Persuader et convaincre

 
 

Une question lors de la séance du 29 octobre 2009 a été l’occasion d’une distinction entre persuasion et conviction. Voilà un bel exemple de distinction élémentaire, c’est-à-dire fondamentale : sur laquelle le reste repose.

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L’usage qui est fait aujourd’hui de ces termes et des deux verbes correspondants est souvent confus puisqu’en général nous les utilisons à la place l’un de l’autre. (C’est la même chose pour obligation et contrainte comme nous le verrons une autre fois). Etre convaincu, dans la conversation ordinaire, peut vouloir dire la même chose qu’être persuadé. Et convictions, au pluriel, désigne toutes les croyances dont on est fortement persuadé. Alors on oppose à juste titre convictions et raison. Un mathématicien n’a rien à faire de ses convictions dans la pratique de sa science.

Mais le terme de conviction a gardé en français un autre sens, lorsqu’on dit d’un homme qu’il travaille ou parle sans conviction ou qu’il manque de conviction (au singulier cette fois), on veut dire qu’il ne croit pas ce qu’il fait, c’est-à-dire qu’il ne fait pas preuve de volonté dans ce qu’il entreprend. Le terme a donc un sens beaucoup plus fort que celui de persuasion. Ainsi ce que le droit français appelle l’intime conviction n’est pas une opinion personnelle ou subjective, même très forte, ou indéracinable. C’est une certitude d’un autre ordre : juger en fonction de mon intime conviction, ce n’est pas prétendre être infaillible, mais c’est être certain d’avoir fait tout ce qui est en mon pouvoir pour juger impartialement. « En mon âme et conscience », je peux me dire que je ne me suis pas laissé aller à mes opinions même les plus ancrées et les plus chères et que j’ai consulté ma raison. L’intime conviction résulte d’un examen de conscience par lequel on se juge soi-même, et chacun est seul à pouvoir mener ce débat intérieur, dans son for intérieur (for au sens de forum, mais intérieur par opposition au forum extérieur qu’est la place publique, lieu de toutes les passions) : rien ne peut ici remplacer la conscience dans ce qu’elle a de plus intime. C’est pourquoi la loi ne demande pas aux jurés de motiver leur décision mais de juger « en conscience ». A quoi correspond dans les pays de tolérance et non de laïcité le serment devant Dieu.

Je reviens donc à partir de cet exemple d’usage du mot conviction au sens que Pascal, suivant le meilleur usage de notre langue, donne aux verbes persuader et convaincre (De l'esprit de la géométrie et de l'Art de persuader).

La conviction entraînée par une démonstration de géométrie est d’un autre ordre que la persuasion produite par un orateur qui maîtrise de l’art de persuader, art que Pascal appelle art d’agréer.


Dans le Gorgias, La rhétorique était déjà rangée par Platon dans la classe de la flatterie, comme la cuisine. L’orateur en effet persuade parce qu’il fait plaisir ou parce qu’il fait peur à son auditoire. Ce n’est pas la compréhension de la vérité qui emporte alors l’adhésion de la foule. L’orateur sait éveiller nos espoirs et nos craintes, il sait jouer sur le clavier des passions humaines, (jalousie, haine, désirs, ambitions, etc.) pour extorquer notre acquiescement. Il suffit de suivre une campagne électorale pour le comprendre. Ainsi les hommes se laissent séduire par des promesses dont pourtant ils n’ont jamais l’assurance qu’elles seront tenues, comme les malades prêts à croire celui qui lui promet la guérison. De là toutes les superstitions.

Je n’ai pas envisagé la question de savoir s’il peut y avoir outre la rhétorique des passions, une rhétorique argumentative, celle qui convient dans un débat d’idées. Je n’ai pas non plus rappelé que nous sommes aujourd’hui soumis à une rhétorique de l’image et non de la parole, et qu’en conséquence il est inévitable que notre rhétorique politique soit encore plus une rhétorique des passions et que la rhétorique argumentative paraisse désuète. Un débat d’idées est impossible lorsqu’il n’y plus en jeu que les affections humaines – et c’est une conséquence nécessaire de la nature des médias : la nature de l’image détermine son contenu.


Je ne crois pas avoir indiqué que la politesse ne se réduit pas à l’hypocrisie : c’est une forme de rhétorique par laquelle nous apaisons les relations humaines, ce peut même être une façon d’être attentifs aux sentiments des autres pour ne pas les heurter.


J’ai en outre remarqué l’autre jour qu’un professeur qui joue sur la motivation de ses élèves (comme on dit), les « manipule », tandis que si, par la clarté de son discours, il leur permet de comprendre une démonstration de mathématiques, laquelle entraîne leur conviction, alors il ne fait appel qu’à leur jugement : alors et alors seulement ils sont libres. On me permettra d’ajouter ici une remarque. Si la pédagogie est autre chose que la compétence scientifique, qui seule permet en effet de formuler la vérité avec toute la clarté possible, le meilleur enseignement est celui qui peut le plus se passer de pédagogie. Si au contraire il faut tout un corps de précautions ou de séductions pédagogiques pour obtenir un commencement d’attention, si donc la pédagogie a remplacé la discipline, alors l’enseignement est devenu impossible.  

 

Note

Ce texte prolonge la séance du 29 octobre 2009 de l'atelier "Distinctions élémentaires" de Jean-Michel Muglioni.