le travail, avant tout le travail manuel, a été, durant toute la courte vie (1909-1943) de Simone Weil, l’objet non seulement d’un intérêt théorique mais également d’un intérêt pratique. Dans sa jeunesse, elle recherche avidement chaque occasion d’accomplir un travail, en ayant une appétence particulière pour les travaux les plus pénibles. En 1927, elle part travailler l’été aux champs, période heureuse pour elle, période de camaraderie, elle se donne beaucoup de mal, veut en faire autant que les hommes les plus forts et les plus rompus aux travaux ; elle veut ensuite travailler à boucher des bouteilles à la Halle aux vins, travail dangereux mais un camarade parvient à l’en dissuader, sachant son extrême maladresse ; pendant l’été 1929, elle veut partager les travaux des paysans et le fait dix heures par jour, avec une grande énergie ; deux ans plus tard, elle travaille dur et longtemps avec les pêcheurs en mer dans le Cotentin ; en 1934, elle visite une mine, d’ordinaire interdites aux femmes, et se sert d’un marteau piqueur et d’un perforateur à air comprimé, on doit l’arrêter avant qu’elle ne s’effondre ; en poste à Auxerre, elle cherche à travailler avec des paysans et des ouvriers, participe aux vendanges, à la récolte de pommes de terre, peut-être occasionnellement dans une usine d’ocrerie, elle apprend à souder. Elle considérait comme une infériorité par rapport à ses camarades d’être une intellectuelle, de ne pas être de ceux qui travaillent de leurs mains. Ayant obtenu un congé de l’enseignement, elle se prépare à travailler à l’usine. Elle avait manifesté le désir d’être ouvrière après l’agrégation et elle écrit qu’elle rêvait de travailler en usine depuis près de dix ans. Enfin, de décembre 1934 à août 1935, elle travaille dans trois usines différentes, période de travail entrecoupée de courtes périodes de chômage et d’inactivité forcée pour cause de maladie.


Il s’agira d’abord d’étudier la conception du travail de Simone Weil en creux, c’est-à-dire à travers son analyse du travail dégradé, et notamment, mais pas exclusivement, de celui de l’usine (I) ; puis d’étudier la conception du travail de Simone Weil plus directement, à travers l’expression de « libération par la nécessité », qu’elle juge essentielle pour définir ce que doit être le travail (II) ; enfin, nous nous pencherons sur ce que, pour elle, le travail génère comme valeurs (III).