Métaphysique

De la différence entre la veille et le sommeil


Et certes cette considération me sert beaucoup, non seulement pour reconnaître toutes les erreurs auxquelles ma nature est sujette, mais aussi pour les éviter, ou pour les corriger plus facilement : car sachant que tous mes sens me signifient plus ordinairement le vrai que le faux, touchant les choses qui regardent les commodités ou incommodités du corps, et pouvant presque toujours me servir de plusieurs d’entre eux pour examiner une même chose, et outre cela, pouvant user de ma mémoire pour lier et joindre les connaissances présentes aux passées, et de mon entendement qui a déjà découvert toutes les causes de mes erreurs, je ne dois plus craindre désormais qu’il se rencontre de la fausseté dans les choses qui me sont le plus ordinairement représentées par mes sens. Et je dois rejeter tous les doutes de ces jours passés, comme hyperboliques et ridicules, particulièrement cette incertitude si générale touchant le sommeil, que je ne pouvais distinguer de la veille : car à présent j’y rencontre une très notable différence, en ce que notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns aux autres et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu’elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillés. Et, en effet, si quelqu’un, lorsque je veille, m’apparaissait tout soudain et disparaissait de même, comme font les images que je vois en dormant, en sorte que je ne pusse remarquer ni d’où il viendrait, ni où il irait, ce ne serait pas sans raison que je l’estimerais un spectre ou un fantôme formé dans mon cerveau, et semblable à ceux qui s’y forment quand je dors, plutôt qu’un vrai homme. Mais lorsque j’aperçois des choses dont je connais distinctement et le lieu d’où elles viennent, et celui où elles sont, et le temps auquel elles m’apparaissent et que, sans aucune interruption, je puis lier le sentiment que j’en ai, avec la suite du reste de ma vie, je suis entièrement assuré que je les aperçois en veillant, et non point dans le sommeil. Et je ne dois en aucune façon douter de la vérité de ces choses-là, si après avoir appelé tous mes sens, ma mémoire et mon entendement pour les examiner, il ne m’est rien rapporté par aucun d’eux, qui ait de la répugnance avec ce qui m’est rapporté par les autres. Car de ce que Dieu n’est point trompeur, il suit nécessairement que je ne suis point en cela trompé.

Méditations VI

A priori et a posteriori, extraits de l'introduction de la Critique de la raison pure


La Critique de Kant est d'abord une réflexion sur la nature de nos jugements ordinaires : d'où vient que nous accordions à l'expérience une autorité et une nécessité qu'aucun fait ne saurait établir jamais absolument? Comprendre cette question suppose au fond un point de vocabulaire, il s'agit de distinguer l'a priori, de l'a posteriori. 

 

1. De la différence entre connaissance pure et connaissance empirique

 

Il n'est pas douteux que toutes nos connaissances ne commencent avec l'expérience ; car par quoi la faculté de connaître serait-elle appelée à s'exercer, si elle ne l'était point par des objets qui frappent nos sens et qui, d'un côté, produisent d'eux-mêmes des représentations, et, de l'autre, excitent notre activité intellectuelle à les comparer, à les unir ou à les séparer, et à mettre ainsi en œuvre la matière brute des impressions sensibles pour en former cette connaissance des objets qui s'appelle l'expérience ? Aucune connaissance ne précède donc en nous, dans le temps, l'expérience, et toutes commencent avec elle. 

Mais, si toutes nos connaissances commencent avec l'expérience, il n'en résulte pas qu'elles dérivent toutes de l'expérience. En effet, il se pourrait bien que notre connaissance expérimentale elle-même fût un assemblage composé de ce que nous recevons par des impressions, et de ce que notre propre faculté de connaître tirerait d'elle-même (à l'occasion de ces impressions sensibles), quoique nous ne fus-sions capables de distinguer cette addition d'avec la matière première que quand un long exercice nous aurait appris à y appliquer notre attention et à les séparer l'une de l'autre. C'est donc, pour le moins, une question qui exige un examen plus approfondi et qu'on ne peut expédier du premier coup, que celle de savoir s'il y a une connaissance indépendante de l'expérience et même de toutes les impressions des sens. Cette espèce de connaissance est dite a priori, et on la distingue de la connaissance empirique, dont les sources sont a posteriori, c'est-à-dire dans l'expérience. 

Mais cette expression n'est pas encore assez précise pour faire comprendre tout le sens de la question précédente. En effet, il y a maintes connaissances, dérivées de sources expérimentales, dont on a coutume de dire que nous sommes capables de les acquérir ou que nous les possédons a priori, parce que nous ne les tirons pas immédiatement de l'expérience, mais d'une règle générale que nous avons elle-même dérivée de l'expérience. Ainsi, de quelqu'un qui aurait miné les fondements de sa maison, on dirait qu'il devait savoir a priori qu'elle s'écroulerait, c'est-à-dire qu'il n'avait pas besoin d'attendre l'expérience de sa chute réelle. Et pourtant il ne pouvait pas non plus le savoir tout à fait a priori ; car il n'y a que l'expérience qui ait pu lui apprendre que les corps sont pesants, et qu'ils tombent lorsqu'on leur enlève leurs soutiens. 

Sous le nom de connaissances a priori, nous n'entendrons donc pas celles qui sont indépendantes de telle ou telle expérience, mais celles qui ne dépendent absolument d'aucune expérience. À ces connaissances sont opposées les connaissances empiriques, ou celles qui ne sont possibles qu'a posteriori, c'est-à-dire par le moyen de l'expérience. Parmi les connaissances a priori, celles-là s'appellent pures, qui ne contiennent aucun mélange empirique. Ainsi, par exemple, cette proposition : tout changement a une cause, est une proposition a priori, mais non pas pure, parce que l'idée du changement ne peut venir que de l'expérience. 

 

2. Nous sommes en possession de certaines connaissances a priori, et le sens commun lui-même n'en est jamais dépourvu


Il importe ici d'avoir un signe qui nous permette de distinguer sûrement une connaissance pure d'une connaissance empirique. L'expérience nous enseigne bien qu'une chose est ceci ou cela, mais non pas qu'elle ne puisse être autrement. Si donc, en premier lieu, il se trouve une proposition qu'on ne puisse concevoir que comme nécessaire, c'est un jugement a priori ; si, de plus, elle ne dérive elle-même d'aucune autre proposition qui ait à son tour la valeur d'un jugement nécessaire, elle est absolument a priori. En second lieu, l'expérience ne donne jamais à ses jugements une universalité véritable ou rigoureuse, mais seulement supposée et comparative (fondée sur l'induction), si bien que tout revient à dire que nous n'avons point trouvé jusqu'ici dans nos observations d'exception à telle ou telle règle. Si donc on conçoit un jugement comme rigoureusement universel, c'est-à-dire comme repoussant toute exception, c'est que ce jugement n'est point dérivé de l'expérience, mais que sa valeur est absolument a priori. L'universalité empirique n’est donc qu’une extension arbitraire de valeur ; d’une proposition qui s’applique à la plupart des cas on passe à une autre qui vaut pour tous les cas, comme celle-ci, par exemple : tous les corps sont pesants. Lorsque, au contraire, une rigoureuse universalité est le caractère essentiel d’un jugement, c’est qu’il suppose une source particulière de connaissances, c’est-à-dire une faculté de connaître a priori. La nécessité et l’universalité abso-ue sont donc les marques certaines de toute connaissance a priori, et elles sont elles-mêmes inséparables. Mais, comme dans l’usage, il est parfois plus facile de montrer la limitation empirique des jugements que leur contingence, ou l’universalité absolue que la nécessité, il est bon de se servir séparément de ces deux critériums, dont chacun est à lui seul infaillible. 

Maintenant, qu’il y ait dans la connaissance humaine des jugements nécessaires et absolument universels, c’est-à-dire des jugements purs a priori, c’est ce qu’il est facile de montrer. Veut-on prendre un exemple dans les sciences : on n’a qu’à jeter les yeux sur toutes les propositions des mathématiques. Veut-on le tirer de l’usage le plus ordinaire de l’entendement : on le trouvera dans cette proposition, que tout changement doit avoir une cause. Dans ce dernier exemple, le concept d’une cause contient même si évidemment celui de la nécessité d’une liaison entre la cause et l’effet et celui de l’absolue universalité de la règle, qu’il serait tout à fait perdu si, comme l’a tenté Hume, on pouvait le dériver de la fréquente association du fait actuel avec le fait précédent et de l’habitude où nous sommes (et qui n’est qu’une nécessité subjective) d’en lier entre elles les représentations. Il n’est pas nécessaire d’ailleurs de recourir à ces exemples pour démontrer la réalité de principes purs a priori dans notre connaissance ; on pourrait aussi la prouver a priori, en montrant que, sans eux, l’expérience même serait impossible. En effet, où cette expérience puiserait-elle la certitude, si toutes les règles d’après lesquelles elle se dirige étaient toujours empiriques, et, par conséquent, contingentes ? Aussi ne saurait-on donner des règles de ce genre pour des premiers principes. Mais nous nous contenterons ici d’avoir établi comme une chose de fait l’usage pur de notre faculté de connaître, ainsi que le critérium qui sert à le distinguer. Ce n’est pas seulement dans certains jugements, mais aussi dans quelques concepts que se révèle une origine a priori. Écartez successivement de votre concept expérimental d’un corps tout ce qu’il contient d’empirique : la couleur, la dureté ou la mollesse, la pesanteur, l’impénétrabilité, il reste toujours l’espace qu’occupait ce corps (maintenant tout à fait évanoui), et que vous ne pouvez pas supprimer par la pensée. De même, si, de votre concept empirique d’un objet quelconque, corporel ou non, vous retranchez toutes les propriétés que l’expérience vous enseigne, vous ne pouvez cependant lui enlever celles qui vous le font concevoir comme une substance ou comme inhérent à une substance (quoique ce concept soit plus déterminé que celui d’un objet en général). Contraints par la nécessité avec laquelle ce concept s’impose à vous, il vous faut donc avouer qu’il a son siège a priori dans votre faculté de connaître. 


Note 

Ce texte a fait l'objet d'un commentaire dans la séance du 18 janvier 2012 de l'atelier de Jean-Michel Muglioni sur Kant